The arts are one of the privileged expressions of culture and are also the expression of a community’s identity. The Acadian culture of New Brunswick is no exception. In this essay, the author examines the geographical constitution of Acadia to reveal distinct features of what he considers to be three important sectors of social activity: culture, politics, and economy. In light of ongoing activities in the fields of visual arts, literature, music, and filmmaking, it becomes clear that the Acadian regions of the South West, the Acadian peninsula, and the region of Marevie display divergences and concordances that are quite similar in each of these cultural manifestations.
Les arts constituent l’une des expressions privilégiées de la culture qui elle-même se veut l’expression identitaire d’une collectivité. La culture acadienne du Nouveau-Brunswick n’y fait pas exception. Dans cet essai, l’auteur examine la constitution géographique de l’Acadie pour y voir des particularités se rapportant à ce qu’il considère comme les trois grands secteurs de l’activité sociale : soit la culture, la politique et l’économie. En se basant sur l’activité ayant cours dans les arts visuels, la littérature, la musique et le cinéma, on se rend compte que les régions acadiennes du sud-est, de la Péninsule acadienne et de la région Marévie offrent des divergences et des concordances assez similaires en ce qui a trait à leur identité culturelle.
1 Une grande partie des intuitions énoncées dans cet essai sont hautement spéculatives et je me suis même demandé s’il ne s’agissait pas d’une fiction dont la dimension créatrice est assurément hautement discutable sinon contestable. Toutefois je me suis toujours dit que l’essai servait surtout à mettre des idées en circulation pour ensuite les débattre sur la place publique et les consolider dans une vérification plus méthodique. Dans cet ordre d’idée je me suis souvent considéré comme un écrivain, un intellectuel faisant œuvre de spéculateur, beaucoup plus qu’un chercheur dont les énoncés sont appuyés sur des travaux de longue haleine ou une documentation conséquente.
2 Il est aussi difficile d’être à la fois auteur et sujet. Ma pratique artistique fait partie du paysage culturel dans lequel s’inscrit le présent essai. Il est donc parfois difficile de s’ignorer comme il est difficile d’être à la fois preneur et partie. Considérant que l’objectivité est un mythe, je me suis inscrit à l’occasion dans cet essai, sous mon nom ou celui de l’auteur, dans une sorte de perspective schizophrène avec laquelle l’Acadie est assez familière. Vu le nombre restreint d’effectifs, nous avons souvent eu le don, sinon la propension, de nous « fendre en quatre » dans une sorte de camouflage qui nous a assez bien servi. En ce sens on peut dire que la multidisciplinarité est une autre des caractéristiques du milieu culturel acadien.
3 L’identité acadienne est une sorte d’anachronisme qui échappe aux définitions. Cela tient sans doute à un rapport ambigu que les Acadiens entretiennent avec l’espace-temps.
4 Le temps parce qu’il fut un moment dans l’histoire où l’Acadie constituait un lieu précis, zoné sur les cartes géographiques et habité par des gens qui ne portaient peut-être pas encore le nom d’Acadiens, mais qui se définissaient assurément comme un groupe habitant un territoire donné. Cette Acadie historique dont l’identité ferme était liée à un lieu précis, elle existe toujours dans une nostalgie dont la diaspora conserve un souvenir impérissable, car cette Acadie vit à travers une descendance qui se retrouve dans le nom et le parcours que chaque Acadien porte en lui.
5 Cette relation ambigüe au temps, elle existe également dans le rapport que l’Acadie entretient avec un espace qui lui fait toujours défaut. En Acadie, cette notion a donné lieu à bien des débats dont plusieurs relèvent de l’utopie. À ce titre, les propositions mises de l’avant pour solutionner ce dilemme ont souvent été d’une envergure si énorme qu’elles ont fini par décourager ceux qui voulaient les mettre en vigueur. De la province acadienne, dont la proposition fut adoptée par la CONA en 1979, au projet d’Assemblée délibérante préconisé par la Convention de Memramcook en 2004, il y a toujours eu cette volonté de donner à l’Acadie du Nouveau-Brunswick des assises qui en ferait le chef de file d’une identité qui coïnciderait avec le passage d’une dimension culturelle vers une dimension plus politique. Si au Québec le projet d’indépendance semble avoir donné une affirmation culturelle définitive, il n’en va pas de même pour l’Acadie qui se retrouve toujours avec certaines limites en termes de ressources et d’effectifs en ce qui a trait à la mise en œuvre de projets aussi ambitieux, risqués et fragiles.
6 À défaut d’une identité politique qui demeure plus ou moins liée aux groupes de pression dont la SAANB regroupe les forces vives, il faut dire que la dimension culturelle de l’Acadie du Nouveau-Brunswick s’est considérablement affirmée ces dernières années, au point où elle semble présentement porter une très grande partie du discours identitaire. L’Acadie Nouvelle, dans une de ses éditions marquant la fin du millénaire, avait demandé à ses lecteurs d’identifier les 20 Acadiens ayant le plus marqué le 20 e siècle. Sur les vingt personnalités choisies, on en remarquait huit en provenance du domaine culturel. De la même manière, la production audio-visuelle de ces dernières années s’est souvent, sinon largement concentrée, si l’on exclut la prédominance d’émissions à caractère musical, sur la création de portraits d’artistes. Il semble que les artistes aient toujours quelque chose à dire et ce discours se voit largement relayé par ce type de productions médiatiques qui en amplifient le contenu.
7 Pour un secteur dans lequel les Acadiens se reconnaissent autant, il est curieux de constater à quel point on s’est peu attardé sur la vision que ce domaine propose et sur sa contribution primordiale à cette nouvelle vision identitaire. Lorsque des artistes s’illustrent, particulièrement en dehors de l’Acadie, on dit d’eux ou d’elles qu’ils nous représentent, qu’ils sont nos ambassadeurs. Cette notion de l’artiste ambassadeur en dit long sur la manière dont on perçoit les arts et la culture comme porte-paroles essentiels d’un lieu et surtout d’une culture. Même si le territoire de l’Acadie fait toujours défaut, il reste qu’il continue d’exister dans une sorte d’approximation dont chaque Acadien définit l’étendue, la consistance et la densité. Dans cet espace malaisé se trouve une Acadie où la culture tient une place importante. Cette dimension s’étend à l’infini et sa vastitude n’a d’égal que sa volonté de se perpétuer dans une culture où les arts tiennent un rôle de premier plan en tant qu’instrument privilégié pour noter et retenir, ici comme ailleurs, les mouvements de l’histoire et la marche des idées.
8 Au cours des ans - ayant moi-même contribué à plusieurs des domaines artistiques dont il sera question ici - je me suis souvent posé la question d’une relation qui serait plus conséquente et plus représentative d’une appartenance et d’une expression observée à partir des trois grandes régions constituantes de l’Acadie du Nouveau-Brunswick : soit le sud-est avec Moncton comme point de ralliement, le nord-est avec Caraquet et le nord-ouest avec Edmundston.
9 Les réflexions qui vont suivre se fondent en grande partie sur l’œuvre des artistes qui se situent surtout aux débuts de la prise de conscience qui coïncide avec l’avènement et l’affirmation d’une certaine modernité. Ce terme peut sans doute avoir une grande fluctuation, mais dans le présent contexte il se définit comme la volonté de rejoindre un discours commun permettant des échanges rapides entre les communautés d’esprit qui composent le monde de l’art. La modernité se fonde alors sur un ensemble de formes qui deviennent référentielles et parfois hermétiques ou confuses mais qui ont l’avantage de permettre des raccourcis, des abréviations, qui ont alors déterminé, en Acadie de l’époque, un vocabulaire spécialisé qui accélère sur un plan plus large, mais qui aliène sur un plan plus limité, les communications et la circulation des idées.
10 Je suis d’avis que la modernité en culture est arrivée en Acadie par l’entremise de Claude Roussel car il devient, au moment où il entreprend ses cours à l’Université de Moncton en 1963, et plus tard, en 1972, lorsqu’il fonde le Département d’arts visuels de cette institution, le premier artiste acadien formé de manière académique conscient de sa position dans l’histoire de l’art. Michael Werner, le célèbre marchand d’art allemand, est d’avis que la contribution d’un artiste ne tient peut-être qu’à cela, à une question de positions, à en être conscient et à l’articuler dans son œuvre. Il faut dire qu’à cette époque, à l’Université de Moncton, il n’y avait pas d’autres lieux où l’on pouvait exprimer ce débordement de conscience qui s’exprimait dans un enthousiasme proche de la ferveur. L’Université de Moncton, fondée en 1963, fait assurément partie de cette mouvance des années soixante dont l’effervescence coïncide avec l’élection d’un premier premier ministre acadien en la personne de Louis J. Robichaud. Ce qui se manifeste surtout, c’est sans doute la mise en situation de deux forces d’attraction énormes : soit la nécessité de sortir des frontières du ghetto et la sécurité d’une tradition qui semble fonctionner d’elle-même. Le besoin de produire, de créer, d’inventer versus le confort de reproduire, de répéter, de redire. Dans la configuration où s’inscrit cette identité prospective, il est important de considérer qu’il n’est plus possible ici d’éviter les défis ni les enjeux d’une société qui n’a plus d’autre choix. Il faut donc faire face à la musique ou disparaître dans le mimétisme d’une culture bâillonnée retrouvant son ultime refuge dans le folklore.
11 Le passage sera difficile. Il n’est pas certain qu’il soit complété, ni qu’il se soit fait d’une façon harmonieuse et encore moins d’une manière concluante. Il y a encore toute la nostalgie de ceux pour qui l’Acadie demeure identifiée au passé et aux coutumes d’antan que l’on essaie tant bien que mal de transformer en les faisant passer dans le bain régénérateur de la technologie, de la médiatisation ou de la commercialisation. Une telle opération n’est pas de tout repos puisqu’il s’agit souvent sinon toujours d’une sorte de plaquage destiné à masquer la créativité de ceux qui s’acharnent toujours à produire une vision mieux ajustée à l’époque, une vision plus dynamique et plus représentative que celle en forme de divertissements, de décorations ou d’événements beaucoup plus associée à une vision touristique de notre culture.
12 À côté de cette entreprise qui se complaît dans la répétition, l’on retrouve l’acharnement d’artistes qui œuvrent à contre-courant et qui ont décidé d’imposer une autre dimension dont le fer de lance demeure toujours le discours. René Huygue, le grand historien d’art français, dans une entrevue qu’il accordait à Normand Biron, disait qu’une œuvre d’art est constituée de trois grandes composantes dont la première est d’avoir quelque chose à dire, la seconde d’être touché par ce qu’on dit et la troisième d’avoir les moyens pour le dire. De la même manière, le dire ou le discours se retrouve selon moi au centre de cette modernité acadienne. Et c’est sans doute ce qui explique une certaine résistance à cette forme d’activité relativement nouvelle et novatrice. Les formes de son énoncé et le discours qu’elle tient sont fortement dépendants d’une existence territoriale et historique qui a marqué les trois grands axes de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, ce célèbre triangle dont certains sont d’avis qu’il s’apparente à celui des Bermudes tant les différences entre les régions sont non seulement marquées mais, jusqu’à récemment, franchement hostiles les unes envers les autres. Sans doute y a-t-il encore beaucoup de cette animosité même si, entre créateurs, les tensions d’antan se sont considérablement amoindries, mais la différence demeure. C’est cette différence qu’il serait intéressant d’explorer.
13 Si l’on regarde le carré que représente le territoire du Nouveau-Brunswick, en tirant une ligne diagonale, cette frontière imaginaire autrefois proposée par André Dumont dans son projet politique de province acadienne, on s’aperçoit que l’Acadie formerait un triangle dont chaque pointe représente une région, une culture, une histoire, une économie et des accommodements particuliers et la plupart du temps très raisonnables avec des voisins qui ont aussi eu une part importante à jouer dans l’élaboration de ces identités. Chaque partie a ainsi mis ses priorités sur des enjeux qui lui ont semblé importants ou qui sont peut-être le résultat d’une histoire qui a marqué l’imaginaire collectif de ces diverses régions. Une analyse plus jungienne que béhavioriste pourrait sans doute expliquer ce qu’il en est de manière plus exhaustive mais pour le moment il s’agira de placer quelques jalons qui aideront à déterminer des appuis pour ce qui va suivre.
14 Les positions géographiques ont eu une importance capitale dans le positionnement esthétique des trois grandes régions qui composent l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Il faut dire aussi que la population de notre province constitue une sorte de diaspora répartie à proximité des frontières naturelles et territoriales qui la délimitent. Pour les artistes cela représente une situation assez particulière puisqu’il n’y a pas de centre ou d’agglomération d’où l’on pourrait, comme à Halifax ou Charlottetown par exemple, entreprendre une carrière vers de plus grands centres. Ici, il faut souvent quitter le milieu pour tenter sa chance à Toronto ou Montréal. Il en résulte un rapport assez schizophrène entre la province et ces deux métropoles où il se crée des carrières à partir d’une certaine vision dans laquelle il est parfois difficile de se reconnaître.
15 Les trois principales régions de l’Acadie du Nouveau-Brunswick correspondent selon moi à trois lieux, à trois axes et à trois priorités que je définirais comme faisant partie des trois grands secteurs de l’activité humaine : soit la culture, la politique et l’économie ou le savoir, le pouvoir et l’avoir. Mes observations valent sans doute beaucoup plus pour le présent que pour le passé car les concentrations de population, de même que leurs enjeux, se sont considérablement modifiés et déplacés au cours des ans.
16 On a dit qu’il y avait une planification dans l’établissement des villes du Nouveau-Brunswick. Certains prétendent même que cela fut pensé et exécuté comme un plan destiné à contrôler le territoire. C’était le cas du père Armand Plourde qui durant sa campagne électorale – voir à ce sujet le film de Denis Godin : Armand Plourde une idée qui fait son chemin – déclara qu’il y avait une conspiration en hauts lieux pour faire en sorte que Fredericton, Bathurst, Dalhousie et Moncton constituaient un réseau d’interférences pour « qu’on ne puisse pas se parler ». Indépendamment de cette idée, il reste que les trois grandes régions acadiennes se sont effectivement développées de manière assez autonome, ce qui a eu pour conséquence de leur donner une identité assez spécifique, compte tenu d’une population rare et clairsemée dans chacun de leur lieu d’élection.
17 Si l’on regarde la concentration d’artistes et l’activité culturelle qui en résulte, je dirais que Moncton correspond dans cette configuration à un espace de culture où le savoir tient une grande place. Cette situation est sans doute alimentée par la présence de l’Université de Moncton, lieu de discours et d’affirmation. Les Éditions Perce-Neige, le théâtre l’Escaouette, le groupe musical Les Païens, Le Festival Northrop Frye, le Centre culturel Aberdeen ou la Galerie sans nom, pour ne nommer que ceux-là, sont tous affiliés de près ou de loin aux divers départements de formation artistique qui ont vu le jour sur le campus de l’Université de Moncton. Quantité d’élèves qui y ont été formés (comme ce fut le cas pour l’auteur du présent essai) ont d’ailleurs choisi de rester dans cette ville et de contribuer à son activité culturelle.
18 La région du nord-est que l’on appelle communément la Péninsule acadienne, serait plus identifiée à une activité d’ordre politique qu’elle priorise dans la défense de ses droits et qui se manifeste largement dans son expression artistique. Il existe bien sûr une tradition de résistance que l’on pourrait faire remonter à l’affaire Louis Mailloux, mais il y aura aussi, à partir des années soixante, un discours politique qui va s’articuler autour de la défunte Université du Sacré-Cœur et dont le Parti Acadien constituera l’apogée et le chant du cygne. En effet cette institution, dont la tradition a été des plus influentes, devra fermer ses portes lors de la fondation de l’Université de Moncton. Le nord, plus ouvertement politique en ce qui a trait à ses positions, se sentira trahi par le sud, par Moncton, dont les manœuvres politiques sont plus accommodantes et peut-être plus efficaces. À preuve cette conversation que j’ai eue avec un membre de la congrégation des pères Ste-Croix, instrumentale à la création de l’Université de Moncton, et qui me dit ouvertement qu’il avait fallu fermer Bathurst parce que « sinon on aurait perdu le contrôle ». Le contrôle de quoi cela reste à définir, mais il est bien évident que c’est là où le discours va se radicaliser et où les tensions nord-sud vont s’accentuer. Cela sera très évident mais jamais autant que dans le discours culturel et son expression dans les diverses formes d’art qui émaneront de cette région et des créateurs qui y ont vu le jour.
19 Le troisième axe de ce triangle se retrouve au nord-ouest de la province et constitue en lui-même une sorte de territoire autonome. Pas étonnant qu’il se soit autoproclamé républicain et qu’il ait gardé une distance assez affirmée visà-vis la martyrologie souvent mise de l’avant dans les deux autres pointes du triangle. Le Madawaska que l’on pourrait étendre à certaines parties des territoires voisins du Restigouche et de Victoria, d’où l’appellation Marévie, partage aussi d’autres frontières avec des entités beaucoup plus grandes et beaucoup plus conscientes de leurs identités. Bordé par le Québec au nord, les États-Unis à l’ouest et le Nouveau-Brunswick anglophone au sud, il a sur son territoire la plus importante et, pour longtemps, la plus grande ville francophone de la province : Edmundston. L’Université Saint-Louis, qui elle aussi devra faire place à l’Université de Moncton, aura également sa part de démêlés avec l’institution mère, particulièrement au moment où l’on parlait de priver Edmundston de la faculté de foresterie pour la ramener sur le campus de Moncton. Les Brayons, comme on les appelle souvent, sont des gens industrieux qui ont su développer une conscience du pouvoir qui leur a souvent permis de tirer leur épingle du jeu. Contrairement au nord-est et au sud, particulièrement fidèles au Parti libéral, il semble que les gens du nord-ouest ont su négocier leur allégeance en fonction de leur prospérité. Tout aussi à l’aise au Québec, aux États-Unis, à Moncton ou à Fredericton, leur sens de l’adaptation et leur sens de l’humour tranchent de manière assez évidente avec la version plutôt sournoise et renfrognée que l’on retrouve dans le sud ou la version plus mélancolique et revendicatrice que l’on associe avec le nord-est. Je dirais que leur vision pragmatique et entrepreneuriale leur donne une conscience beaucoup plus alignée sur le secteur économique.
20 Il est bien évident, comme je le disais plus haut, que tout ceci est une extrapolation qui mériterait plus d’exemples et plus de recherches, mais la présente esquisse donne quand même certains éléments et certaines considérations permettant de s’approcher du domaine culturel et de ses manifestations par l’entremise des différents secteurs artistiques. Il va sans dire qu’il y a des exceptions à toute théorie et surtout à tout effort de synthèse qui ne peuvent être uniformément homogènes. Il est évident que les particularités s’expliquent par des détours que la brièveté de cet article ne permet pas d’élaborer.
21 Le cas des arts visuels, dans la proposition mise de l’avant ici, est assez révélateur en ce qui a trait aux trois lieux où on le retrouve. Le sud-est par exemple, centré sur la région de Moncton, a produit quantité de peintres qui ont marqué la jeune histoire de l’art acadien de manière définitive. Que l’on pense à la première génération avec des artistes tels que Roméo Savoie et Georges Goguen, ou encore à la seconde génération avec Yvon Gallant, Paul-Édouard Bourque ou Guy Duguay, et l’on retrouvera ici une production qui correspond au caractère de l’acadianité du sud-est. La peinture nécessite une certaine organisation (galeries, critiques, collectionneurs) dont on trouve des embryons dans une ville telle que Moncton où s’est concentrée la majeure partie de l’infrastructure cultuelle acadienne (Université, Radio-Canada, Association de regroupement d’artistes, centres culturels, etc.). Or il se trouve que Moncton est une ville où la présence acadienne est peu présente publiquement (voir à ce sujet le récent débat sur l’affichage public) et ceci correspond assez bien à la peinture qui est un art de l’intérieur, un art de l’enfermement pour ainsi dire. Ce côté effacé, privé si l’on peut dire, discret et timide même, on le retrouve aussi dans les activités des membres d’un groupe de jeunes artistes de cette ville, le collectif Taupe, dont les interventions publiques se fondent si bien dans la réalité urbaine dans laquelle ils interviennent qu’il devient difficile, pour le public, de savoir qu’il s’agit là d’une œuvre d’art. De la même manière le public se fait souvent discret en ce qui trait aux manifestations d’art contemporain et l’on sent qu’il y a une dichotomie entre ce public plus critique, plus averti, mais nettement moins nombreux aux vernissages qui se tiennent dans cette ville où l’on compte le plus grand nombre de galeries d’art. De la même manière il est assez intéressant de constater que l’art plastique acadien, en grande mesure produit à Moncton, n’a toujours pas donné lieu à une galerie de type commercial qui verrait à le rendre disponible au public intéressé. Paradoxalement les galeries qui vendent l’art acadien se retrouvent ailleurs aux Provinces maritimes, soit à Fredericton, Saint-John ou Halifax.
22 Si l’on se déplace vers la Péninsule acadienne, l’on remarque un paysage culturel profondément transformé. Une affirmation plus politique et donc plus présente sur la place publique a fait en sorte que l’art visuel a donné lieu à un festival – le FAVA ou Festival des Arts Visuels en Atlantique – ou, plus récemment, durant le dernier Congrès Mondial Acadien, à un symposium de sculptures. Durant la période récente il me semble que les artistes de cette région se sont beaucoup plus intéressés à l’image reproduite et ont fait une contribution à la hauteur de cet intérêt. Ce fut particulièrement le cas dans un premier temps avec Hilda Lavoie, sans doute la première artiste à faire des études académiques en ce sens et à faire connaître cette forme d’art en Acadie lorsqu’elle entreprit de donner des cours d’estampe à la défunte Université du Sacré-Cœur à Bathurst. Elle y introduisit des techniques très modernes dont la sérigraphie qui sera reprise à l’Université de Moncton dans son Département des arts visuels. Cet intérêt pour la reproduction de l’image a sans doute donné lieu à un intérêt marqué pour la photographie chez des artistes tels que Julie d’Amours Léger, Michelle-Anne Duguay ou Roger Cormier. Jacques Arsenault, sans doute le plus important estampier à faire œuvre en Acadie, est également originaire du nord de la province. Pour ce qui est de l’auteur, lui aussi originaire du nord, toute sa formation et une grande partie de son travail se sont concentrées sur diverses formes de techniques de reproduction notamment la sérigraphie et la gravure sur bois. Il me semble que l’intérêt pour l’image reproduite correspond à une vision démocratique - en rendant le prix des œuvres abordables – et à une volonté politique – la fabrication de plusieurs copies pourrait s’apparenter à la production d’un tract. D’ailleurs en ce qui a trait à la publication, on remarque ici un attrait particulier pour la presse écrite. La revue Vent d’est, qui a fermé ses portes en 1986, y a vu le jour et L’Acadie-Nouvelle y a été créée suite à des démêlés épiques où l’on a vu à l’œuvre la volonté des gens du nord à poursuivre la publication d’un quotidien acadien suite à la fermeture de L’Évangéline et à l’échec du Matin dans le sudest.
23 En ce qui est du nord-ouest, l’on y retrouve une quantité de sculpteurs dont l’œuvre a marqué le monde des arts visuels. Claude Roussel, élève du docteur Carmin Laporte, lui aussi sculpteur, sera sans doute le premier à produire une œuvre qui tient compte d’un rapport plus ferme et plus solide à l’espace. Si la peinture est un art de l’intérieur et l’estampe/photo un art de la persuasion, la sculpture, elle, est un art de la présence, un art ouvertement public. Yvette Bisson qui enseigna la sculpture à l’Université St-Louis Maillet aura à son tour un impact sur des artistes tels que Luc Charette, Jacques Martin ou Robert Saucier. Ailleurs on remarquera les travaux d’Anthony Clavette, maquilleur de renommée internationale, ou de Jacques Lee Pelletier, dont les modèles au corps peint pouvaient faire figure de sculpture vivante. Il faut dire aussi que cet intérêt pour les œuvres en trois dimensions semble provenir d’une tradition où l’on retrouve quantité d’artistes dits naïfs tels que Octave Verette dont les travaux se retrouvent au Musée des Civilisations ou d’Alfred Morneault dont les scènes sculptées sont exposées au Musée du Nouveau-Brunswick. En 1983, j’ai réalisé un film sur ces artistes pour m’apercevoir qu’une grande quantité d’entre eux provenaient de cette région. À mon avis cet intérêt pour la sculpture provient sans doute d’une appropriation de l’espace que l’on ne retrouve peut-être pas ailleurs en Acadie. À titre d’exemple, on peut citer le cas de cette sculpture de Claude Roussel que l’on retrouve toujours devant la bibliothèque de l’Université de Moncton et dont les visages ont été attaqués à coups de marteaux. Le même phénomène s’est produit avec la magnifique sculpture de Marie-Hélène Allain que l’on retrouve au Market Square de Saint-John et dont la surface a été défigurée par quantité de graffitis gravées au moyen de toutes sortes d’instruments. On me dira qu’il s’agit d’un lieu public et qu’il faut s’attendre à un tel comportement. Pourtant la sculpture en bois de John Hooper, donc beaucoup plus vulnérable que celle en granit d’Allain, que l’on retrouve au même endroit, n’a pas subi le même traitement. À la lueur de ces incidents on pourrait dire que l’espace public dans le sud n’est assurément pas acadien. La peinture, en ce sens, convient sans doute mieux à cette situation. Cette appropriation d’un espace francophone, dans une ville comme Edmundston par exemple, constitue selon moi une forme de sécurité, une forme de détente qui ne peut provenir que d’une vision plus axée sur le contrôle économique qui fait de soi un véritable propriétaire.
24 Cela ne veut pas dire que les autres formes d’art n’ont pas continué d’exister dans les divers espaces dont il est question ici. Il est bien évident que l’on retrouve des peintres, des estampiers et des sculpteurs dans les autres régions que celles qui leur sont assignées plus haut mais je crois que si l’on prenait chacune de ses formes d’art l’on verrait aussi les particularités dont il est fait mention ici. Je crois aussi que le même rapport pourrait s’établir dans leur manière de s’exprimer et surtout de rejoindre leur public.
25 Si l’on déplace la vision identitaire vers un autre domaine, soit celui de la littérature, l’on se rend compte que les formes d’art se comparent assez bien avec la vision plus tangible des arts visuels. Pour la même période, soit celle de l’éclosion de la littérature acadienne, et même celle que l’on retrouve de nos jours, l’on se rend compte que les mêmes paramètres peuvent aussi s’appliquer.
26 Le sud-est peut revendiquer la création d’institutions littéraires qui ont donné un élan définitif à la littérature acadienne. Au nombre de ceux-ci, on remarque la première maison d’édition (les Éditions d’Acadie) qui verra le jour en 1972 pour fermer ses portes en l’an 2000, les Éditions Perce-Neige, l’Association des écrivains acadiens, le Festival Northrop Frye et de nombreuses manifestations, lectures, nuits de poésie, conférences qui ont fondé et alimenté ici cette forme d’art. C’est aussi dans le sud qu’est née l’auteure acadienne la plus reconnue au niveau mondial. Antonine Maillet fera une œuvre dont la plus importante fonction sera de faire le passage de l’oral à l’écrit. Romancière et dramaturge, elle produit, à partir de Montréal, une œuvre unique et inclassable dans la littérature acadienne, sinon qu’elle précède celle qui se fera ici. Dans son livre, Par derrière chez mon père, elle fait cette confidence prémonitoire :
27 Et effectivement cette parole sera celle qui va inaugurer ici la nouvelle littérature acadienne, celle qui prendra racine dans l'institution littéraire qui naîtra en marge de l'Université de Moncton.
28 La poésie acadienne, se retrouvant au milieu de cette effervescence culturelle, y fera l’objet d’une grande attention, car durant longtemps elle contiendra pratiquement l’unique discours littéraire d’une collectivité qui s’y reconnaîtra avec une grande ferveur. Elle sera, sans aucun doute la forme littéraire privilégiée des écrivains du sud. De Léonard Forest à Ronald Després, de Raymond LeBlanc à Guy Arsenault, de Gérald LeBlanc à Dyane Léger et de Rose Després à Paul Bossé, il semble que les poètes ont mis de l’avant une forme d’écriture qui se veut plus intime, plus introspective et sûrement plus expérimentale que les autres genres littéraires. Le premier ouvrage littéraire publié en Acadie, Cri de terre de Raymond LeBlanc, aux Éditions d’Acadie, sera un livre de poésie qui connaîtra plusieurs rééditions et s’écoulera à plusieurs milliers d’exemplaires, ce qui en fera un best-seller dans les paramètres plutôt modestes de la littérature acadienne. Après une période de dénonciation de l’aliénation du peuple acadien qui l’a assurément signalée à l’attention publique, la poésie acadienne s’est surtout orientée vers un discours de l’aveu, de la confidence, du quotidien, bref une poésie de l’intime qui ressemble beaucoup à la démarche que l’on retrouve en peinture. Cette parole phénoménale fera également l’objet d’une grande attention critique, ce qui lui donnera une envergure de premier plan tant au niveau national qu’international.
29 Le nord-est, toujours dans cette vision politique qui ramène le phénomène artistique sur la place publique, s’est surtout investi dans le théâtre, dans la grande forme privilégiée de l’oralité, la scène étant le lieu de prédilection de l’adresse au public. En ce sens le TPA (Théâtre populaire d’Acadie), première compagnie de théâtre professionnel, fondée en 1974, est sans doute l’institution de prédilection de la Péninsule acadienne, à la fois par sa longévité mais aussi par l’importance qu’il a acquis dans le milieu. Les premiers dramaturges seront aussi en provenance de cette région : Jules Boudreau, l’auteur du classique Louis Mailloux, Laval Goupil et Herménégilde Chiasson proviennent également de cette région tout comme, plus récemment, Emma Haché et Marcel Romain Thériault. La nature de leurs textes fait souvent référence à des problèmes de société, à la mise en scène d’événements historiques ou à des conflits personnels qui se greffent souvent sur des situations politiques qui trouvent leur écho direct auprès du public acadien. Le théâtre, par sa nature même, se prête très bien à l’élaboration d’un discours politique puisqu’il partage la scène, le lieu de son élocution, avec ces autres discours que sont la politique, la religion, le droit, qui peuvent d’ailleurs l’alimenter au niveau de ses enjeux. La base du théâtre, en Occident du moins, gravite autour du conflit qui permet aux personnages de se définir dans les épreuves qu’ils doivent surmonter pour aboutir ou échouer dans les projets qu’ils confient aux spectateurs. De la même manière, la Péninsule a produit un nombre considérable de comédiens et comédiennes qui ont choisi de faire carrière en Acadie et ainsi de donner vie et authenticité à ces textes.
30 Pour ce qui est du nord-ouest il est probablement plus orienté vers une volonté de produire des œuvres souvent fondées sur une vision plus économique de la littérature. Comme le sud-est avec la fondation de maison d’éditions ou le nord-est avec le Théâtre populaire d’Acadie, le nord-ouest s’est signalé avec la fondation du premier salon du livre en Acadie qui se tient régulièrement à Edmundston. Il va sans dire qu’une telle entreprise fait appel à une structure de nature économique mais elle permet aussi une ouverture et la fréquentation d’auteurs qui stimulent, provoquent ou inspirent la création littéraire. Chez les écrivains en provenance de cette région on remarque surtout des œuvres portées par un travail de longue haleine, parfois de nature expérimentale et souvent d’une grande originalité. Des romans de Gracia Couturier aux récits de voyage de Charles Pelletier, à la poésie grave de Serge Patrice Thibodeau ou l’humour grinçant d’un Rino Morin Rossignol, aux travaux historiques de Robert Pichette ou de Jean-Paul Couturier, les écrivains originaires du nordouest font montre d’une assurance et d’un investissement à long terme remarquables dans une œuvre destinée non pas à une lecture immédiate ou à une vision miroir si courantes dans les littérature de l’exiguïté, pour reprendre l’expression de François Paré, mais bien plutôt apparentée à la persévérance d’entrepreneurs, à l’élaboration d’une œuvre accessible et pour tout dire, universelle. Sans doute que l’expérience acadienne demeure toujours très présente mais ces auteurs manifestent une volonté de lui donner une résonance de plus grande envergure et surtout de la dégager de sa dimension martyre pour en offrir une version plus humaine et plus en accord avec les enjeux actuels dont la littérature se veut le reflet. Il est d’ailleurs assez rare d’y voir des références explicites à l’Acadie comme telle même si, sur une autre fréquence, il est bien évident que l’Acadie fait partie de cette identité fragmentée que se sont souvent donnée les « Brayons » en s’identifiant avec une identité plurielle dont fait partie, mais de manière non-exclusive, la dimension acadienne de leurs parcours.
31 En musique la même approche s’applique en se transmettant à des formes, à des styles et à des interprètes et des événements qui ont marqué les diverses régions en question. Il ne sera question ici que de la musique populaire mais il y aurait lieu de faire la même analyse en l’appliquant à d’autres formes. Les Acadiens, comme les Québécois, ont investi énormément dans la chanson comme forme d’expression d’un art profondément ancré dans la tradition populaire, expression d’une identité collective qui accompagne toutes les grandes manifestations nationalistes célébrant leur présence et leur culture. Par son relais médiatique, la chanson constitue un art dont la gratuité lui donne une publicité et une notoriété sans égal comparé aux autres formes d’art qui demeurent souvent limitées aux espaces qui leurs sont dévolus.
32 La Péninsule acadienne s’est surtout signalée par l’établissement du premier festival d’envergure en Acadie, se détachant ainsi des pique-niques et des bazars paroissiaux dont les profits allaient à des œuvres religieuses et/ou caritatives. Plusieurs autres festivals suivront, axés surtout sur la célébration de ressources et de lieux, mais le Festival acadien de Caraquet sera l’un des seuls à se donner une vocation culturelle teintée d’une prise de conscience politique évidente. Il faut être dans la Péninsule et surtout la région de Caraquet aux environs de la fête nationale du 15 août pour constater la quantité phénoménale de drapeaux acadiens qu’on y retrouve, de même que cette volonté de s’affirmer sur la place publique lors du célèbre tintamarre où 25 000 personnes descendent dans la rue pour faire le maximum de bruit possible, pour se regrouper, pour manifester une fierté que l’on retrouve immanquablement dans le spectacle qui suit en soirée. La chanson représente ici un moment important de l’affirmation politique de la culture acadienne et de ses revendications. Que l’on pense à Calixte Duguay, à Donat Lacroix mais surtout à Edith Butler – sans doute celle dont la carrière aura été la plus longue et la plus notoire – et l’on remarquera que l’idéologie véhiculée par cette première génération d’auteurs-compositeurs acadiens en a été une de l’identité par le recours à des thèmes, des styles, un discours et une langue visant à donner à l’Acadie une présence territoriale, à appuyer ses revendications ou simplement à mettre en scène des personnages ou des situations propres et typiques à l’Acadie contemporaine. Les générations qui vont suivre de Denis Richard à Beausoleil Broussard, de Jean- François Breau à Dany Boudreau et de Pascal Lejeune à Annie Blanchard, ont considérablement diversifié et fait varier cette approche, mais il reste que leur musique semble toujours contenir ce fond de persistance francophone qui constitue la base de leur expression et la direction que prennent leurs circuits de diffusion passant par le Québec surtout et l’Europe à l’occasion mais très rarement, sinon jamais, par le Canada anglophone ou les États-Unis.
33 Le sud-est s’est lui aussi affirmé de manière impressionnante car il est bien évident que la musique est sans doute la forme qui aura le plus manifestement marqué l’expression de la culture acadienne. Cela tient sans doute de l’oralité, du manque d’institutions pour assurer une continuité historique, mais aussi d’une sorte de consolation qui ressemble assez aux blues des noirs américains, eux-aussi victimes d’un déracinement comparable d’une certaine manière à celui de la Déportation. En ce sens le folklore a été une grande marque d’expression de la francophonie du sud-est. Dans une entrevue réalisée lors du tournage du film Épopée, consacré à la musique acadienne et à ses conditions d’existence, le chanteur du groupe O° Celsius, Yves Chiasson, était d’avis que le folklore représentait l’Acadie alors que l’anglophonie représentait la modernité. Il poursuivait en disant que le chiac, qui se situe à la frontière de plusieurs réalités linguistiques acadiennes du sud-est, représentait sans doute encore mieux ce dilemme d’une ambiguïté toujours actuelle.
34 Les artistes du sud-est ont une fidélité au territoire qui limite sans doute leur rayonnement mais leur courage à affirmer une culture authentique et territoriale fait souvent montre d’une grande résistance dans la défense et l’articulation d’une stratégie qui a souvent donné des résultats étonnants. Leur connaissance de l’anglais, du répertoire et de l’actualité musicale anglophone, les a marqués en leur donnant une approche plus diversifiée et plus conséquente en ce qui a trait aux enjeux d’une urbanité dont l’Acadie a toujours eu du mal à s’accommoder. Les grandes vedettes du sud sont sans doute le groupe 1755, dont la popularité est telle que leur musique revêt désormais la qualité mémorable du folklore, traversant les générations et les années. Affiliés au poète Gérald LeBlanc qui leur écrivit des textes en accord avec l’air du temps, les membres de 1755 firent preuve d’une imagination musicale et d’une énergie débordante devenant ainsi les porte-paroles de cette époque définitive. Même si le groupe n’existe plus comme tel, il est quand même toujours présent plus que jamais par l’engouement qu’il engendre quand il se remet ensemble le temps d’une tournée estivale où il joue devant des auditoires toujours enthousiastes et enchantés par cette musique et par la nostalgie qu’elle enclenche.
35 Côté manifestation musicale, le Frolic acadien de la fin des années 1970 aura sans doute été la grande fête musicale acadienne du sud-est, celle où se sont manifestés nombre de talents, dans cette effervescence qui a accompagné une prise de conscience culturelle qui s’est manifestée à la fois en littérature, dans les arts visuels, en théâtre et bien sûr en musique. Le Frolic n’existera que durant quelques années mais son influence sera marquante dans la production d’une sorte de bilan qui rassemblait alors les forces vives d’un renouveau culturel impressionnant, à la frontière entre folklore et modernité. Les musiciens qui vont suivre auront toujours cette mission de renouvellement. Si 1755 s’est voulu un groupe uniquement francophone, il n’en sera pas toujours ainsi pour les autres groupes de musiciens qui suivront. Syntax Error, Idée du nord, O° Celsius, Great Balancing Act, pour ne nommer que ceux-là, auront toujours à composer entre une urbanité anglophone gênante, puisqu’une grande partie et parfois la totalité de leur répertoire sera en anglais, et une identité acadienne parfois encombrante, en provenance de ceux qui leur reprochent de trahir leur culture. Marie-Jo Thériault, dont une grande partie de la carrière prendra place au Québec, représente sans doute une sorte d’anachronisme assez unique dans ce paysage de la chanson acadienne. Son affiliation avec la musique monctonienne, avec l’urbanité qu’elle représente est manifeste dans des chansons telles que : « À Moncton » ou « Café Robinson », avec le chiac dont elle sera la première à explorer les sonorités, de sa position dans le monde de la chanson francophone internationale qui en fait un phénomène difficile à classer mais qui contient en soi toutes les contradictions et tous les enjeux d’une culture urbaine à laquelle l’Acadie est en voie d’accéder.
36 Le nord-ouest est encore ici marqué par cette dimension plus économique et par une forme d’expression moins limitée par les paramètres définis par une Acadie qui a mis de l’avant l’image de la mer comme grand symbole identitaire. Or la région Marévie se retrouve à l’intérieur des terres et ceci constitue, encore là, une source d’éloignement des deux autres Acadies où la mer a souvent été associée à un élément de subsistance, un symbole historique ou une résonance psychologique proche du zen. Le nord-ouest, loin de cet élément géographique important, a développé une autre forme de culture, plus enracinée et plus territoriale, et s’est donné comme appellation, l’Acadie des terres et forêts, thème d’ailleurs du prochain CMA (Congrès mondial acadien). Cela se traduit aussi en musique par l’insistance sur des thèmes plus abordables et plus accessibles par une plus grande majorité d’auditeurs. Les représentants de cette forme d’art ont eu des carrières qui les ont propulsés à l’avant-scène de la francophonie mondiale. Que l’on pense à Roch Voisine ou Natacha St-Pierre et l’on sera à même de constater à quel point la gestion, la promotion et le talent bien sûr de ces entreprises individuelles ont donné des résultats impressionnants qui forcent l’admiration de ceux qui ne peuvent que rêver à de tels parcours.
37 Même si l’Acadie se réclame haut et fort des retombées de ces artistes, même si eux et elles en retour proclament fièrement leur identité acadienne, il reste que l’Acadie demeure très peu présente dans les thèmes et sujets de leurs chansons. Comment passer du particulier au général lorsqu’on est une culture fonctionnant à partir d’une population de trois à quatre cents milles individus constitue un défi de taille et qui n’est assurément pas très vendeur dans un art où l’on a de trois à cinq minutes pour se faire comprendre et apprécier. C’est un fait que le grand public est de moins en moins réceptif au discours qu’à la perpétuation d’une certaine mythologie dont la force tient toujours à la réduction plutôt qu’à la formulation de phénomènes nuancés et complexes.
38 La grande fête de cette région est sans doute la Foire brayonne qui, comme son nom l’indique, affiche sa volonté de célébrer une certaine prospérité et une joie de vivre que l’on associe souvent au bien-être économique permettant ce genre de célébrations. La programmation de la Foire n’obéit pas à position politique, comme c’est le cas pour la Péninsule, ou à un malaise culturel, comme on le retrouve dans le sud puisqu’ici les artistes sont souvent ceux dont la popularité, au Québec dont ils proviennent souvent, en fait des possibilités d’attraction, et je suppose de rentabilité, ce qui écarte une trop grande présence de l’identité acadienne encore trop axée sur une certaine colère avec laquelle les Brayons sont souvent en désaccord.
39 À travers leurs perspectives, à travers les fêtes où leur musique se manifeste, à travers leurs vedettes, à travers leurs thèmes, leur stratégie de diffusion, leur langue, on se rend compte que la musique a des conditions d’existence dépendantes d’une idéologie, d’une histoire et d’un public où les trois axes sont également très manifestes. Ici comme dans toutes les cultures où l’oralité a joué et joue un rôle marquant, et notamment dans les sociétés accédant à une modernité soudaine, comme ce fut le cas en Acadie dans la deuxième moitié du 20 e siècle, la chanson a joué un rôle marquant par sa dimension populaire et médiatisée mais surtout par le fait que le public puisse se l’approprier en la fredonnant, en l’enregistrant ou, pour les musiciens, en l’intégrant à leur répertoire. Elle acquiert parfois une notoriété qui lui fait rejoindre les rangs du folklore bien avant que le temps n’ait fait son tri. C’est le cas de chansons telles que « Paquetteville » d’Édith Butler, « Le monde a bien changé » de Gérald LeBlanc/1755 ou « Hélène » de Roch Voisine. L’appropriation en ce sens est un phénomène complexe mais fascinant. Le père Anselme Chiasson, le grand folkloriste acadien, était d’avis que cela tenait au fait que l’artiste faisait lui-même signe d’une grande générosité en donnant sa chanson, en lui donnant une mélodie attrayante, des paroles émouvantes et un refrain facile à mémoriser. Lorsqu’on écoute les trois chansons citées plus haut, on est bien obligé de lui donner raison.
40 Pour ce qui est des arts médiatiques, dont le profil est indubitablement lié à la modernité et à l’urbanité, il faut voir qu’une grande partie de cette production se retrouve liée au sud-est, en fait, à Moncton, où se retrouve une grande partie de l’infrastructure permettant à cet art de fonctionner. Le fait que l’on retrouve dans cette ville les studios de Radio-Canada Atlantique, de même que les bureaux de l’Office National du Film du Canada, a sûrement été instrumental à l’élaboration d’une entreprise qui ne cesse de croître. L’on y retrouve également un certain nombre de compagnies de production qui travaillent principalement avec ces deux diffuseur / producteur dans le but d’élaborer une vision de l’Acadie qui ressemblerait beaucoup plus à une fusion, mais où subsistent tout de même certaines des particularités élaborées ici.
41 Le cinéma, comme partout ailleurs au Canada, n’existerait sans doute pas sans les secours de l’État qui tient à promouvoir cette forme d’art très dispendieuse mais aussi très rentable au niveau culturel et identitaire. Pour produire un film au Canada il faut une licence de diffusion généralement – et longtemps –fournie exclusivement par Radio-Canada qui, dans son rôle de diffuseur national, se devait de proposer une vision globale du pays. Dans cette perspective politique, l’Acadie s’est inscrite dans une francophonie canadienne gérée par le Québec avec tous les malentendus, les contradictions et les tensions qu’une telle association continue de générer. Il y aurait un ouvrage à écrire sur ce sujet mais nous nous contenterons ici de considérer la situation dans son aspect esthétique et non politique, quoique les deux ont eu l’une sur l’autre des influences et des résultats aussi malencontreux que décevants.
42 La plupart des sujets traités par le cinéma acadien ont gravité autour d’une approche documentaire, même si l’imaginaire cinématographique y a fait intrusion par l’entremise du docu-fiction. Il va sans dire que le documentaire, et particulièrement le documentaire d’auteur, a lui-même certaines limites quant à sa diffusion et à l’intérêt qu’il peut générer au niveau du grand public. Les sujets qui ont fait l’objet des premières productions cinématographiques ont souvent fait référence à une identité fondée sur le passé, le pittoresque ou le folklore et se sont souvent soldés par des réticences du diffuseur qui ne voyait pas l’intérêt de projeter « au national » des propos dont l’intérêt se retrouvait beaucoup plus ciblé pour un auditoire régional, sinon local.
43 C’est au moment de la fondation du Studio Acadie de l’Office national du film du Canada en 1974, entreprise dont Léonard Forest sera l’instigateur, que le cinéma acadien prendra racine sur le territoire même. Auparavant ce sera depuis Montréal que Forest produira des films où il mettra en perspective des fictions et documentaires qui manifestent son passage d’une présence nostalgique ( Les pêcheurs de Pombcoup, Les aboiteaux) à une présence engagée ( Les Acadiens de la dispersion, La noce est pas finie, Un soleil pas comme ailleurs), faisant de lui le premier cinéaste acadien d’envergure. Son cinéma marque d’ailleurs une production qui ne cessera de suivre les deux grands axes qu’il avait tracés : soit une récupération du passé et une articulation problématique et malaisée du présent.
44 Le cinéma est un art coûteux et il est impensable que l’on puisse installer des centres de productions dans toutes les régions acadiennes. Le Studio Acadie opère donc à partir de Moncton tout comme Radio-Canada ou les compagnies de productions médiatiques qui dépendent largement de ces deux institutions pour ce qui est de leur expertise, leur financement et leurs réseaux de diffusion. Il en est résulté des tensions avec les cinéastes des deux autres grandes régions qui y voient une certaine mainmise du sud sur une conception de l’identité avec laquelle ils ne sont pas toujours d’accord. La démarche qui frappe le plus dans la production cinématographique acadienne s’articule principalement autour d’une récupération du passé qui sert de sujet à une très grande majorité des œuvres tant documentaires que de fiction. Si l’on regarde les trois régions, il y a lieu, encore là, d’appliquer avec une certaine pertinence, la grille culturelle-politiqueéconomique qui les caractérise. En se basant sur la production de certains cinéastes que je limiterais à ceux ayant réalisé un certain nombre de films, l’on peut voir dans leur travaux et dans leur approche au passé des thèmes qui ont des liens étonnants avec l’idéologie mise de l’avant dans les autres formes d’art.
45 Le sud-est, en raison de Léonard Forest qui a grandi à Moncton, a peut-être eu une approche plus constante et plus soutenue en ce qui a trait à la production cinématographique acadienne. En effet, c’est à Memramcook que sera tourné, en 1952, le premier film professionnel mettant en vedette des Acadiens. Il s’agit de Voix d’Acadie, un documentaire de l’Office national du film, réalisé par Roger Blais au sujet de la chorale de l’Université St-Joseph qui venait alors de remporter le premier prix au Festival international d'Eisteddfod à Llangollen, au pays de Galles. Quatre ans plus tard, Forest reviendra dans la même région, toujours en compagnie de Roger Blais, tourner Les aboiteaux, un film dont il est le scénariste et coréalisateur, au sujet des digues du même nom qui sont en train de s’écrouler. C’est dans le sud, à Moncton, sur le campus de l’Université de Moncton, où Pierre Perreault tournera son célèbre l’Acadie, l’Acadie et Michel Breault son Éloge du chiac. C’est là où sera fondé, un peu plus tard, le Studio Acadie, de même que les productions du Phare-Est en 1988, sans doute la compagnie privée la plus importante en ce qui a trait à la pertinence et à la qualité de sa production.
46 Les films produits dans le sud-est se voudront souvent des constats historiques où le passé devient partie prenante du présent. Cette tendance semble traverser les générations, de Forest aux nouveaux cinéastes tel Paul Bossé, qui dans Kacho Komplo jette un regard nostalgique sur la disparition du célèbre bar étudiant de l’Université de Moncton, ou Chris LeBlanc qui évoque dans Bricklin, l’aventure de cette célèbre voiture en voie de devenir un mythe aux interprétations multiples. Le débat linguistique sur le chiac sera lui aussi interprété à la lueur de la nostalgie dans le film de Marie Cadieux qui retrouve dans Éloge du chiac - Part 2 les participants du premier film tourné par Michel Breault.
47 On retrouve également dans cette production, une quantité assez importante de portraits qui font appel au passé, comme c’est le cas chez Ginette Pellerin avec des œuvres portant entre autres sur Mathilda Blanchard, Anna Malenfant, Yvon Durelle ou Antonine Maillet. Phare-Est a aussi produit la série Trésors vivants, portant sur la carrière et l’œuvre de diverses personnalités d’Acadie et d’ailleurs au pays, Les productions Cinimage et sa directrice Monique LeBlanc ont réalisé Regards croisés, une série de portraits d’artistes, et Radio-Canada a confié à Marc Savoie une autre série de portraits, Trajectoires, où l’on met en parallèle l’œuvre des artistes et leur implication sociale. On se rend compte ici de l’importance de la culture non seulement comme moteur d’analyse et de positionnement mais aussi comme générateur de discours. Dans le sud-est, où se concentrent les institutions acadiennes, il semblerait que le présent constitue, la plupart du temps, une dimension dont on essaie de s’éloigner. Le passé, dans sa version cristallisée, offre des avantages que le reportage d’une actualité traitée à chaud ou presque, a de la difficulté à égaliser. Le passé a toujours une dimension réconfortante, celle du bon ou du mauvais vieux temps, mais quoiqu’il en soit, la distance nous le rend toujours plus rassurant, plus achevé et assurément moins envahissant.
48 Dans les autres régions, les cinéastes ont souvent choisi de faire une œuvre à distance de Moncton où ils viennent faire leurs productions, mais avec un peu le même sentiment que les cinéastes de Moncton lorsqu’ils doivent transiger avec Montréal que ce soit au niveau politique ou esthétique. Dans le nord-est, Renée Blanchar est sans doute la réalisatrice qui s’est le plus signalée à la fois par sa formation, son parcours et sa production. Formée à la FEMIS (Fondation européenne des métiers de l’image et du son), choisie comme membre du jury du Festival de Cannes, réalisatrice de films et récemment auteure et réalisatrice de Belle-Baie, télésérie mettant en vedette Pascale Bussières, Blanchar s’est aussi très impliquée dans des œuvres à dimension sociale et politique dont : On a tué l’Enfant-Jésus, documentaire sur la perte des services essentiels à l’hôpital du même nom de Caraquet. Sa série Belle-Baie ramène aussi plusieurs enjeux politiques pertinents au milieu de la Péninsule acadienne, dont elle est originaire, où elle a choisi de vivre en prenant souvent parti pour des causes et des enjeux de nature politique. Le cinéma d’Herménégilde Chiasson, originaire lui aussi de la péninsule acadienne, a également traité de plusieurs sujets de nature politique. Des films tels que Acadie-Avenir, Ceux qui attendent ou Épopée, pour ne nommer que ceux-là, sont des œuvres dont les enjeux gravitent souvent autour d’un discours où l’Acadie se voit confrontée à son présent dans un débat souvent teinté d’enjeux, de situations et de perspectives de nature politique.
49 Pour ce qui est du nord-ouest, c’est là où sera fondée en 1980, la coopérative de production cinématographique Marévie dont Rodolphe Caron sera sans doute l’un des membres importants. Poursuivant son travail de cinéaste, il fonctionne présentement à partir de Moncton. Les productions de la coopérative auront permis aux cinéastes en provenance du nord-ouest de conserver un contrôle sur leur production sans avoir à transiger dans l’immédiat avec les compagnies de production basées à Moncton ou Montréal. Cette volonté de garder le contrôle sur la production, d’en faire une entreprise indépendante, m’apparaît comme nouvelle et fait sûrement référence à l’idée que le cinéma est aussi une industrie qui en fait rêver plusieurs. Une cinéaste telle que Anne-Marie Sirois, maintenant de Moncton elle aussi, y fera ses premières armes et produira le premier dessin animé, L’avertissement, ce qui lui permettra, une fois à Moncton, de faire une œuvre qui aujourd’hui encore est unique en son genre, puisqu’elle contient une critique sociale qui transcende les enjeux de l’Acadie passéiste et politique pour s’ouvrir sur une dimension plus universelle.
50 Le cinéma, art de collaboration, a subi plusieurs mutations depuis les premiers films produits à partir du sud-est par le studio Acadie. Art collectif, il fait souvent face à de nombreux débats qui se traduisent en de nombreuses versions dictées par les producteurs, mais il fait aussi appel à plusieurs corps de métier qui eux aussi en modifient l’allure et la portée. Les gens qui font l’image, les preneurs de son ou les gens qui font la postproduction proviennent souvent du Québec ou d’ailleurs. À part du réalisateur qui signe le film, il faut bien dire que l’équipe de production se réduit habituellement à ceux qui gravitent autour de la réalisation, la production étant souvent le fait de gens dont l’expertise et la compétence proviennent d’ailleurs. Cela donne la plupart du temps des résultats intéressants mais il me semble que l’interprétation de la réalité au niveau de l’image et du son fait aussi partie d’une couche de sens difficilement définissable mais qui doit sûrement entrer en ligne de compte dans le produit final.
51 L’histoire du cinéma acadien, c’est aussi souvent l’histoire d’une longue lutte pour garder le contrôle sur le financement, le discours et une certaine vision qui n’apparaît pas toujours comme claire, surtout dans les relations de pouvoir qui gravitent autour de cet art majeur, collectif et populaire. Au moins de nos jours le réalisateur ou la réalisatrice peut accomplir son travail sans trop de tension, ce qui n’est nullement comparable aux années 1970, alors qu’on faisait souvent appel à des cinéastes conseils qui se retrouvaient sur les plateaux de production des films fiction qui se tournaient ici. Ceci créait sans doute des produits mieux ficelés et plus exportables, mais sous l’effet d’un partenariat où l’on se demandait souvent qui était le réalisateur, tellement l’influence de ces cinéastes-conseils devenait visible dans le produit fini auquel ils avaient collaboré.
52 Ce modèle comporte sans doute plusieurs failles et plusieurs omissions d’où son sous-titre de « première version ». Il a l’avantage de donner de la culture acadienne une répartition qui permet de voir l’expression d’une diversité qui, à l’intérieur d’un périmètre assez restreint et dans une période de temps assez limitée, permet de voir l’évolution des changements qui ont marqué l’identité culturelle acadienne au cours des quarante dernières années.
53 La culture constitue sans doute le plus puissant moteur de changement de toute société. Son discours, souvent marginalisé, contient et entérine la chronique de ces changements. Au cours de ces quarante dernières années, l’influence de la scolarisation, dont l’Université de Moncton constitue l’entreprise la plus manifeste, a sans aucun doute perturbé la vision d’une Acadie dont la tradition constituait jusque là la définition la mieux affirmée. Le changement majeur qui a suivi serait sans doute attribuable à la présence d’un art dont la principale caractéristique serait son rapport à l’urbanité. Ceci constitue sûrement le plus important changement à survenir au sein de cette culture autrefois contenue dans sa tradition et qui se complaisait dans l’imitation plus ou moins sophistiquée de ses formes et de ses contenus.
54 Il en est tout autrement de nos jours avec une circulation sans cesse accrue de l’information et de la connaissance qui permettent d’aligner le discours qui se tient ici sur ce qui se fait ailleurs. Dans cette profusion constante des influences extérieures, il est bien évident que l’Acadie ne peut continuer de projeter la vision bucolique avec laquelle une grande partie du public d’ici et d’ailleurs voudrait encore l’identifier. L’art, du moins tel qu’il est conçu présentement, requiert également des infrastructures dont le coût et l’accessibilité en ont fait des dépendances de l’espace urbain. L’art acadien tient aussi compte de cette prérogative qui, jusqu’à un certain point, risque de devenir un handicap majeur de son expression. La population réduite de l’Acadie du Nouveau-Brunswick est un signe qu’il devient important de répartir les infrastructures, les entreprises et les événements de manière à ce qu’elles puissent servir aux diverses formes d’art au lieu de les dédoubler à l’infini ou de les magnifier au-delà de leur utilité. Ici comme ailleurs, la pertinence est encore ce qui rapporte le plus.
55 La population du Nouveau-Brunswick est d’environ 750 000 habitants, dont le tiers environ est composée de francophones et d’Acadiens. Cette population se concentre dans une certaine configuration qui l’a longtemps isolée et qui, de nos jours, la singularise dans une culture que l’on croirait homogène et obéissant à une certaine mythologie dont la déportation serait le fait marquant. En se basant sur la création artistique, nous voyons que cette homogénéité fonctionne peut-être à l’occasion, mais qu’elle ne saurait définir en profondeur les intérêts qu’il est important de mettre en commun pour fonctionner comme une collectivité complète et dynamique.
56 La division de la conscience en trois secteurs d’intérêt me semble un handicap important à la création d’une nouvelle conscience identitaire mais également un défi important à la création d’une culture dynamique nourrie de ces singularités. Les arts et la culture ont toujours constitué un domaine où se fait l’essai des discours, des comportements, des rêves et des idées d’une collectivité. Au moyen de leur travail sur les structures de communication, les artistes proposent des changements virtuels, des modèles opérationnels et des possibilités d’échange qui ont un impact à long terme sur l’évolution de toute société. La culture acadienne se trouve présentement à un tournant important de son histoire et d’une prise de conscience qui l’oblige à se définir et à s’affirmer dans tous les domaines. Les arts sont toujours des indicateurs de dynamisme et leur présence dans la communauté est souvent perçue comme l’indice d’une société, une sorte de portrait de cette conscience. C’est un peu ce que l’on constate en ce qui a trait à la culture acadienne. En s’éloignant de la sécurité que procurait autrefois une vision traditionnelle et en retrouvant une modernité qui nivelle plus qu’elle ne signale, il est plus que jamais important de mettre de l’avant nos différences, comme c’est le cas ici en ce qui a trait aux diverses régions qui composent l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Cette interaction, parfois source de conflits ou de tensions, peut aussi être vue comme un moyen de se prévaloir des compétences de chacun au lieu de s’acharner à promouvoir une homogénéité mythologique, illusoire et, jusqu’à un certain point, rétrograde. Pour reprendre le concept de Roland Barthes : trop de similitudes éloigne, alors que la différence rapproche ou tout au moins intrigue.
Artiste prolifique, Herménégilde Chiasson a étudié en Europe et aux États-Unis avant d’entamer une carrière d’enseignant à l’Université de Moncton. Poète, cinéaste, artiste visuel et dramaturge, il a été lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick de 2003 à 2009. Auteur d’une trentaine de livres, il a remporté plusieurs distinctions dont les prix littéraires France-Acadie à deux reprises (1986 et 1992), le Prix du gouverneur général du Canada (1999), le prix Antonine-Maillet-Acadie Vie (2003) et plus récemment le prix Champlain pour Béatitudes (2009).