Abstract
The Acadians of Nova Scotia embraced the historical pageant in the mid-20th century to justify their dramatic past and reconcile themselves with it through an exaltation of their successes. These pageants also compensated for the near complete absence of Acadians in the history written by their Anglo-Protestant neighbours. Nova Scotia Acadians used religious and historical imagery to present themselves as actors and victors – as legitimate historical figures with a past worthy of notice and a present worthy of praise. In short, it allowed the communities to heal from the wounds of their past and turn toward a better, modern, progressive future.Résumé
Au milieu du 20e siècle, les Acadiens de la Nouvelle-Écosse ont embrassé avec enthousiasme les « pageants » historiques pour justifier leur passé tragique et se réconcilier avec ces événements à travers une exaltation de leurs succès. De plus, ces « pageants » ont pour objectif de compenser l’absence quasi complète des Acadiens dans l’histoire écrite et promulguée par leurs voisins Anglo-Protestants. Les Acadiens de la Nouvelle-Écosse utilisent un vocabulaire religieux et historique pour se prouver qu’ils sont des acteurs légitimes et victorieux de l’histoire, d’un passé glorieux et d’un présent remarquable.1 DEPUIS LA DEUXIÈME MOITIÉ du 19e siècle, la commémoration est une activité particulièrement populaire dans les cercles intellectuels, et ce, partout en Occident.1 Les élites et les classes dirigeantes sont mues par une volonté collective de commémorer et de célébrer un événement historique jugé important ou un héros disparu et regretté. Cependant, ces imposantes manifestations ne permettent pas de comprendre les représentations du passé de la population en général, alors que la vision des élites est beaucoup mieux connue des historiens. C’est particulièrement le cas des fêtes commémoratives acadiennes qui apparaissent dans les Maritimes dès les années 18802. Les plus importantes et les mieux connues d’entre elles, celles qui ont bénéficié le plus du regard des historiens, sont les célébrations dites « nationales ». Ces dernières présentent surtout une narration historique centrée sur les élites intellectuelles, économiques et religieuses du Nouveau-Brunswick3. Ainsi, depuis les années 1990, la très vaste majorité des études sur les commémorations acadiennes se sont bornées avant tout aux Conventions nationales acadiennes et au bicentenaire de la Déportation en 19554. Néanmoins, la narration historique officielle transmise par les élites dans le cadre de ces dernières fêtes n’est pas nécessairement acceptée sans transformation par le reste de la population acadienne. Pour atteindre la vision historique des classes moins aisées et plus éloignées de Moncton, il est de mise de poser un regard sur les fêtes locales ayant connu une diffusion régionale.
2 Il faut distinguer trois types de commémorations acadiennes du 19e jusqu’au 20e siècle. Premièrement, les commémorations dites « nationales » visent depuis 1881, tout comme la première Convention nationale acadienne, à unifier tous les Acadiens des Maritimes. Néanmoins, le plus souvent, elles reflètent les visions et intérêts nationaux des élites acadiennes néo-brunswickoises. Deuxièmement, il y a les activités du Parc commémoratif de Grand-Pré, dont Barbara LeBlanc a récemment si bien démontré l’importance identitaire5. La présence centrale de la Dominion Atlantic Railway puis de Parcs Canada réclame une étude spécifique car, malgré la présence d’organisateurs locaux, les considérations commerciales, touristiques et politiques conditionnent les célébrations6. Troisièmement, des commémorations purement locales apparaissent partout dans les communautés acadiennes des Maritimes pendant la période. Dans la présente étude, l’accent est mis sur la Nouvelle-Écosse surtout parce que les Acadiens de cette province ont souvent été négligés par les historiens.
3 Entre 1940 et 1960 se succèdent une série d’événements que les Acadiens de la Nouvelle-Écosse choisissent de commémorer, dont le centenaire du décès de l’abbé Jean-Mandé Sigogne souligné dans toute la Nouvelle-Écosse en 1944, le 300e anniversaire de la fondation de Pubnico en 1951, les fêtes du bicentenaire de la Déportation à Clare, à l’Isle Madame, à Pubnico et à Yarmouth en 1955, et enfin le premier Festival acadien de Clare en 1956. Il est à noter que l’apparition d’un tel festival à Clare, qui vise à poursuivre l’œuvre commémorative du Bicentenaire, n’est pas un phénomène isolé, ni au Québec, ni en Acadie, d’où son inclusion ici en tant que projet commémoratif. Ce festival voit le jour pendant une énorme vague de création de carnavals et de festivals annuels commémoratifs. Des dizaines de communautés québécoises et acadiennes des Maritimes, surtout dans les années 1960 et 1970, fêtent et ravivent un culte de la culture traditionnelle et, dans le cas de l’Acadie, de l’ingéniosité locale et de l’usage de la langue française7. Ces événements commémorés ont marqué les représentations du passé collectif acadien néo-écossais jusqu’à ce jour. En effet, les manières de commémorer le passé ont évolué depuis un demi-siècle, ces célébrations ont inauguré un vocabulaire mémoriel qui trouve des échos depuis lors.
4 Les célébrations examinées ici ont un caractère performatif, prégnant de sens. En effet, au milieu du 20e siècle en Nouvelle-Écosse, le passé acadien est surtout « performé » (dans le sens entendu par Turner8) dans le cadre de pièces de théâtre, de « pageants », de parades, de bals et d’autres fêtes costumées. Ainsi, en plus des discours, des banquets et des toasts, en plus des dévoilements de monuments, ces célébrations créent des événements qui mettent en scène le passé local acadien. Par exemple, les activités soulignant le centenaire de la mort de l’abbé Sigogne en 1944 incluent une pièce de théâtre9. Les fêtes du 300e anniversaire de la fondation de Pubnico en 1951 prévoient un « pageant » historique communautaire, des « séances » d’enfants (spectacles scolaires) et des parades, l’une d’entre elles traversant les neuf villages de la péninsule de Pobomcoup. En 1955, les célébrations entourant le 200e anniversaire de la Déportation, à Clare, comprennent un « pageant » historique et un « pageant » religieux, en plus d’une parade; à l’Isle Madame, une parade et une messe costumées; à Pubnico, une parade de même qu’à Yarmouth, où l’on présente en plus un bal costumé et plusieurs « pageants » d’écoliers. Lors du premier Festival acadien de Clare en 1956, on organise une parade et un bal « folklorique » costumés. On joue, on danse, on chante, on défile. On représente et on se représente le passé de la communauté en le recréant devant un auditoire composé des membres de cette même communauté.
5 Il est important d’insister sur l’aspect foncièrement communautaire de ces fêtes. S’il est vrai que leurs instigateurs et leurs organisateurs proviennent surtout des élites locales, ces élites ne sont guère éloignées du reste de la population de ces petites localités de quelques centaines d’habitants. L’institutrice, le curé, le docteur, l’administrateur de la coopérative alimentaire, celui de la caisse populaire sont à cette époque le plus souvent des enfants de la communauté et proviennent essentiellement de la même classe sociale que les pêcheurs, les agriculteurs, les constructeurs navals et leur épouse, qu’ils côtoient. De plus, les activités organisées dans le cadre des fêtes commémoratives requièrent la collaboration et l’accord de l’ensemble de la communauté afin de rassembler un nombre suffisant de participants aux « pageants » et parades. Dans une communauté de quelques centaines d’habitants comme Pubnico, la participation des neuf villages de la petite baie est requise pour mettre en place 12 comités, organiser sept jours de festivités du tricentenaire de Pubnico et créer de toutes pièces un « pageant » historique costumé, avec musique et chorégraphie, comprenant pas moins de 92 acteurs de la région (figure 1). De toute évidence, les fêtes du Tricentenaire furent aussi un succès populaire. Les recettes du « pageant » historique démontrent qu’il y eut plus de 1 500 spectateurs payants10 et les photos de la parade montrent de nombreux spectateurs bordant la route11.
Fêtes commémoratives locales
6 Le discours commémoratif des Acadiens de la Nouvelle-Écosse entre 1880 et 1960 diffère du discours manifestement programmateur des commémorations acadiennes dites « nationales ». En effet, les thèmes et messages historiques des fêtes commémoratives locales acadiennes de la Nouvelle-Écosse sont plutôt compensatoires et visent à réconcilier les Acadiens avec leur passé. C’est particulièrement le cas pendant les décennies centrales du 20e siècle.
7 Par leur taille, leur budget, leur contenu historique et leur signification, ces fêtes transmettent des valeurs et des aspirations visant à réconcilier les Acadiens avec leur histoire. Depuis la période du retour après la Déportation, les Acadiens cherchent à compenser leur statut triplement minoritaire : en tant que franco-catholiques dans un milieu majoritairement unilingue anglais et protestant, en tant que mince part d’une francophonie canadienne dominée par le Québec et, enfin, en tant que minorité dans une Acadie dominée par le Nouveau-Brunswick. Les fêtes locales compensent cette marginalisation en permettant aux participants comme à l’auditoire de se raconter à eux-mêmes.
8 L’aspect proprement compensatoire des narrations historiques identitaires de ces célébrations peut être abordé par l’emploi d’un concept allemand très utile dans l’analyse du souvenir de l’Holocauste : Vergangenheitsbewältigung12. Traduit approximativement par « reconnaissance du passé » ou « réconciliation avec le passé », ce concept désigne le phénomène historiographique, apparu dans les années 1980, de production de narrations permettant aux Allemands d’accepter leur passé nazi et leur honte des horreurs commises par le régime hitlérien. Les auteurs de ces narrations ont une volonté avouée de faire cheminer leur public vers une guérison émotive et intellectuelle, une réparation et une reconstruction du passé permettant de clore ce triste épisode du 20e siècle. Ces narrations ont pour principal objectif de permettre aux Allemands de reconnaître honnêtement la réalité et les leçons de la Shoah et la responsabilité collective du peuple allemand envers ces horreurs, ce qui pourrait mener à un pardon collectif, du moins à la reconnaissance à la fois de la dignité des victimes et des bourreaux. En même temps, ces ouvrages tentent de recentrer la narration historique allemande sur l’apport juif à la nation et sur les réussites allemandes depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Figure 1 : Les acteurs du « pageant » historique du tricentenaire de Pubnico, 1951.
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9 Depuis les années 1990, des historiens internationaux se questionnent sur l’opportunité d’employer non seulement ce concept, mais aussi l’approche qui en découle, dans d’autres domaines, d’autres contextes de mémoires honteuses ou traumatisantes, comme par exemple la répression française en Algérie13 ou l’esclavage aux États-Unis14. Dans le cas de celle-là, l’objectif principal est de faire reconnaître la réalité des exactions françaises en Algérie à la population française qui la nie encore. Dans le cas de celui-ci, les historiens veulent démontrer le rôle économique essentiel joué par les institutions esclavagistes et la ségrégation dans le développement national américain, et la dette morale (mais rarement financière) que le peuple américain a envers son segment africain-américain. Un certain nombre d’Américains tentent aussi de briser les tabous concernant la mixité réelle des populations « blanches » et « noires » des États-Unis résultant des relations sexuelles entre maîtres et esclaves15.
10 Au cœur du processus de Vergangenheitsbewältigung se trouve la conviction que des leçons peuvent être tirées des événements troublants du passé national, des leçons pour les descendants de tous les acteurs, bourreaux et victimes. Pour ce faire, il faut examiner le passé traumatique avec honnêteté et la conviction que, malgré la difficulté émotive (individuelle et collective) de l’exercice, l’ensemble de la population pourra se réconcilier avec ce passé – l’accepter et se débarrasser de sa charge émotive – et enfin passer outre pour construire l’avenir.
11 Le concept de Vergangenheitsbewältigung est aussi utile dans l’étude du discours historique acadien. La Déportation (comme au Québec la Conquête) a longtemps eu un rôle de pivot symbolique de la défaite et de l’humiliation dans l’historiographie acadienne16. Cette migration forcée détermine la fondation des communautés acadiennes existant aujourd’hui partout en Amérique. Cependant, pour se réconcilier de la sorte avec le passé, il faut d’abord que les descendants des victimes et des oppresseurs reconnaissent les événements traumatiques du passé qu’ils partagent.
12 À la différence de l’histoire de l’Holocauste, de la répression en Algérie ou de l’esclavage américain, cependant, le besoin de Vergangenheitsbewältigung, de réconciliation avec le passé traumatique de la Déportation acadienne, ne provient pas des oppresseurs, mais plutôt des opprimés. Nous verrons que la population anglo-protestante est plutôt engagée dans un processus de déni et d’oubli des torts causés par la Déportation à la population acadienne. Ce sont les Acadiens qui ici se réconcilient seuls avec la césure de la Déportation. Pour ce faire, ils doivent compenser l’oubli de leurs concitoyens, en Nouvelle-Écosse et ailleurs.
13 Pour l’historiographie acadienne sur le sujet pendant la période, la Déportation est le point tournant avant lequel l’Acadie était le pays des ancêtres et après lequel le cours de l’histoire a été changé pour toujours. La période d’avant la Déportation marque une étape préliminaire de l’histoire qui sert à la fois de preuve et de repère pour la suite des générations17. Cette période est aussi perçue comme un âge d’or. Avec la Déportation, qui est l’événement tragique, traumatique et incontournable de l’histoire acadienne, une autre réalité historique, celle du retour et de la survivance, est mise en place. La césure est constituée de l’événement identitaire fondamental qu’est l’expulsion des Acadiens de leurs terres par les autorités britanniques.
14 Les Acadiens du milieu du 20e siècle ont honte d’avoir été ainsi dépouillés et jetés à tous vents. La honte et l’humiliation nées de la Déportation sont d’autant plus fortes que, depuis un siècle au moins, les historiens canadiens-anglais et quelquefois les autorités ecclésiastiques elles-mêmes blâment les Acadiens pour leur propre expulsion. Les commémorations anglo-protestantes du début du 20e siècle, nous le verrons, soit outrepassent complètement la Déportation, soit affirment la nécessité de l’expulsion en raison d’une certaine traîtrise des Acadiens. L’historiographie acadienne naissante du début du 20e siècle tente de jeter le blâme du Grand Dérangement sur Charles Lawrence et sur l’administration coloniale britannique, mais le discours sur la Déportation ne change guère18.
15 La nature compensatoire des narrations historiques présentées dans les fêtes étudiées ici se détecte dans les différences entre ces narrations et le discours historiographique présenté plus haut. Cette version du passé acadien réconcilie les Acadiens avec leur passé traumatique parce que, d’une part, elle tente de rendre publique l’innocence des Acadiens dans leurs malheurs et, d’autre part, parce qu’elle insiste surtout sur les aspects positifs de l’histoire acadienne et très peu sur ses malheurs. C’est que ces narrations historiques « performées » donnent un sens à la Déportation. Si ces fêtes ne nient en rien l’humiliation de la Déportation, elles soulignent d’abord la fierté née du retour, puisque cette migration forcée a déterminé la fondation des villages acadiens, souvent commémorée lors des fêtes.
16 Comme le bourgeois gentilhomme qui faisait de la prose sans le savoir, bien avant la définition même du concept de Vergangenheitsbewältigung, les communautés acadiennes de la Nouvelle-Écosse amorcent un processus de réconciliation avec leur passé traumatique en élaborant un discours sur le passé qui souligne plutôt ce que les Acadiens ont gagné grâce à la Déportation, et moins ses horreurs ou ce qu’ils ont perdu à cause de celle-ci. De plus, leurs célébrations tentent de compenser le silence des autres représentations historiques à leur sujet. On est encore loin, cependant, de la recherche de reconnaissance des torts causés aux Acadiens lors de la Déportation, un processus datant des années 1990 et émergeant notamment sous l’égide de Warren A. Perrin19.
17 Dans les « pageants » examinés ici, l’accent est mis sur les grandes réalisations acadiennes, plus particulièrement au plan local, de même que sur la fondation et refondation de villages, d’institutions ou d’entreprises. D’autre part, ce discours, par ses références proprement locales et communautaires, tranche avec le discours national acadien. Dans celui-ci, l’accent est mis sur la survivance nationale, sur l’attachement à l’Église catholique et sur la langue française dans leurs incarnations les plus ahistoriques20. Par contre, dans les commémorations historiques néo-écossaises du milieu du 20e siècle, le bastion de l’Acadie se situe d’abord dans le passé lointain, dans les établissements locaux fondés avant la Déportation et ensuite dans ceux refondés après, dans le présent de la survivance acadienne, dans les enfants qui grandissent en français, se souvenant du passé mais regardant vers l’avenir. En somme, elles rappellent le discours historique des trois premières Conventions nationales acadiennes (1881, 1884, 1890), discours qui disparaît presque complètement des Conventions nationales acadiennes au 20e siècle pour devenir le discours programmateur mentionné plus haut21.
18 Le discours historique tenu lors de ces fêtes, particulièrement lors des « pageants », tente clairement de contrecarrer, de nier même les mythes propagés sur les Acadiens de la Nouvelle-Écosse pendant la première moitié du 20e siècle, dans les publications de la Dominion Atlantic Railway d’abord, puis dans les publicités du gouvernement de la Nouvelle-Écosse. Les Acadiens y sont le plus souvent mentionnés en passant et représentés de deux façons bien distinctes. D’abord, ils apparaissent dans une vision romantique inspirée de Longfellow comme les anciens habitants maintenant disparus du Land of Evangeline22. Ensuite, ils sont décrits comme de sympathiques et archaïques bons vivants que les touristes pourront peut-être voir en costume traditionnel, parlant leur patois suranné et vendant des fraises à la gare de Meteghan Station23.
19 À l’opposé de cette vision pour le moins inexacte, sinon franchement péjorative, les Acadiens se représentent dans les fêtes commémoratives comme des êtres courageux, industrieux, instruits et résolument modernes. Le livret publicitaire du Comité de tourisme de la Chambre de commerce de Clare, par exemple, publié dans le cadre du Bicentenaire de la Déportation, montre par son texte et ses illustrations une population acadienne bien ancrée dans l’industrialisation, habillée à la nordaméricaine et éduquée24.
20 Les fêtes commémoratives acadiennes visent aussi à compenser l’absence quasi complète de l’histoire acadienne dans les commémorations historiques des communautés anglo-protestantes, notamment dans la vallée de l’Annapolis25. Par exemple, le « pageant » historique organisé dans le cadre du carnaval d’été de Kentville, présenté le 15 août 1928, fête nationale des Acadiens, revisite les moments jugés important de l’histoire de la Nouvelle-Écosse depuis 176026. Le passage du temps est observé par le géant mi’kmaq Glooscap, qui revient en Nouvelle-Écosse pour voir le développement de son pays depuis l’arrivée des premiers Planters. La première scène commence donc après l’expulsion des Acadiens (qui ne sont pas mentionnés directement alors, ni après) et montre les fermes abandonnées. À la scène 2, on entend la proclamation offrant des terres à tous ceux de la Nouvelle-Angleterre qui en veulent. Ils arrivent à la scène 3. L’exclusion est trop patente pour n’être qu’un simple oubli27.
Figure 2 : « La danse du feu », scène du « pageant » historique du tricentenaire de Pubnico, 1951.
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21 Au-delà de la forme des commémorations acadiennes néo-écossaises au milieu du 20e siècle, « pageant » ou parade, les représentations du passé ont plusieurs points en commun. Elles témoignent d’une compréhension commune de l’histoire acadienne, à savoir une volonté d’accentuer les réussites locales des Acadiens plutôt que les malheurs qui leur furent imposés28.
« Pageants » et pièces de théâtre
22 Les « pageants » historiques sont de plus en plus populaires entre 1930 et 1950, et ce, partout en Acadie des Maritimes, sous la double influence, d’une part, des « pageants » historiques des communautés anglophones avoisinantes et, d’autre part, des prêtres québécois suivant la mode des « pageants » commémoratifs qui déferlent sur le Québec à la même époque29. Ils présentent néanmoins un discours historique foncièrement acadien.
23 En Nouvelle-Écosse, les « pageants » historiques, scolaires ou religieux des commémorations acadiennes de l’époque soulignent tous la Déportation, mais indirectement. Dans les cas examinés, l’expulsion y apparaît dans de courtes scènes hautement stylisées et symboliques, échappant à la représentation proprement historique des événements. Pour la plupart, ce sont des tableaux fixes, des scènes sans dialogue ou des danses, comme dans le « pageant » communautaire de Pubnico en 1951, qui présente dans « La danse du feu » la seule référence directe aux événements de 1755-1763 (figure 2)30. Ailleurs, dans le « pageant » historique de Clare en 1955, intitulé Légende acadienne à la Baie Sainte-Marie, la Déportation est représentée par un tableau fixe inspiré d’Évangéline, de Longfellow, montrant l’héroïne arrachée à son père par un soldat britannique31. La « séance bicentenaire » des élèves de Pubnico-Ouest, dans le cadre des fêtes diocésaines de Yarmouth en 1955, n’a qu’une seule scène portant sur la Déportation et traite du retour des exilés32. Très peu d’exceptions à cette tendance apparaissent : le « pageant » de l’école primaire de Sainte-Anne-du-Ruisseau met en scène, la même année, une classe révisant sa leçon sur la Déportation, où conversent une institutrice et ses élèves33. La fonction proprement scolaire de l’exercice en explique bien le ton historique. Les écoliers y racontent comment les Acadiens ont été les victimes innocentes de la rivalité coloniale franco-britannique et comment ils n’ont survécu que grâce à leur foi, à leur persévérance et à leur ingéniosité. Mis à part ce court sketch à caractère proprement didactique, les scènes traitant symboliquement de la Déportation servent de pivot pour marquer le passage du temps de l’avant au temps de l’après, le passage de l’âge d’or de l’Acadie à celui de la reconstruction. Alors que les grandes fêtes nationales du Bicentenaire à Moncton et à Grand-Pré accentuent la nécessité de faire revivre la tragédie de la Déportation et encouragent le pardon chrétien collectif envers les autorités britanniques du 18e siècle34, les commémorations locales néo-écossaises de la même époque soulignent la Déportation sans la montrer.
24 Lorsqu’il est question du passé lointain de l’Acadie, les scènes parlées ou dansées soulignent le bonheur, la gaieté et la prospérité. Par exemple, le « pageant » historique de Clare de 1955 comporte de nombreuses scènes de danse, particulièrement avant la Déportation, dont « La danse des sabots » (soulignant le folklore acadien) ou « La danse des fiançailles » (d’Évangéline et Gabriel)35. Le « pageant » religieux la même année comporte autant de scènes dansées, dont par exemple une « Pavane des fleurs » en hommage à l’Assomption36. Malgré le contenu religieux de ce dernier « pageant », ce sont des danses folkloriques (ou conçues comme telles), en costume, qui y sont présentées. Dans tous les cas, on y danse, on y chante pour souligner le passé acadien et rendre hommage aux traditions.
25 Les scènes avec dialogues servent en particulier à illustrer les réussites acadiennes d’avant, mais surtout d’après la Déportation. Avant ou après, on souligne les victoires des Acadiens, leur ingéniosité, leur renaissance, les refondations, les succès technologiques et leur modernité. Ainsi, Pubnico réserve une scène parlée montrant comment les hommes du village ont repoussé des pirates bostonnais au 18e siècle37. Le « pageant » religieux de Clare de 1955 souligne, entre autres, la bénédiction de la première chapelle de la région à Grosses Coques en 177438.
26 Cette mise en relief des réussites et de la reconstruction acadiennes est aussi le thème principal de la pièce de théâtre montée en hommage à l’abbé Jean-Mandé Sigogne en 194439. Prêtre réfractaire français réfugié en Angleterre, Sigogne arrive en Nouvelle-Écosse en 1799 pour desservir les populations acadiennes du sud-ouest de la province, à Clare (région de la Baie Sainte-Marie) et dans la région d’Argyle (dont Pubnico, la région de Par-en-Bas). Les Acadiens de la région lui attribuent la création des premiers gouvernements locaux, la mise en place d’un code moral et civique (le code Sigogne), les débuts de l’alphabétisation (des hommes du moins), la défense de leurs droits auprès du gouvernement néo-écossais, la fondation de nombreuses paroisses et la construction de plusieurs églises. La pièce de théâtre de 1944 met en scène la vie de Sigogne à travers le filtre de sa mission en Acadie de la Nouvelle-Écosse. Derrière l’hommage à l’homme, cependant, on découvre une narration de la survivance acadienne et de la reconstruction, sous la gouverne de la Providence, où les Acadiens réussissent.
27 Il ressort que la religion catholique et l’intervention divine dans l’histoire acadienne sont un thème récurrent des « pageants » de cette époque. L’histoire acadienne représentée dans ces spectacles est résolument providentielle. La forte présence de prêtres parmi les metteurs en scène n’explique pas totalement le caractère providentiel de cette interprétation de l’histoire acadienne. Les communautés locales acadiennes du milieu du 20e siècle se concentrent autour de la vie paroissiale. Les clubs sociaux sont ancrés dans les paroisses, la solidarité sociale aussi, et toutes les écoles sont catholiques. De plus, les institutions acadiennes locales sont a priori des institutions catholiques. Il va donc de soi qu’une part importante de l’imaginaire historique des Acadiens soit religieuse. Néanmoins, l’influence de l’historiographie acadienne de la première moitié du 20e siècle en est la cause première. Jean-Paul Hautecœur a très bien démontré l’aspect résolument providentiel des histoires acadiennes de la période40.
28 En 1955, Clare met en scène deux « pageants » du bicentenaire de la Déportation qui traitent tous deux de thèmes analogues, dont les institutions religieuses et la Providence. Le « pageant » historique réfère à la fondation de la première chapelle catholique de la Baie à Grosses Coques, à l’arrivée de l’abbé Sigogne et à l’ouverture du Collège Sainte-Anne, et il rend hommage à l’Assomption. Le spectacle religieux, intitulé « La Sainte Vierge dans l’histoire d’Acadie à l’occasion du Bicentenaire », a pour sa part un contenu historique et folklorique (du moins conçu comme tel; nous y reviendrons) et comprend des danses et des tableaux rendant hommage aux mères acadiennes, aux pêcheurs, à la langue française et au drapeau. L’optique du spectacle est néanmoins résolument providentielle. Le 15e et dernier tableau constitue une véritable apothéose et réunit les membres du clergé local de l’époque, les représentants de chacune des paroisses de la municipalité et de toutes les sociétés catholiques locales, afin de rendre hommage à l’intervention divine et à la protection accordée par l’Assomption aux Acadiens41. Pubnico a conclu son « pageant » communautaire exactement de la même manière quatre ans plus tôt42. Dans les deux cas, ces apothéoses soulignent l’influence divine dans l’histoire et les réussites acadiennes et concluent que, sans l’Assomption, la reconstruction n’aurait pas été possible.
Parades, processions et autres activités costumées
29 Les thèmes des « pageants » se répètent dans les parades, mais sous des formes généralement statiques et iconiques. Même si les chars eux-mêmes sont mouvants, les représentations qu’ils transportent sont des tableaux fixes. Les seules exceptions sont les chars transportant les reines et autres princesses des fêtes. Une majorité des chars allégoriques mettent avant tout l’accent sur les réussites et le développement économique et institutionnel des Acadiens sur le plan local. Les chars sont donc souvent moins des représentations « historiques » à proprement parler, que des représentations concrètes de succès très spécifiques et contemporains. Ainsi, la liste des 54 chars projetés pour la parade des fêtes diocésaines du Bicentenaire à Yarmouth en 1955 compte quatre chars traitant de la Déportation, 14 d’un sujet religieux, mais 27 des succès et du développement réalisés par les communautés acadiennes depuis la période du retour d’exil, comme la fondation de villages, les institutions, les succès économiques et industriels43. Dans la parade du tricentenaire de Pubnico quatre ans plus tôt, le char intitulé « Good Old Days » met en scène le développement des institutions religieuses locales44. Il faut noter que l’influence des commanditaires de chars explique en partie le grand nombre de chars traitant des succès concrets des communautés locales acadiennes. Dans le cadre de la parade du Bicentenaire à Clare, une série de chars allégoriques rendent hommage au développement économique et technologique local, dont un char représentant l’industrie forestière à Clare45 et un autre sur l’ingéniosité des chasseurs acadiens passés et actuels (figure 3). L’année suivante, dans la parade du premier Festival acadien de Clare, même le char sur l’œuvre des missions met l’accent sur l’éducation chez les Acadiens et l’avancement des institutions chrétiennes dans la région46.
Figure 3 : Char allégorique « Les chasseurs acadiens, 1755-1955 », parade du Bicentenaire à Clare, 1955.
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30 Dans les parades, l’accent est mis sur les réussites acadiennes pour la même raison que dans les « pageants » : pour déclarer et démontrer que les Acadiens sont aussi des gagnants et qu’ils peuvent être fiers de ce qu’ils ont accompli. La présence des commanditaires de chars, allant de la laiterie locale à la conserverie et à la scierie, souligne que les réussites économiques de la région sont bien réelles. De plus, les chars à contenu plus historique qu’ils financent démontrent que ces succès ne sont pas sans précédents et que les Acadiens de la région sont des gagnants depuis toujours.
31 Les représentations historiques des chars sont nécessairement plus simples et doivent être reconnaissables de tous sans avoir recours au dialogue, à la narration ou à la musique, comme ce serait le cas dans un « pageant ». Tout au plus, le titre du char est indiqué sur le devant ou les côtés et n’est composé que de quelques mots. Ainsi, les représentations du passé doivent être iconiques, c’est-à-dire littéralement allégoriques, et se font principalement par le costume et l’évocation du folklore local. Comme dans le cas des « pageants », cependant, ce folklore peut être une création relativement récente (la musique et les chansons, par exemple) ou être dérivé d’œuvres de fiction. Le plus souvent, les chars allégoriques sur la Déportation utilisent l’œuvre de Henry Waldsworth Longfellow pour représenter leurs sujets.
32 Le poème Evangeline, de Longfellow, publié en 1847, est incorporé dans le discours historique national acadien pendant la Renaissance des années 1880-1890. Son lyrisme et son romantisme servent de fondations symboliques de l’imaginaire national acadien qui est mis en place. J. Yvon Thériault rappelle que « [l]es constructeurs de l’idéologie nationale acadienne verront dans cette épopée malheureuse une quête d’un pays perdu, la fidélité aux origines nationales47 ». Thériault ajoute que « [c]’est une telle lecture de l’œuvre lyrique de Longfellow qui servira, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, de référent historique tant auprès de la culture populaire que celle, plus savante, de l’historiographie ».
33 Sans surprise, donc, parmi les symboles historiques apparaissant dans toutes les parades et les processions figurent, de manière quasi identique, les représentations du couple Évangéline et Gabriel. Ce couple fondateur acadien, ces « Adam et Ève » de l’imaginaire acadien (pour reprendre l’expression de l’anthropologue japonaise Kasuko Ohta), est présent dans plusieurs « pageants », mais prend toute sa fonction iconique dans les parades. Aucun dialogue, aucune explication n’est nécessaire. Instantanément reconnaissables, Évangéline et Gabriel résument en une image tout le passé acadien jusqu’à la Déportation. Le couple représente le peuple acadien tout entier et l’histoire de l’Acadie. Ainsi, la représentation costumée de ces personnages évoque plus que le seul poème de Longfellow, mais rappelle à ceux qui assistent à la parade l’importance de leur passé collectif.
34 En somme, Évangéline et Gabriel sont un symbole de l’histoire et de l’identité acadiennes, au même titre que ceux choisis lors des premières Conventions nationales acadiennes. Le char allégorique produit pour la parade de Clare représente le drapeau acadien, la maris stella et Évangéline et Gabriel48. La parade du Bicentenaire à l’Isle Madame comprend lui aussi un char représentant le couple, le puits d’Évangéline et le drapeau acadien49. Lorsque représentée seule, Évangéline est une allégorie de l’Acadie entière, au même titre que Marianne dans le cas de la France ou Britannia au Royaume-Uni. Par exemple, la parade des festivités diocésaines de Yarmouth, en 1955, propose quatre chars allégoriques en référence directe à l’œuvre de Longfellow, dont un représentant Évangéline, allégorie de toute l’Acadie, remerciant ses bienfaiteurs50.
35 Le couple fait figure d’icône en raison de ses costumes, Évangéline encore plus que Gabriel, car c’est par le costume que ces personnages sont identifiables. Le costume est ici un code qui permet de distinguer ces personnages des autres dans les parades ou les spectacles. Par extension, ces costumes, reconnus comme étant les costumes traditionnels acadiens, permettent de distinguer les Acadiens représentés de leurs adversaires, les pirates ou les Anglais à l’uniforme rouge. De plus, dans le cadre d’une parade, l’absence quasi complète d’information textuelle (de dialogues) nécessite que les codes qui distinguent les représentations des différents chars allégoriques soient suffisamment explicites pour être reconnaissables visuellement de manière instantanée.
36 Évangéline et Gabriel sont ainsi des personnages que le public acadien reconnaît facilement et auxquels il peut s’identifier. De toute évidence, les Acadiens qui participent aux fêtes étudiées ici le font avec enthousiasme. Par exemple, les participantes à la parade du Bicentenaire à Pubnico sont toutes costumées (figure 4), alors qu’à Arichat, à l’Isle Madame, plusieurs femmes et filles sont costumées en Évangéline et un gamin en Gabriel au passage de la parade51. L’adoption du costume d’Évangéline comme « costume traditionnel acadien » date principalement des fêtes du Bicentenaire, et ce, partout dans les Maritimes52. Dans le cadre des fêtes à Clare, cette adoption presque hégémonique est très évidente.
Figure 4 : Participantes costumées à la parade du Bicentenaire à Pubnico-Ouest, 1955.
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37 Au cours de l’année précédant les fêtes, une résidente anglo-protestante de la municipalité, Mme Mary Harney, prend la responsabilité de dessiner les costumes qui seront portés par les hommes et les dames au cours des fêtes, en particulier pendant la parade et le bal. Son objectif est de faire des costumes « historiques »53. Les dames de chaque paroisse porteront le costume traditionnel des régions respectives de France d’où proviennent une majorité des résidents des paroisses. Les hommes, quant à eux, porteront presque tous un costume très simple, composé d’une chemise blanche, d’un gilet noir, d’un pantalon bleu et d’un ceinturon rouge. Harney se réserve pour ellemême un costume breton particulièrement flamboyant, beaucoup plus d’ailleurs que les costumes modestes qu’elle dessine pour les Acadiennes54. Le plus intéressant dans ce cas, c’est que Harney a tenté d’imposer aux Acadiennes de Clare des costumes plus « authentiques », plus « historiques » que le costume d’Évangéline. Et, dans une large part, celles-ci les ont rejetés.
38 En effet, en 1955, une majorité de femmes de la Baie Sainte-Marie, de même que celle de Par-en-Bas, se sont confectionné des costumes d’Évangéline plutôt que les costumes suggérés par Harney. Léopold LaPlante, eudiste, ancien supérieur et professeur au Collège Sainte-Anne, explique en effet :Pour le défilé, toutes les paroisses de la Baie avaient été pavoisées : chaque maison avait son drapeau acadien; tous les mâts étaient d’égale longueur et les drapeaux d’égale grandeur. Les gens s’étaient costumés en Évangéline et Gabriel. Madame Mary Harney, une artiste, nous avait été d’un précieux secours. Elle avait produit une douzaine de cartons peints représentant les costumes de diverses provinces de la vieille France, et chaque dame s’était choisi un patron à son goût. Souvenir en passant : les organisateurs un peu naïvement s’étaient proposé de suggérer un costume pour chaque paroisse; c’était mal connaître les femmes; chacune entendait bien garder la liberté de se choisir un costume à son goût55.
39 LaPlante explique ensuite que lors de la grande parade de Clare en 1955, allant de Meteghan jusqu’à Pointe-de-l’Église, les dames et les hommes de la Baie Sainte-Marie ont passé tout costumés parmi les chars allégoriques, les musiciens et les « tapageurs » (qui faisaient le tintamarre). Il en est de même lors de la procession costumée qui suit la parade à Pubnico ou lors du bal folklorique de Yarmouth le même soir56.
40 Ce costume est un symbole. Il est immédiatement reconnaissable et représente à la fois l’histoire acadienne et le peuple acadien tout entier. En revêtant le costume, les Acadiens et, surtout, les Acadiennes s’investissent de ce passé et déclarent leur « acadianité ». Dans une parade, la simple apparition du costume établit instantanément un rapport au passé collectif des Acadiens et à leur communauté. Plus encore, le costume symbolise la présence du passé acadien dans le présent. C’est là que se situe le véritable paradoxe. Les Acadiens, et particulièrement les Acadiennes, ne s’habillaient pas de cette façon ni avant, ni après la Déportation. Ils et elles ne s’habillaient pas ordinairement comme cela non plus au milieu du 20e siècle. Nous sommes en présence d’un faux vieux costume, d’une invention historique57.
41 Bien entendu, le costume d’Évangéline n’est pas différent en Clare qu’ailleurs en Acadie. De même, le costume traditionnel acadien n’est pas une plus grande invention que les costumes des participants des « Renaissance Fairs » partout en Amérique du Nord ou des Fêtes de la Nouvelle-France à Québec58. Cependant, l’adoption de ce costume par les Acadiens et, surtout, les Acadiennes de la Baie et de Par-en-Bas plutôt que tout autre costume indique l’autonomie des communautés acadiennes locales par rapport aux discours historiques et mémoriels extérieurs. La communauté s’est choisi un costume traditionnel, hégémonique soit, mais celui-ci est choisi malgré d’autres options, qu’elles aient été proposées par Harney ou d’autres, jugées moins authentiquement acadiennes.
42 Ce choix dénote une certaine indépendance dans la construction du discours historique local, au même titre que les narrations des « pageants ». De toute évidence, les Acadiens de la Nouvelle-Écosse ne veulent pas se faire imposer un discours historique venant d’ailleurs. De plus, l’adoption d’un costume, surtout dans le cadre de ces représentations historiques démonstrativement compensatoires, est un pas supplémentaire dans le processus de Vergangenheitsbewältigung. Grâce au costume, en conjonction avec le drapeau, les Acadiens deviennent visibles, visibles à euxmêmes, mais aussi aux autres qui trop souvent les occultent. La visibilité est le point zéro du processus de reconnaissance.
43 En somme, les Acadiens de la Nouvelle-Écosse se racontent un passé familier, reconnaissable et largement inventé. Un passé plus confortable qui inclut le passé historique de la Déportation. Un passé qui les réconcilie avec les traumatismes passés en soulignant leurs réussites et la reconstruction de leur communauté. En insistant sur les victoires et en « performant » une certaine image du passé historique, ancien et récent, les Acadiens de la Nouvelle-Écosse se donnent un passé compensatoire qui répond à leurs attentes propres, et non pas à celles des historiens ou à celles des leaders nationaux, et certainement pas à celles de leurs voisins anglo-protestants.
Notes