Introduction
1 LA DÉPORTATION DES ACADIENS EN 1755 fut une tragédie qui a causé d’énormes bouleversements et souffrances1. Au cours des 175 dernières années, un grand nombre de travaux traitant de la déportation des Acadiens ont été écrits par des historiens, des politiciens, des prêtres et par un vaste éventail d’autres personnes — peut-être davantage que ce qui a été écrit sur tout autre événement survenu au Canada atlantique. Certes, aucun sujet n’est aussi controversé. Une bonne part de cette production témoigne d’un parti pris, tout particulièrement durant le 19e siècle et au début du 20e siècle2.
2 Le présent essai étudie les opinions et les actions du gouvernement français et des fonctionnaires français coloniaux durant les 17e et 18e siècles à l’égard de la déportation comme instrument pour atteindre des objectifs politiques et comme solution à des problèmes vexants. Les attitudes françaises au sujet de l’allégeance et du service militaire sont des sujets complémentaires. Cette étude démontre que les Français ont à plusieurs reprises envisagé des déportations en Amérique du Nord et que, parfois, ils y ont eu recours. Pour placer cette étude dans le contexte du débat qui a tellement caractérisé l’historiographie de la déportation des Acadiens, un bref commentaire est donné sur les positions adoptées par certains des principaux protagonistes. Toutefois, ce texte n’a pas comme objectif de reconsidérer l’immense corpus historiographique concernant ce sujet, ni même une petite partie de celui-ci3.
3 De temps à autre au cours de la première moitié du 19e siècle, des politiciens de la Nouvelle-Écosse ont cru nécessaire de défendre la façon dont le gouverneur Lawrence et le gouvernement colonial avaient agi en 1755. Toutefois, ce fut la transcendance de la poésie qui enflamma réellement le débat. Le poète américain Longfellow a popularisé la déportation des Acadiens, engendrant beaucoup de sympathie pour le peuple acadien et, du même coup, créant par inadvertance la symbolique qui devait jouer un rôle primordial dans l’établissement de l’identité acadienne4. Un critique américain écrivit au sujet du poème Evangeline, de Longfellow, publié pour la première fois en 1847, que la déportation combinait plus de cruauté et de souffrance, plus de perfidie et d’immondes torts, plus d’atrocités délibérées et préméditées que tout autre acte qu’on puisse se rappeler5. Cependant, un Américain contemporain de Longfellow, l’historien Francis Parkman, soutint que la déportation était inévitable, les Britanniques n’ayant que peu de choix dans les circonstances6.
4 Des auteurs néo-écossais, tels les Haliburton, Murdoch et Archibald, ont tenté de justifier la déportation. Ceux-ci, tout comme les auteurs de la déportation, disparus de ce monde depuis longtemps, furent attaqués, parfois avec véhémence, par d’autres auteurs parmi lesquels il y avait Rameau de Saint-Père, Casgrain, Richard, Poirier, Lauvrière et d’Arles7 (pseudonyme de l’abbé Henri Beaudet), « meilleur critique littéraire qu’historien » selon l’historien Marcel Trudel. Ces auteurs personnifiaient les passions raciales, religieuses et politiques qui caractérisaient ce groupe d’écrivains francophones qui qualifiaient la déportation de 1755 de « fait inouï dans les annales de l’ère chrétienne8 ». Pour une raison ou pour une autre, d’Arles a pu ignorer des exodes, telle la déportation de 165 000 Juifs d’Espagne en 1492; et quelques années seulement avant sa déclaration citée plus haut, il ignorait aussi la déportation de Russie d’environ 50 000 Allemands de la Volga. Le débat perdit de son intensité après les années 1920 et les historiens francophones soulignèrent la survie du peuple acadien après la déportation plutôt que l’événement lui-même. Les récits de la déportation par des auteurs tant francophones qu’anglophones devinrent de plus en plus érudits et impartiaux9.
5 Une autre évolution de l’historiographie de la déportation et des événements l’entourant survint dans la dernière moitié du 20e siècle et au début du 21e siècle. Les historiens anglophones ont adopté une approche plus analytique qu’auparavant. Grâce à leur contribution, il existe désormais une meilleure compréhension des causes de la déportation de 175510. L’une des contributions les plus perspicaces, également l’une des plus récentes, est celle de Naomi Griffiths. Tout en admettant que les événements de 1755 se distinguent d’autres du même genre, Griffiths conclut que la déportation des Acadiens n’était pas un événement essentiellement extraordinaire11. Quant aux historiens francophones, ils ont très largement abandonné l’idéologie et la passion de leurs prédécesseurs, au point où certains de leurs travaux déplairaient et seraient même récusés par les Casgrain, Richard et d’Arles12. Bien qu’il y ait eu ces dernières années des accents discordants, les exploits des partisans acadiens qui se sont opposés aux forces britanniques en Acadie, au Canada et en Louisiane ont aussi été soulignés13.
6 Plusieurs historiens se sont penchés sur la tragédie et sur ce qui a été qualifié d’événement injuste, inhumain, même criminel. Dans un livre récent, John Mack Faragher énonce un concept auquel il applique des valeurs actuelles pour étudier des événements qui se sont produits il y a deux siècles et demi. Il cherche à démontrer que la déportation de 1755 était un exemple de « nettoyage ethnique »14. Cependant, la majorité des historiens qui ont étudié l’épisode sans passion et sans préjugés, tout comme les apologistes de la déportation, ont souligné que les déportations des Acadiens qui se sont déroulées de 1755 à 1763 doivent être comprises dans le contexte de l’époque où elles se sont produites, c’est-à-dire dans les circonstances qui prévalaient, y compris les normes sociales, politiques et militaires15.
7 Quant aux manières de penser et aux normes en vigueur à l’époque, il existe des documents intéressants des 17e et 18e siècles décrivant des événements qui, étonnamment, n’ont jamais été mis en évidence ni par les apologistes de la déportation, ni par ceux qui la condamnent; soit qu’ils aient ignoré leur existence, soit parce qu’il était dans leur intérêt de les ignorer. Tous ces événements se sont déroulés sur la côte atlantique du continent nord-américain. Ils ont parfois reçu une certaine attention de la part des historiens, mais parfois très limitée, et généralement hors du contexte d’autres événements similaires. L’un d’eux — le projet de déporter la population de New York — fut abordé par l’historien français Charlevoix il y a plus de deux siècles et demi, et par Parkman il y a un siècle et demi. Charlevoix consacra plusieurs pages à ce projet, et Garneau, l’historien canadien-français, en fit autant en 184516. Pourtant, il fallut attendre 1948 avant qu’un historien établisse un rapport entre ces événements et la déportation des Acadiens en 1755, ou un lien avec les serments d’allégeance qui jouèrent un si grand rôle17.
8 Ce qui rend ces événements, et les documents qui nous les font découvrir, à la fois importants et révélateurs, c’est qu’ils expriment non pas le point de vue de fonctionnaires de la Grande-Bretagne ou de ses colonies, mais d’autorités de l’État et de personnalités influentes en France et dans ses colonies américaines. Certains de ces événements ou documents concernent la déportation de colons. D’autres traitent des attentes relatives à l’allégeance et au service militaire. Certains font allusion aux traitements qui devaient être infligés aux Acadiens qui refuseraient de prêter un serment d’allégeance et de servir en qualité de militaires. D’autres traitent des soi-disant « Acadiens français », c’est-à-dire de ceux qui s’étaient établis le long du fleuve Saint-Jean et tout particulièrement sur les terres sises à l’ouest de la rivière Missaguash (qui devait devenir plus tard la frontière entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick), un territoire considéré comme étant « l’Acadie française », nettement un territoire français, par les fonctionnaires en France et au Québec18. Un autre concerne une déportation d’Acadiens d’un territoire français par des autorités françaises. Ces événements et ces documents sont étudiés dans ce texte par ordre chronologique.
Point de vue et attentes des autorités en France
9 Tout comme l’Acadie, certaines des îles des Antilles ont souvent été sujettes à des alternances entre les couronnes française et anglaise au cours des 17e et 18e siècles. Saint-Christophe, connue aussi sous le nom de Saint-Kitts, l’une des îles Sous-le-Vent, fut d’abord colonisée par les Anglais en 1623. Les Français prirent aussi rapidement pied dans l’île, de sorte qu’en 1627 celle-ci fut partagée, la région centrale étant anglaise et le reste à la France. Des plantations sucrières alimentaient les économies des deux régions de l’île19.
10 Le second conflit anglo-hollandais éclata en 1665 entre l’Angleterre et les Pays-Bas. L’année suivante, la France prit fait et cause pour les Pays-Bas de sorte que l’Angleterre et la France se trouvèrent en guerre. Les hostilités éclatèrent à Saint-Christophe le 21 avril 1666 (calendrier grégorien). Deux jours plus tard, les troupes françaises mettaient en déroute les forces anglaises, numériquement supérieures. Les deux commandants (et gouverneurs) français et anglais, Charles de Sales, neveu de saint François de Sales20, et William Watts, furent tués21. La défaite des Anglais laissait le contrôle de l’île entièrement aux Français. Selon les articles de capitulation, les « vagabonds » devaient être expulsés de l’île, tandis que les colons anglais qui choisiraient de prêter serment d’allégeance au roi de France seraient autorisés à y demeurer, mais ils n’auraient pas la liberté de pratiquer leur religion protestante publiquement. Les Anglais qui préféraient quitter l’île pouvaient vendre leurs propriétés et leurs biens mobiliers aux Français et s’embarquer avec leurs esclaves et leurs effets personnels22.
11 Durant les jours qui suivirent la capitulation, le nouveau gouverneur et commandant, Claude de Roux de Saint-Laurent, se sentit dans une situation précaire. Il avait désormais à sa charge de nombreux colons anglais, dont un certain nombre avaient choisi de rester. La plupart de ceux qui avaient choisi de quitter l‘île ne pouvaient être déplacés immédiatement puisqu’ils avaient droit à une période raisonnable pour se départir de leurs biens. Même si quelques colons anglais avaient fui l’île dès que l’issue du combat fut connue et que d’autres avaient été tués lors des batailles, Saint-Laurent considérait le nombre substantiel qui restait comme dangereux. Il anticipait une attaque imminente des Anglais pour reprendre Saint-Christophe23. Bien qu’il eût pu obtenir des renforts de Guadeloupe et de Martinique, les troupes anglaises à la Barbade et ailleurs n’étaient pas éloignées. Saint-Laurent était préoccupé par la présence des colons anglais encore à Saint-Christophe qui auraient pu aider les soldats anglais ou se joindre à eux. Avec des renforts de Guadeloupe et de Martinique, on entreprit de préparer Saint-Christophe pour repousser une attaque possible24.
12 Il fut décidé d’accélérer le départ des civils non sympathiques à la cause française. En premier lieu, on expulsa 500 ou 600 « vagabonds » anglais, rapidement suivis par 800 Irlandais. Le prochain groupe de déportés comprenait des propriétaires. On estime à 8 000 le nombre des personnes exilées, sans compter les esclaves noirs. On les dispersa à des destinations aussi diverses que Saint-Barthélemy, Nevis, Montserrat, Antigua, la Jamaïque, les Bermudes, la Virginie, la Nouvelle-Angleterre et même Terre-Neuve25. La majorité des réfugiés fut transportée à Nevis et à Montserrat — des établissements qui pouvaient difficilement pourvoir à leurs besoins26. Tous ne furent pas en mesure de disposer de certaines de leurs possessions car les maisons, les granges et les champs de canne à sucre de plusieurs colons avaient été incendiés durant les combats qui avaient eu lieu sur l’île. Pour renforcer l’interdiction de la pratique publique du culte protestant, quatre des églises furent saisies par les autorités françaises, qui les démantelèrent par la suite pour s’approprier les poutres27. On a affirmé que l’île de Saint-Christophe, considérée jusqu’aux déportations et à la destruction du territoire comme la plus prospère des îles Sous-le-Vent, était devenue la moins florissante et qu’elle ne retrouvait jamais son ancienne prépondérance28.
13 Un historien français qui relata les événements après trois ou quatre ans prétendit que les déportés anglais avaient été satisfaits du traitement qu’ils avaient reçu29. Toutefois, une pétition de 11 déportés au gouvernement anglais « in behalf of several thousand distressed people » (en faveur de plusieurs milliers de personnes affligées) donne un autre son de cloche. Elle fut rédigée environ un an et demi après la capture de la partie anglaise de l’île par les Français, et après que les déportés eurent atteint leurs diverses destinations. La pétition relatait les brimades incessantes infligées par les Français dans les mois qui suivirent la conquête de Saint-Christophe puis de Nevis, Montserrat et Antigua. Les déportés alléguèrent que beaucoup d’entre eux furent forcés de vendre leur domaine pour presque rien et qu’ils furent dévalisés et dépouillés en mer de tout ce qu’ils possédaient. Ils firent aussi valoir que les autorités françaises de Saint-Christophe étaient informées des négociations visant à mettre fin à la deuxième guerre anglo-hollandaise. Anticipant que des clauses du traité de paix allaient permettre à quelques-uns des déportés de reprendre leur domaine, les autorités françaises avaient dévasté la plupart des plantations30.
14 En 1666, le nombre d’Anglais qui choisirent de rester à l’île de Saint-Christophe excédait le nombre de résidents français; en 1755, le nombre d’Acadiens était infiniment supérieur à celui des colons qui s’établissaient sous l’égide britannique en Nouvelle-Écosse31. À Saint-Christophe en 1666, tout comme en Acadie en 1755, la crainte et la méfiance ont influencé les autorités en faveur de la déportation — crainte qu’une part non négligeable de la population ne soit probablement, ou potentiellement, prédisposée à aider les troupes d’invasion ou à se joindre à elles. Et exactement comme dans le cas des déportés acadiens, les colons anglais déportés de Saint-Christophe furent, comme l’établit une pétition, dépouillés de leurs biens. Quoique environ 400 de ces colons aient reçu une certaine contrepartie, si minime aitelle été, certains des déportés perdirent même les possessions qu’ils avaient réussies à monter à bord des navires32. Alors que les clauses de la capitulation de Saint-Christophe interdisaient expressément la pratique publique du culte protestant aux colons anglais subsistants, les clauses de la capitulation de Port-Royal, en Acadie, en 1710, en vertu de leur silence sur la question de la religion, permirent aux Acadiens qui restèrent de pratiquer publiquement leur religion catholique. Ce droit leur fut confirmé expressément trois ans plus tard par le traité d’Utrecht33. Ironie du sort dans le contexte de l’histoire de l’Acadie, les Anglais furent déportés de Saint-Christophe par un gouverneur français du nom de Saint-Laurent, dont l’équivalent anglais est Lawrence, nom du gouverneur qui en fit autant en Acadie, la sainteté en moins!
15 En 1688, le Canada, principale colonie nord-américaine de la France, connaissait des problèmes qui vexaient Louis XIV. Au cours des années précédentes, le Canada avait tenté d’accroître son commerce des fourrures dans la région des Grands Lacs et dans l’immense région du bassin du Mississippi. Les Iroquois, alliés des colons anglais des colonies américaines, s’étaient opposés vigoureusement à cette expansion. Les Anglais avaient pu utiliser efficacement les Iroquois contre leurs rivaux, les Français, dans le contrôle et l’expansion du commerce des fourrures. Non seulement les Iroquois avaient-ils pu contenir l’expansion française, mais encore leurs attaques meurtrières contre les établissements français, qu’ils incendiaient, devinrent de plus en plus intolérables34.
16 À l’automne de 1688, le gouverneur de Montréal, Louis-Hector de Callières, se rendit en France dans le dessein de faire le point sur la situation et de soumettre une stratégie en vue d’une attaque combinée par terre et par mer contre New York. On estimait que c’était la façon la plus efficace de freiner les Iroquois qui, de cette manière, seraient privés d’approvisionnement par les Anglais et hors d’état de menacer les Français. Le projet de Callières, établi à un moment où la France et l’Angleterre étaient en paix et où Jacques II, allié catholique de Louis XIV, occupait le trône d’Angleterre, tentait Louis XIV. À la fin de novembre, Jacques II était détrôné. Le roi de France hésitait quand même à approuver le projet contre New York, car il espérait le rétablissement de Jacques II. Du reste, il s’employa à la restauration du monarque déchu. À la fin du mois de mai de l’année suivante, il était clair que les probabilités de restauration de Jacques II s’estompaient de plus en plus. En outre, le nouveau roi d’Angleterre, Guillaume III, un adversaire invétéré de Louis XIV, avait déclaré la guerre contre la France. Ces développements poussèrent à l’approbation de l’attaque contre New York.
17 On confia la responsabilité de l’attaque contre New York, prévue pour l’automne de 1689, à Frontenac, gouverneur du Canada. Les instructions de Louis XIV à Frontenac contenaient la disposition suivante à l’égard du traitement qui devait être réservé aux habitants de New York lorsque les Français auraient pris la ville :Sa Majesté ne veut pas qu’il laisse dans toute cette colonie aucuns des habitants qui pourraient y estre suspects, son intention est aussy qu’il fasse faire des inventaires exacts dans les habitations et dépendances […] de tout ce qui se trouvera en bestiaux, grains, marchandises, meubles, effets et ustencilles, dans chacune desdites habitations et qu’il choisisse parmy les habitants de Canada, et parmy les officiers et soldats des troupes, ceux qui se trouveront propres à les maintenir et mettre en valeur […]
Si parmy les habitants de la Nouvelle-York, soit anglais ou hollandais, il se trouve des catholiques, de la fidélité desquels il croye se pouvoir asseurer, il pourra les laisser dans leurs habitations après leur avoir fait prester serment de fidélité à Sa Majesté […] Il pourra aussy garder, s’il le juge à propos, des artisans et autres gens de service nécessaires pour la culture des terres ou pour travailler aux fortifications en qualité de prisonniers […] Il faut retenir en prison les officiers et les principaux habitants desquels on pourra retirer des rançons.
A l’esgard de tous les autres estrangers [ceux qui ne sont pas Français] hommes, femmes et enfans, Sa Majesté trouve à propos qu’ils soient mis hors de la Colonie et envoyez à la Nouvelle Angleterre, à la Pennsylvanie, ou en d’autres endroits qu’il jugera à propos, par mer ou par terre, ensemble ou séparément, le tout suivant qu’il trouvera plus seur pour les dissiper et empescher qu’en se réunissant, ils ne puissent donner occasion à des entreprises de la part des ennemis contre cette Colonie. Il envoyera en France les Français fugitifs qu’il y pourra trouver, et particulièrement ceux de la Religion P. R. [Prétendue Réformée, c.-à-d. les huguenots].
Pour oster aux Anglais la facilité des entreprises par terre contre la Nouvelle-York du costé de la Nouvelle Angleterre, Sa Majesté veut qu’il détruise les habitations des Anglais qui sont proches de Manathe35, et les plus avant qu’il sera possible […]36
18 Cette initiative militaire fut déclenchée, mais elle fut abandonnée à cause d’une série de délais et de problèmes de logistique37. Eût-elle réussi, et les instructions du roi eussent-elles été mises en œuvre, les habitants de New York auraient été déportés, éparpillés sur une vaste étendue, dispersés de telle sorte qu’ils n’auraient pu se regrouper, et leurs terres confisquées au profit des nouveaux occupants. Les maisons avoisinantes auraient été incendiées. Les Iroquois étaient un obstacle à l’expansion économique et à l’hégémonie des Français ainsi qu’une menace à la sécurité du Canada. Aussi longtemps que les administrateurs coloniaux anglais et les colons auraient été en mesure d’aider, d’encourager ou de diriger les Iroquois dans leur résistance aux empiètements des Français, les desseins de la France auraient été contrariés. La solution était de détruire la colonie anglaise, de déporter systématiquement la majeure partie de la population, c’est-à-dire les non-Français et les non-catholiques, dont le nombre se situait entre 13 000 et 14 000 habitants hollandais et anglais38.
19 La pêche lucrative pratiquée sur les côtes nord-est de l’Amérique du Nord, particulièrement à Terre-Neuve, y attirait des entrepreneurs anglais et français depuis la fin du 15e siècle. L’accès à ces ressources fut considéré par les deux pays comme extrêmement important pendant les siècles qui suivirent39. Les hostilités fréquentes entre la France et l’Angleterre avaient généralement un impact sur leurs colonies nord-américaines respectives, où chaque nation cherchait à dominer le commerce des fourrures, les pêches et les plantations. La pêche à Terre-Neuve en offre sans doute l’exemple le plus manifeste. Dès 1630, des établissements anglais avaient pris pied en différents endroits de l’île, sur la côte sud-est de la péninsule d’Avalon, s’étendant éventuellement de Renews à Saint-Jean. L’essentiel de la colonisation était incertain et fragile. Dès les années 1660, les Français avaient établi une pêcherie et une colonie à Plaisance, dans l’actuelle baie de Plaisance40. Pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg (1689-1697), il y eut des escarmouches et des incursions de représailles impliquant des unités navales françaises et anglaises, généralement avec des résultats peu concluants ou temporaires41.
20 En 1695, les autorités françaises décidèrent d’attaquer les établissements anglais du Maine jusqu’à Terre-Neuve l’année suivante. La tâche fut assignée à Pierre Le Moyne d’Iberville, un soldat canadien chevronné qui avait mené avec succès plusieurs campagnes militaires en Amérique du Nord, et à Jacques-François de Mombeton de Brouillan, gouverneur de Plaisance42. Ce dernier entreprit ses opérations en septembre 1696, fondant sur les établissements anglais de Bay Bulls, Ferryland et Fermeuse, incendiant tous les édifices. Des bateaux de pêche furent saisis ou brûlés. Quelques colons trouvèrent refuge dans les bois, mais environ 150 — hommes, femmes et enfants — furent capturés et immédiatement déportés en Angleterre parce qu’ils refusaient de prêter serment d’allégeance au roi de France, ce qui les aurait automatiquement obligés à prendre les armes à son service43. Bien qu’ils aient été exilés dans le pays où certains d’entre eux étaient nés, on rapporta par après que les déportés s’y établirent dans des conditions d’extrême pauvreté44.
21 Durant l’hiver de 1696-1697, d’Iberville commandait une troupe composée d’environ 225 Canadiens, de soldats français réguliers, d’Acadiens, de Mi’kmaq et d’Abénakis qui, par voie de terre, attaquèrent et terrorisèrent les colons anglais le long de la côte de Renews à Saint-Jean, ainsi que ceux établis le long de la baie de la Conception. La troupe était accompagnée d’un aumônier, l’abbé Jean Baudoin, qui a laissé une relation de ses activités45. En tout, 36 hameaux furent pillés et incendiés. Même si de nombreux colons s’échappèrent, dont certains périrent certainement de froid et de faim dans les bois, environ 200 furent tués et 700 furent faits prisonniers46. Avec plus de prisonniers qu’il ne pouvait gérer après la capture du fort Saint-Jean, d’Iberville choisit d’en déporter 310 à bord de deux navires mis à sa disposition dans ce but. Les deux navires appareillèrent le 26 décembre pour entreprendre la périlleuse traversée hivernale de l’Atlantique lors de ce qui se révéla être l’hiver le plus froid du siècle47. Un navire de 100 tonnes, surchargé avec 120 passagers, y compris 80 déportés, fit voile vers la France. La traversée n’était peut-être pas la plus grande crainte de ces déportés, mais bien plutôt la perspective d’une longue captivité dans une prison française. Le navire, cependant, n’atteignit jamais l’Europe; il sombra au large des côtes d’Espagne48. L’autre navire, transportant environ 230 hommes, femmes et enfants, arriva à bon port en Angleterre après une traversée qui dura 25 jours.
22 Un groupe de 25 prisonniers furent placés à bord de chaloupes à Saint-Jean pour entreprendre le voyage à destination de Plaisance. L’abbé Baudoin nota : « Ils auront une belle chandelle à offrir au Seigneur s’ils se rendent en cette saison, chacun tirant de son bord n’ayant personne qui les commande49. » On ignore combien atteignirent Plaisance et l’on ne sait pas non plus combien transbordèrent de Plaisance vers l’Europe, ni même s’il y en eut.
23 La duplicité des autorités françaises à l’égard des colons anglais de Saint-Jean est évidente quand on compare les instructions du ministre de la Marine à d’Iberville et à Brouillan et les articles de capitulation qui furent offerts. Selon les instructions, le roi souhaitait que les habitants anglais soient placés en détention pour être déportés en France, d’où ils seraient rapatriés en Angleterre. Leurs maisons devaient être totalement détruites et leurs embarcations confisquées ou brûlées. Le cheptel des colons devait être saisi et donné aux colons français de Terre-Neuve50. Pourtant, les termes de capitulation offerts par d’Iberville et Brouillan aux défenseurs du havre et du fort Saint-Jean prescrivaient explicitement que ceux qui prêteraient serment d’allégeance au roi de France pourraient continuer d’habiter dans leur maison et de vaquer à leurs occupations comme auparavant51. Qu’importe si, oui ou non, l’on offrit à quelques colons la possibilité de rester; tous ceux qui tombèrent aux mains des Français furent chassés, et l’on rapporta que le roi avait été très heureux de la façon dont Saint-Jean avait été pris52.
24 En tout, environ 535 colons anglais furent expulsés, la plupart embarqués en plein hiver sur l’océan Atlantique glacial et tempétueux. L’expédition de Terre-Neuve a été décrite comme « la plus cruelle et la plus dévastatrice de toute la carrière d’Iberville53 ». Alors que la France et l’Angleterre étaient officiellement en guerre, les pêcheurs de la « côte anglaise » de Terre-Neuve n’étaient une menace pour personne et les Français ne les percevaient pas comme inquiétants. Toutefois, il était dans l’intérêt stratégique des fonctionnaires français de s’en débarrasser étant donné le désir de la France d’étendre ses pêcheries en Amérique du Nord et, autant que possible, d’empêcher l’Angleterre d’avoir accès à ces ressources inestimables. Si les pêcheurs avaient accepté de prêter un serment d’allégeance au roi de France et de participer au service militaire sous son drapeau, il se peut que leur sort eût été différent.
25 L’anthropologiste terre-neuvien Peter E. Pope a écrit que « les Acadiens en 1755 n’étaient pas la première population coloniale [dans la région atlantique du Canada] à subir une déportation générale […] La déportation terre-neuvienne […] eut beaucoup moins d’impact démographique que l’expulsion des Acadiens, bien que le coût économique ait été tout aussi sérieux » [traduction libre]. Il note aussi que « l’absence d’un Longfellow […] est l’une des raisons pour lesquelles la première déportation dans la région de l’Atlantique reste une simple notule historique »54 [traduction libre]. Tout comme ce fut le cas des Acadiens un peu plus d’un demisiècle plus tard, les colons de la « côte anglaise » de Terre-Neuve furent simplement d’infortunées victimes qui se trouvèrent coincées entre deux puissances impériales en guerre.
Directives du roi de France
26 Faisons un saut d’à peu près un demi-siècle dans le temps jusqu’à l’époque de la lutte entre la France et l’Angleterre dans le secteur nord-est du continent nord-américain. Après que la forteresse de Louisbourg fut tombée aux mains des Anglais en 1745, les autorités de France, aidées et appuyés par les fonctionnaires du Canada comme en 1688-1689, décidèrent de monter une vaste entreprise pour reconquérir les anciennes possessions de la France en Amérique du Nord. Ces possessions ne comprenaient pas uniquement Louisbourg et l’île Royale (Cap-Breton), mais aussi l’Acadie défendue par les Anglais principalement à partir d’Annapolis Royal, l’ancien Port-Royal, et de Plaisance, à Terre-Neuve. Par conséquent, une imposante flotte fut rassemblée en 1746 sous le commandement du duc d’Enville55. Les Français estimaient que l’établissement d’Annapolis Royal était mal défendu de sorte que la reconquête de l’Acadie était une réelle possibilité. Un autre facteur jouait en leur faveur : ils croyaient que les Acadiens désiraient ardemment devenir à nouveau sujets français et qu’ils appuieraient volontiers une attaque contre Port-Royal. Certainement, la France s’attendait à ce que les Acadiens combattent avec les Français, bien qu’ils soient devenus des sujets britanniques et qu’ils aient prêté serment d’allégeance à la couronne britannique avec, cependant, une clause qui les exemptait de prendre les armes au service de Sa Majesté britannique.
27 Les directives officielles données par le roi Louis XV au duc d’Enville contenaient le paragraphe suivant par rapport aux Acadiens de la Nouvelle-Écosse :S’il y en a sur la fidélité il [d’Enville] juge qu’on ne puisse compter, il les fera sortir de la Colonie, et les enverra soit à la vieille Angleterre soit dans quelqu’une des Colonies de cette Nation suivant les facilités qu’il pourra voir pour cela; et a l’egard des habitants qui devront rester il en prendra le serment de fidélité a S. M. ou s’il n’en a pas le tems il donnera les ordres pour le leur faire prester entre les mains du Commandant qu’il laissera dans la Colonie56.
28 Les choix étaient clairs : les Acadiens dont la loyauté était suspecte seraient déportés en Angleterre, dans ses colonies américaines ou d’autres colonies britanniques. La neutralité militaire n’était pas une option pour ceux qui devaient jurer allégeance au roi de France. Leur serment d’allégeance ne les dispenserait pas du service militaire contre un souverain sous lequel ils vivaient depuis un tiers de siècle. Pour les Français, un serment d’allégeance signifiait un serment sans réserve. À leurs yeux, il n’existait pas de serment conditionnel comportant des réserves ou une clause de « neutralité »57.
La politique des autorités à Québec
29 Conformément au traité d’Aix-la-Chapelle, qui mit fin à la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), l’île Royale et l’île Saint-Jean étaient rétrocédées à la France. En rétablissant une présence dans ce qui est devenu le Canada atlantique, les Français avaient résolu de poursuivre avec vigueur une politique de peuplement et de développement de l’île Royale ainsi que de certains territoires à proximité. L’un d’eux était l’île Saint-Jean, qui appartenait indiscutablement à la France. L’autre était la région de Chignectou, immédiatement à l’ouest de la rivière Missaguash, qui forme l’actuelle frontière entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. Selon la France, l’Acadie telle que cédée à la Grande-Bretagne par le traité d’Utrecht en 1713 ne s’étendait que jusqu’à la rivière Missaguash, le territoire à l’ouest étant « l’Acadie française ». Par contre, la Grande-Bretagne prétendait que l’Acadie décrite dans le traité comprenait non seulement la Nouvelle-Écosse continentale, mais aussi, en gros, ce qui devint l’actuel Nouveau-Brunswick. Un certain nombre de mesures conçues pour que les Acadiens aillent s’établir à l’île Saint-Jean et en Acadie française formaient les éléments les plus importants de la politique d’expansion et de développement de la France58. La mise à exécution de cette politique fut aidée par inadvertance par le fait que certains Acadiens s’inquiétaient de la nouvelle politique d’affirmation de l’autorité britannique en Nouvelle-Écosse. Après quatre décennies de relative inactivité, la Grande-Bretagne commença, en 1749, à établir sa colonie sur des assises plus solides en y introduisant ses propres colons et en améliorant ses installations militaires, notamment à Halifax.
30 Le prêtre Jean-Louis Le Loutre, de concert avec Louis de La Corne, le principal officier militaire dans la région de Chignectou, allait jouer un rôle clé dans l’exécution de la politique française de relocalisation dans la région de Chignectou. Le Loutre était assurément une source d’irritation constante pour les Britanniques, qui mirent sa tête à prix, et il est resté un personnage controversé chez les historiens59. Une chose, cependant, est indiscutable : son attachement à l’Acadie française en tant qu’entité politique. Par ailleurs, son zèle pour la colonie et pour l’État français et ses activités en général finirent par s’avérer néfastes aux Acadiens.
31 Anticipant la mise en œuvre de l’initiative de relocalisation, Le Loutre écrivit en 1749 que plus de mille familles acadiennes étaient prêtes à déménager en Acadie française et qu’elles étaient « toutes prêtes à se soumettre à l’obéissance de sa Majesté Très Chrétienne et à se sacrifier pour soutenir la gloire et l’intérêt de l’état60 ».
32 « L’empressement » des Acadiens pour la cause française fut stimulé l’année suivante lorsque Le Loutre et La Corne firent incendier les demeures des Acadiens. Cette initiative, menée dans une large mesure par des Amérindiens qui étaient des ouailles de Le Loutre, probablement des Mi’kmaq, eut comme résultat que près de 1 700 Acadiens de Beaubassin et d’autres localités furent relocalisés en Acadie française, sur des terres à l’ouest de la rivière Missaguash61. Cette expulsion d’un territoire britannique imposée par des autorités françaises et exécutée sur un territoire étranger reçut par après l’approbation tacite du gouverneur La Jonquière et de l’intendant Bigot à Québec, sinon leur assentiment catégorique62. Les maisons des habitants furent incendiées et les villages entièrement rasés. Ces Acadiens furent expulsés vers une destination que les autorités considéraient comme française. Cette affaire, qu’on ne peut sans doute qualifier de déportation classique, démontre quand même une propension des Français à résoudre un problème politique en déracinant un grand nombre de personnes et en les transportant au-delà d’une frontière internationale, tout en anéantissant leurs demeures et dépendances. En 1750, les Acadiens étaient des pions sur l’échiquier d’un conflit général entre deux puissants empires, exactement comme ils le deviendraient en grand nombre cinq ans plus tard63.
33 Dans son autobiographie, rédigée vers 1763, Le Loutre va plus loin encore en décrivant le traitement auquel furent soumis les Acadiens qui durent aller s’établir en Acadie française :En cas qu’on s’y trouverait forcé, par précaution, après l’évacuation, on exigea le serment de fidélité au roy de France des habitants réfugiés. En conséquence, on leur donna des armes et on en forma des compagnies de Milice64.
34 La formation d’unités de milice acadiennes est précisément ce qui se produisit. Le Loutre ne précise pas dans son autobiographie quel sort attendait les Acadiens qui auraient refusé de prendre les armes au nom de la France — et, comme nous le verrons, plusieurs y pensèrent, au moins pendant un certain temps. Il est clair que, dans son esprit, le service militaire était un aspect inconditionnel d’un serment d’allégeance. Il ne pouvait concevoir qu’un serment d’allégeance ait des nuances ou des variantes.
35 La militarisation de l’isthme de Chignectou, cette étroite bande de terre dans la région frontalière actuelle entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, survint pendant la première moitié des années 1750. Le fort Lawrence fut érigé par les Britanniques du côté est de la rivière Missaguash et, du côté ouest de la rivière, les Français érigèrent le fort Beauséjour, essentiellement construit par un personnel militaire provenant de Québec, avec l’aide de troupes venues de Louisbourg et d’Acadiens sur les lieux. Les Français construisirent aussi le fort Gaspereau à Baie-Verte65. Parallèlement à l’érection de ces forts, les autorités en France et à Louisbourg continuèrent d’encourager activement les Acadiens de la Nouvelle-Écosse continentale à aller s’installer dans la région à l’ouest de la rivière Missaguash, en ayant recours à des mesures moins extrêmes que celles qui furent utilisées en 1750. Près de 3 000 personnes firent la transition en 175566. En général, ces Acadiens étaient plus enclins à s’impliquer dans le conflit entre la Grande-Bretagne et la France que ceux qui étaient demeurés dans « l’Acadie anglaise ». Toutefois, les transplantés ne manifestèrent pas tous le zèle souhaité par Québec. Ce fut le cas, notamment, de Jacob Maurice (ou Morris), connu également sous le nom de Jacques Vigneau, perçu par les autorités comme une sorte de renégat. Afin d’écraser dans l’œuf toute velléité d’insoumission telle que manifestée par Jacob Maurice et quelques autres Acadiens dans cette région, le marquis de La Jonquière, gouverneur de Québec, émit le décret suivant en 1751 :ORDONNANCE
Les représentations qui nous ont été faites par les accadiens français au sujet des mauvais traittements qu’ils ont reçus des anglais principalement par raport à la Religion Catholique, apostolique et Romaine qu’ils professent et leurs vives instances réitérées nous aiant déterminé à la mettre sous la protection du Roy nôtre maître afin qu’ils fussent à l’abry de toute insulte de la part des Anglais. Ce qui joint aux dépenses considérables que Sa Majesté a fait pour les maintenir sur leurs terres et pour pourvoir à leurs vivres et à tout ce qu’il leur a été nécessaire, ne nous permettoit pas de douter du zèle et de la fidélité des dits accadiens. Mais nous avons appris avec une vive douleur que certains d’entre eux et notamment le nommé Jacob Maurice, veuillent se rendre indépendents et ont refusé de prêter serment de fidélité au Roy nôtre maître, ce qui les rends à tous égards, coupables de la dernière ingratitude et indignes de participer aux graces de Sa majesté.
Et comme nous devons punir de pareils sujects NOUS DÉCLARONS par la présente ordonnance que tous accadiens qui (huit jours après la publication d’icelle) n’aurons point prêté serment de fidélité et ne seront point incorporés dans les Compagnies de milices que nous avons créés, seront avérés rebelles aux ordonnances du Roy et comme tels chassés des terres dont ils sont en possession. A quoy nous Ordonnons au S. Deschaillons de St. Ours67 Commandant à la pointe de Beauséjour et de tous nos autres postes de tenir inviolablement la main et pour que nos intentions ne soient ignorées de personne, lecture de la présente ordonnance sera faite partout où besoin sera. En foy de quoy nous l’avons signé, à icelle fait apposer le cachet de nos armes et contre signé par nôtre secrétaire fait à Québec le 12 avril 1751 signé La Jonquière68.
36 Alors que de temps à autre, et sur une période de plusieurs décennies, les autorités britanniques essayèrent de soutirer de la population acadienne un serment d’allégeance inconditionnel, le gouvernement de la Nouvelle-France accorda huit jours aux Acadiens de l’Acadie française pour que non seulement ils prêtent un serment de fidélité inconditionnel au roi de France, mais aussi qu’ils intègrent les compagnies de milice. En cas de refus, ils seraient déclarés rebelles et chassés par la force de leurs terres, qui seraient confisquées du même coup. Sans aucun doute, l’ordonnance de La Jonquière fut responsable, en partie du moins, de ce que beaucoup Acadiens dans la région du fort Beauséjour répondirent aux appels du commandant du fort lorsque celui-ci fut assiégé par les Britanniques en 175569.
Une déportation acadienne après 1763
37 Les déportations de sujets britanniques et français envisagées comme éventualités en 1689, en 1746 et en 1751 n’eurent pas lieu. Dans les deux premiers cas, ce furent les intempéries, une mauvaise planification et l’incapacité des militaires français qui eurent raison des projets. Dans le troisième cas, la menace d’une déportation ramena les Acadiens récalcitrants à l’ordre; les Acadiens prirent les armes, de sorte qu’une déportation devint inutile. Il existe un cas, cependant, où la France a réellement déporté un assez grand nombre d’Acadiens d’un territoire français. Ce geste fut posé dans le but de résoudre un problème appréhendé : le surpeuplement. La France et l’Angleterre étaient en paix; par conséquent, cet événement n’était en aucune façon lié à une rivalité franco-anglaise.
38 Le traité de Paris, en 1763, confirma que le Canada, la Nouvelle-Écosse/Acadie, l’île Saint-Jean, l’île Royale et les autres colonies françaises plus au sud seraient désormais des possession britanniques, et que l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon serait la seule possession française en Amérique du Nord. Peu après, des Acadiens qui préféraient vivre sous un régime français plutôt qu’anglais déménagèrent dans les possessions françaises, principalement à Miquelon, dont la population atteignait 1 100 âmes environ en 1766. Or, le gouverneur français estimait que cette île ne pouvait subvenir aux besoins d’une aussi grosse population, même si, en fait, bon nombre s’y étaient établis à demeure et avaient commencé à refaire leur vie. Le gouverneur François-Gabriel d’Angeac reçut les instructions suivantes du ministre français : « Vous savez mieux que moi que ces îles ne peuvent comporter que 30 ou 40 familles et c’est à ce nombre qu’il y faut les réduire70. » D’Angeac se mit en mesure d’obéir aux ordres reçus. Il rapporta ce qui suit au ministre :On leur a signifié les volontés du roi et demandé s’ils vouloient passer en France ou retourner en Acadie. Cette proposition les a jeté dans la plus grande consternation, chaque famille ayant employé le peu de ressources qu’elle avait pour se bâtir une maison et un jardin71.
39 Un recensement fait en mai 1767 dénombra 551 Acadiens parmi une population de 1 250 personnes. En tout, près de 800 habitants furent déportés, la plupart en France, y compris tous les Acadiens. Les déportés furent « dépossédés de leurs biens », forcés d’abandonner leurs propriétés et leurs possessions « qu’ils avaient formées à grands frais et peines » au profit des habitants restés sur place, qui n’étaient pas des Acadiens mais des Français soigneusement sélectionnés par d’Angeac. Selon l’historien français Henri Bourde de La Rogerie, « ainsi [ces] Acadiens subirent une fois de plus la spoliation et l’expulsion mais cette fois, les proscripteurs furent des Français72 ».
40 Ceux qui furent déportés de Saint-Pierre et Miquelon en France connurent des conditions en France non meilleures mais peut-être pires que celles que leurs parents avaient éprouvées dans les colonies britanniques d’Amérique à la fin de 175573. D’après un historien :[…] les conditions d’accueil des déportés de Saint-Pierre et Miquelon furent toujours extrêmement dures, à tel point qu’il y a quelques années encore les personnes âgées pensaient encore que tous ceux qui s’installeraient en France n’y connaîtraient que la misère74.
41 La déportation des Acadiens de Saint-Pierre et Miquelon par des agents français en 1767 n’était pas sans une sorte de précédent, comme le démontre l’expulsion des Acadiens de Chignectou en 1750. Ce qui aggrava la tragédie de 1763, c’est que le bannissement en masse des Acadiens se révéla être le résultat de mauvaises communications entre fonctionnaires. D’Angeac s’était plaint d’avoir eu à s’occuper des besoins des Acadiens arrivant dans sa colonie durant les quelques années menant à 1766. « Le roi, observe l’historien Michel Poirier, interprétant mal les doléances de d’Angeac, devait prendre la décision de rapatrier en France toutes les familles acadiennes75. » Faisant volte-face, les fonctionnaires en France décidèrent que les îles n’étaient pas aussi surpeuplées qu’ils ne l’avaient cru. Par conséquent, en 1768, on autorisa beaucoup de ces mêmes Acadiens à retourner à Saint-Pierre et Miquelon pour recommencer à nouveau.
Conclusion
42 Ces événements et les documents qui s’y rapportent offrent un échantillon de l’opinion que les Français et les Canadiens entretenaient aux 17e et 18e siècles au sujet des serments de fidélité, du service militaire et de la déportation comme moyens de résoudre d’épineux problèmes. Ils sont particulièrement révélateurs parce qu’ils émanent de fonctionnaires supérieurs et de personnalités influentes et même, dans plusieurs cas, du roi de France lui-même. Il est significatif aussi qu’on ne trouve pas de documentation appréciable qui indiquerait que ces événements et ces documents sont anormaux ou qu’ils ne reflètent pas l’opinion des autorités françaises et coloniales, leurs points de vue, leurs attentes ou leur politique à l’égard des habitants de colonies conquises ou de colonies peuplées par des sujets français, que la France ait été en guerre ou non avec l’Angleterre.
43 Dans le premier cas, les colons anglais de Saint-Christophe ont été déportés parce que les Français craignaient que les habitants n’aient pu aider l’ennemi et se liguer avec lui dans l’éventualité d’une tentative anglaise de reconquérir l’île. En 1688, la plupart des habitants de New York, n’étant pas de la même religion ni de la même ethnie que la nation conquérante, furent déportés immédiatement, privés de la possibilité de prêter un serment d’allégeance à un nouveau monarque, avec ou sans conditions. De plus, les édifices furent rasés et les terres, confisquées. En 1696, des officiers coloniaux français réalisèrent la première déportation au Canada atlantique. Les colons de la côte anglaise de Terre-Neuve furent déportés parce que les Français convoitaient les ports de pêche qu’ils occupaient et parce que les Français voulaient éliminer la concurrence dans les pêcheries de Terre-Neuve. Les colons refusèrent le serment d’allégeance usuel, mais même s’ils s’y étaient soumis, il ne semble pas que la situation eût changé. En 1746, les Acadiens devaient prêter un serment d’allégeance inconditionnel ou être déportés. En 1751, on leur accorda huit jours non seulement pour prêter un serment d’allégeance inconditionnel, mais aussi pour joindre les rangs de la milice et, face à des hostilités dangereusement proches avec des forces britanniques, ils devaient prendre les armes contre un gouvernement sous lequel ils avaient vécu durant près de quatre décennies jusqu’à peu de temps auparavant76. Le concept de sujets neutres était étranger à l’esprit des monarques français comme à celui des fonctionnaires métropolitains et coloniaux. C’est peut-être pourquoi il n’y eut aucune protestation officielle lorsque la nouvelle de la déportation atteignit la France, Québec et Louisbourg77. Griffiths a relevé que :[…] ni la France ni l’Angleterre ne croyaient dans la possibilité de la neutralité des Acadiens. La France considérait que les Acadiens devaient se rendre compte de la nécessité de l’appuyer; l’Angleterre croyait fermement que les Acadiens seraient, finalement, prêts à se battre pour la France. Ni les Français qui pensaient que les Acadiens devaient être loyaux à la France, ni les Britanniques qui étaient sûrs que les Acadiens seraient loyaux à la France, ne croyaient à une identité acadienne distincte […]78
44 En effet, seuls les Acadiens croyaient que la neutralité et le refus concomitant de prendre les armes étaient une option vraisemblable et crédible. Comme le temps devait le prouver, ils avaient sérieusement mésestimé la situation.
45 Les événements à Saint-Pierre et Miquelon en 1766-1767 démontrent que la France n’était pas défavorable à l’élimination de tous les Acadiens d’une de ses colonies lorsqu’une telle mesure était jugée comme étant la solution à un problème appréhendé — même en l’absence de questions de loyauté ou de serment d’allégeance —, et qu’elle n’hésitait pas à dépouiller ses sujets de leurs possessions dans le processus. Les événements à Saint-Pierre et Miquelon en 1766-1767, dans toute la Nouvelle-Écosse en 1755, à Beaubassin et dans les environs en 1750, à Terre-Neuve en 1696 et à Saint-Christophe en 1666 furent facilités par la nature rigidement hiérarchisée des systèmes de monarchie absolue dont ils découlaient, tant en France qu’en Grande-Bretagne79. Un tel système conduisit Louis XIV à révoquer l’édit de Nantes en 1685, ce qui provoqua l’exil subséquent de 400 000 huguenots, tous sujets français. Cet exode avait été précédé, plus d’un siècle plus tôt, en 1572, par le massacre autorisé d’environ 50 000 protestants partout en France80.
46 Sans tenir compte de ce que les Français auraient pu faire s’ils avaient été à la place des Britanniques, une chose est certaine : pendant trop longtemps, trop d’historiens ont été réticents ou peu enclins à poser la question, encore davantage à rassembler les preuves qui pourraient fournir les réponses. Trudel a observé que les histoires du Canada et de la Nouvelle-France répandues dans le public à l’époque offraient aux historiens de la fin du 19e et du début du 20e siècle une abondante documentation sur le projet de Louis XIV en 168981. Toutefois, ces historiens jugeaient bon d’exprimer avec véhémence leur indignation morale face aux événements de 1755 tout en restant silencieux quant au projet de 1689 approuvé par le roi de France. Trudel écrivait :Nous aurions été intéressés à savoir ce que les historiens français de l’Acadie pouvaient en penser. Or pas un seul n’en souffle mot : ni Rameau de Saint-Père, ni l’abbé Casgrain, ni Édouard Richard, ni Henri d’Arles, ni le sénateur Poirier, ni Émile Lauvrière […]82
47 Deux historiens canadiens-français entreprirent, il y a plus d’un demi-siècle, de débattre du sujet, ce qui est tout à leur honneur83. En examinant exclusivement l’affaire de 1746, Guy Frégault concluait que « décidément, la déportation guettait les Acadiens. La décision de 1746 annonce le crime de 1755. Les deux métropoles se rejoignent dans la même intention84. » De son côté, Trudel, peut-être le plus éminent historien produit par le Canada français au cours du siècle dernier, concluait comme suit son évaluation exhaustive du projet de 1689 :[…] une histoire complète de la déportation des Acadiens devrait parler de 1689 […] [Elle] remettrait en lumière un principe qui facilite l’impartialité de l’historien, à savoir que deux nations chrétiennes et monarchiques vivant l’une près de l’autre, étroitement apparentées par le sang, par les mœurs et par la culture, ne peuvent que se ressembler dans leur politique de guerre comme dans leur politique de paix85.
48 Dans cette observation, Trudel aurait pu ajouter les événements de 1666, 1696, 1747, 1751 et 1767 à ceux de 1689. Il est heureux qu’au cours des dernières années des auteurs aient contesté, parfois un peu timidement, des idées reçues, d’antiques croyances populaires ainsi que des stéréotypes de l’histoire de l’Acadie — dans les deux langues officielles.86
W. EARLE LOCKERBY
Notes