Le récit de la Déportation comme mythe de création dans l’idéologie des Conventions nationales acadiennes (1881-1937)

Chantal Richard
University of New Brunswick

1 LA DÉPORTATION DU PEUPLE ACADIEN se présente toujours comme un objet d’étude contentieux. Certains sont de l’avis qu’il faut réexaminer les faits historiques ou obtenir un pardon officiel. D’autres trouvent malsain de revenir sur le passé, particulièrement lorsque l’émotion s’en mêle. Depuis l’explosion littéraire et artistique des années 1970 en Acadie, on a reproché aux générations précédentes le repli sur soi, le pleurnichage et la nostalgie pour un pays perdu qui avait acquis, au cours des siècles, des qualités utopiques. Les historiens de cette nouvelle génération se sont efforcés de parler de ces événements avec une plus grande objectivité, tandis que les littéraires ont critiqué le style ampoulé et les descriptions idéalisées de leurs prédécesseurs. Malgré tout, le thème de la Déportation continue de figurer de façon saillante dans tous les domaines touchant aux études acadiennes.

2 Le présent texte aborde la question autrement. Plutôt que de chercher à démêler l’histoire du mythe, il propose de plonger au cœur même du processus de mythification afin de tenter de déterminer quelle est la fonction sociale des récits de la Déportation dans la conscience collective des Acadiens.

Les Conventions nationales acadiennes (1881-1937)

3 La première occasion officielle de prise de parole du peuple acadien en tant que collectivité a lieu pendant les Conventions nationales acadiennes. C’est à la suite d’une convention nationale des Canadiens français, en 1880, à laquelle une délégation importante d’Acadiens furent invités, qu’on prépare la première Convention nationale acadienne en 1881. On y choisit la fête nationale de l’Acadie, l’Assomption, en l’honneur de la Vierge Marie. Neuf autres conventions suivront, jusqu’à la dernière du genre en 1937. Outre le choix des symboles nationaux, l’élite y débat des questions d’ordre économique et social. Par la même occasion, en expliquant les valeurs, priorités et besoins des Acadiens, les orateurs et délégués de ces grands rassemblements jettent les bases idéologiques de l’Acadie telle que nous la connaissons aujourd’hui.

4 L’élite acadienne au tournant du 19e siècle, dont l’imagination avait été arrosée de récits bibliques et romantiques, avait pleinement saisi le potentiel idéologique de la Déportation pour la survie de la culture acadienne. Aussi, lorsqu’elle voulut unir le peuple pour conserver sa foi, sa langue et ses coutumes, cette élite n’hésita-t-elle pas à se servir de cette histoire en tant que point de repère collectif, et la Déportation des Acadiens devint centrale à l’identité même du peuple.

5 Pourtant, dans les discours des neuf conventions nationales acadiennes, on ne retrouve que 14 occurrences du mot « déportation », 7 occurrences du mot « expulsion », 18 occurrences du mot « dispersion » et 6 occurrences de l’expression « grand dérangement ». Cependant, le mot « histoire » y figure 232 fois, et quand on examine les contextes de ce mot, il est clair que c’est le moyen privilégié qu’utilisent les orateurs des Conventions nationales acadiennes pour se référer à la Déportation et aux récits qui l’entourent. À l’aide du logiciel d’analyse de données textuelles Hyperbase, il est possible de repérer tous les mots présents dans le même contexte que le mot « histoire ». En se basant sur la totalité des occurrences de ce mot-pôle, le logiciel mesure le degré d’attraction entre ce mot et les mots les plus fréquemment retrouvés autour de celui-ci. Plus l’écart réduit (formule statistique exprimant la différence entre une fréquence observée et une fréquence théorique) est élevé, plus le lien est fort entre le mot « histoire » et le mot associé. Le tableau suivant présente donc en ordre hiérarchique d’importance les mots les plus associés au mot « histoire » dans les discours des Conventions nationales acadiennes : La première colonne du tableau 2 représente l’écart réduit, la deuxième donne le nombre total d’occurrences dans le corpus alors que la troisième donne le nombre d’occurrences dans les extraits ou contextes contenant le mot « histoire ». Dans la grande majorité des cas, lorsqu’on parle de l’histoire acadienne, il s’agit de « drame », d’histoire «sanglante », de «malheurs » et d’un « tableau » « touchant ». En d’autres mots, on parle des événements entourant 1755 – date qui a également acquis avec le temps de très fortes connotations symboliques.

Tableau 1. Les Conventions nationales acadiennes1

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Tableau 2. Environnement thématique du mot « histoire » dans le corpus des CNA

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6 Cependant, il faut revenir sur le sens donné aux mots par ces orateurs. Lorsqu’on parle de la Déportation, on parle non seulement des événements qui ont eu lieu à Grand-Pré, mais aussi des conflits qui ont mené à ces événements et de la dispersion qui s’est ensuivie. En d’autres mots, l’histoire « douloureuse » dont on parle peut désigner autant les luttes des premiers colons que la séparation des époux et des épouses et même le retour à la terre natale. Le réseau sémantique autour des récits de la Déportation s’en trouve alors grandement élargi. Des mots tels que « drame », « sanglante », « événements », « malheurs », « tableau », « touchant », « notre », « acadienne », etc., font principalement allusion à la Déportation des Acadiens, alors que des mots comme « humanité » et « empire(s) » sont présentés pour fins de comparaison à un contexte social plus large. Des mots comme « page(s) », « lignes », « volume » et « annales » attestent d’un intertexte littéraire ou historique omniprésent. D’autres tels que « récit », « écrire », « exemples », « traditions », « raconte » et « enseigne » montrent l’orientation didactique des discours sur l’histoire de la Déportation et la nécessité de transcrire cette dernière pour les futures générations. Finalement, l’environnement thématique comprend également un grand nombre de noms de personnes ayant écrit sur la Déportation et le mot « distinct », auquel nous reviendrons dans la section « La Déportation au service de l’idéologie nationaliste acadienne ».

7 On remarque alors que l’environnement thématique et les contextes du mot « histoire » dans ces discours mettent en évidence une ambiguïté sémantique : on entend par le mot « histoire » le sens de la suite chronologique d’événements, mais aussi celui d’un récit narré. Il faut rappeler qu’à l’époque l’étude et l’enseignement de l’histoire ne reposaient pas toujours sur les principes de l’objectivité que l’on suppose aujourd’hui. En 1921, un comité est désigné pour se prononcer sur la création d’une société historique acadienne. En 1927, les membres du comité expriment leur point de vue de façon bien explicite :La fonction d’une société historique consiste surtout à enseigner l’art de rapporter et d’apprécier les événements du passé. Selon M. Gabriel Hanotaux, grand historien français, l’histoire est une science et un art2.

L’histoire ne s’enseigne et ne s’apprend pas qu’à l’école. Elle doit aussi s’enseigner et s’apprendre à la maison et sur la place publique. [...] Lors de ces manifestations nationales, les Acadiens aiment qu’on leur rappelle le plus éloquemment possible les douloureuses péripéties du grand dérangement. Le cœur triste et l’âme émue, ils écoutent religieusement ces évocations d’un passé de gloire et de sacrifice où leurs aïeux jouèrent un rôle si sublime. Ils regardent ce qu’on leur raconte comme une prière adressée à la mémoire des saints de Grand-Pré. Bien que leurs noms ne soient pas inscrits au martyrologe de l’Église, nos ancêtres sont des saints. L’Église élève sur ses autels des âmes dont le sacrifice n’a pas été plus consenti que celui des proscrits de 1755, qui acceptèrent la déportation et la mort plutôt que d’apostasier3.

8 On comprend alors que l’affectivité est un élément important dans la transmission de l’histoire acadienne et que la façon de raconter est aussi importante que le sujet luimême. Ce qui nous paraît aujourd’hui comme une exagération maladroite était perçu à l’époque comme un moyen légitime de frapper l’imagination et de fouetter la fierté nationale.

Mythification de l’histoire

9 La confusion autour des faits historiques s’installe donc dès le début. Les orateurs des Conventions font rarement la distinction entre l’histoire et la fiction. D’ailleurs, la figure de proue de cette mythification leur avait été donnée par un écrivain qui n’avait jamais foulé le sol acadien. Longfellow est souvent cité dans les discours, mais on a l’impression qu’il a été témoin de faits réels plutôt que créateur d’une puissante œuvre de fiction :À l’époque où les premiers colons vinrent s’établir dans le nouveau monde, français et catholique étaient synonymes… […] Grâce au dévouement de ces prêtres et à la grande docilité qu’ils apportaient à leur enseignement, nos pères surent garder cette foi forte et éclairée avec les mœurs d’une parfaite honnêteté et de la plus délicate observance des règles de la justice chantées par Longfellow dans ce vers connu : « Neither locks had they to their doors nor bars to their windows »; ils n’avaient ni serrure à leurs portes, ni barreaux à leurs fenêtres4.

10 Les orateurs des Conventions s’inspirent des techniques du mouvement littéraire romantique dans leurs récits et ils iront jusqu’à adopter le personnage fictif d’Évangéline comme symbole virginal de la souffrance des Acadiens :Mères acadiennes, en attendant qu’un peuple reconnaissant comble les lacunes de l’histoire à votre égard, réjouissez-vous de ce que le poète s’est montré plus juste que l’historien; que votre attachement à la religion, votre amour de l’Acadie, votre héroïsme, enfin toutes vos vertus, sont couronnées ensemble dans le grand poème épique qu’on appelle « Évangéline »5.

11 La logique des arguments passe alors au second plan, et la rhétorique et le symbolisme dominent. Nous sommes devant la construction du grand mythe fondateur de l’Acadie post-Déportation.

La Déportation au service de l’idéologie nationaliste acadienne

12 Dans les discours des Conventions nationales acadiennes, les récits de la Déportation servent de justification pour bien des arguments. Lorsqu’on s’attarde longuement à débattre le choix de la fête nationale à la première Convention, les enjeux sont clairs : l’option de la Saint-Jean-Baptiste exprimerait une solidarité avec le peuple canadienfrançais, mais si l’on opte pour une fête propre à l’Acadie, on se définit comme peuple à part entière :Choisissons-nous une fête qui nous soit propre, messieurs. Nous avons une histoire à nous; nous avons un passé malheureux qui nous est propre; notre condition est humble; notre avenir n’est pas celui d’un peuple puissant par le nombre et les ressources : ayons pour nous seuls un jour national, où nous nous réunirons pour parler de nos pères; où nous rappellerons les gloires et les malheurs du passé; où nous pleurerons ensemble sur ce grand holocauste de 1755; un jour où nous oserons regarder l’avenir en face parce que nous serons ensemble, unis, nous tenant par la main; mais encore une fois, que ce jour, cette fête, si vous préférez, soit propre, soit particulier au peuple acadien6.

13 Au risque de blesser les alliés et cousins de l’Acadie, on décide de privilégier une fête et une patronne nationales qui distinguent l’Acadie des autres peuples francophones afin d’éviter l’assimilation et l’oubli de l’Acadie comme nation. C’est l’histoire de la Déportation qui est constamment soulignée comme élément distinctif du peuple acadien. Rappelons que le mot « distinct » se retrouve parmi les unités lexicales les plus fréquemment associées au mot « histoire » (voir tableau 2).

14 La déportation sert également de fondement pour les arguments idéologiques tels que la promotion de la religion et de la langue :Or lorsque nous interrogeons l’histoire de notre pays, nous pouvons apercevoir deux notes distinctives qui caractérisent notre peuple acadien à son origine; son attachement à sa foi et à sa langue et son amour de la terre. Nous avons déjà suffisamment montré, croyonsnous, qu’il doit sa conservation à sa fidélité à la religion et à la langue de ses aïeux, surtout lorsqu’il était sollicité de toutes manières à abdiquer l’une et l’autre par son entourage. S’il n’avait consulté que ses intérêts matériels et immédiats cette abdication lui eût valu la tranquillité, l’aisance et l’amitié de ses maîtres; elle lui eût aussi épargné la persécution de l’exil, et à nous ses descendants beaucoup de luttes de toutes sortes que nous avons à soutenir pour ne pas forfaire à l’honneur. Mais alors nous serions les fils d’apostats et nous ne pourrions avoir de respect pour nos pères […].

Aussi, nous bénissons Dieu de nous avoir épargné ce honteux partage et dans une circonstance comme celle d’aujourd’hui nous devons jurer de rester fidèles nous-mêmes et de transmettre intactes aux générations futures toutes les caractéristiques de notre peuple : l’amour de notre foi catholique et de notre langue française7.

15 La foi et la langue sont alors représentées comme des outils indispensables à la survie du peuple et sont d’autant plus précieuses que les ancêtres des Acadiens ont grandement souffert pour assurer leur préservation, et ce, malgré le fait qu’il eût été plus facile de les abandonner pour éviter « la persécution de l’exil ». De même, on se sert du récit de la Déportation pour promouvoir l’agriculture et un mode de vie rural : « Au milieu de ce nouveau paradis terrestre régnait la paix, la tranquillité, l’innocence. Le cultivateur partageait ses affections entre l’Église, sa famille et son champ8. » Il s’agit, bien sûr, d’une allusion à l’âge d’or pré-Déportation. Finalement, la Déportation sert d’instrument de cohésion sociale pour une nation renaissante qui a grandement besoin d’être réunie :Voulez-vous savoir, messieurs, ce qui fait que le petit peuple acadien se distingue de tous les peuples de la terre, sans même excepter le peuple canadien? C’est parce que les circonstances qui se rattachent à son origine et qui ont entouré son existence sont différentes de celles qui ont formé le caractère national des autres peuples. Ouvrez son histoire et vous y trouverez le récit de ces circonstances. Ce sont les vicissitudes orageuses de son existence, jointes à son long isolement de la France et du Canada, qui ont formé sa physionomie nationale et qui le font reconnaître comme un peuple distinct au milieu de tous les peuples qui l’entourent9.

16 En effet, il est difficile de contredire ces affirmations qui reposent sur le pouvoir affectif du récit de la Déportation auprès des Acadiens. Instrument idéologique passe-partout, le récit devient stylisé, voire ritualisé, par sa répétition même.

Ce qui est entendu par mythe

17 Il convient ici de dire un mot sur la fonction sociale du mythe. D’après Mircea Eliade, le mythe vivant « fournit des modèles pour la conduite humaine et confère par là même signification et valeur à l’existence ». En plus, « le mythe raconte une histoire sacrée; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des "commencements" ». Le mythe « est considéré comme une histoire sacrée, et donc une "histoire vraie" parce qu’il se réfère toujours à des réalités10 ». Si Eliade parle d’histoire vraie ici, c’est dans le sens de la vérité sacrée et absolue.

18 En plus d’une sacralisation, le récit de la Déportation a subi des modifications pour des raisons esthétiques. Gilbert Durand, dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire, dit que « la mémoire, permettant de revenir sur le passé, autorise en partie la réparation des outrages du temps. La mémoire est bien le domaine du fantastique puisqu’elle arrange esthétiquement le souvenir11. » Le récit a donc été stylisé par des siècles de tradition orale.

19 Certes, les Acadiens d’après la Déportation ont ressenti le besoin d’exprimer leur angoisse face à l’aspect incompréhensible de cet événement traumatique. Ils cherchent un sens à leur histoire collective. C’est en partie ce qui motive les peuples à se créer des mythes d’origine et des cosmogonies. Lévi-Strauss affirme que « tout mythe est une recherche du temps perdu12 ». La perte d’une Acadie idéale pré-Déportation amène les Acadiens à faire un deuil de ce qu’ils auraient pu être comme peuple. L’histoire étant irréversible, on ne peut exorciser ce traumatisme sur le plan réel, alors les Acadiens des Conventions nationales acadiennes se tournent vers l’univers du symbole et du mythe.

20 Car le mythe est un retour au temps cyclique, il est « un être hybride tenant à la fois du discours et du symbole. Il est l’introduction de la linéarité du récit dans l’univers non linéaire et pluri-dimensionnel du sémantisme13. » Le mythe permet alors de purger le traumatisme collectif de façon symbolique. Gilbert Durand remarque au sujet du rôle de la répétition dans le mythe : « En témoignent les grands mythes d’origine [...] : le mythe est une répétition rythmique, avec de légères variantes, d’une création. Plus que raconter, comme le fait l’histoire, le rôle du mythe semble être de répéter comme le fait la musique14. »

21 Ce phénomène est omniprésent dans les récits répétitifs et stylisés de la Déportation dans les Conventions nationales acadiennes comme ailleurs. Le temps cyclique et le temps linéaire sont alors combinés dans la mythification du récit de la Déportation.

22 Si l’histoire des Acadiens, c’est-à-dire les faits historiques scientifiques et objectifs, ont une place sur l’axe linéaire du temps, on a réussi, dans les discours des Conventions, à les transposer dans un temps mythique. Le récit du « Grand Dérangement », avec tout ce qui précède et qui suit la fameuse « catastrophe de 1755 », devient à la fois mythe d’origine, de création et de chute dans l’inconscient collectif du peuple acadien.

Mythe d’origine

23 Toute société ressent le besoin de se donner une cosmogonie ou un récit d’origine. De tels récits semblent être issus du besoin de définir en deux temps : premièrement sur l’axe linéaire du temps et deuxièmement dans un espace mythique ou sacré.

24 Le processus de construction d’identité comprend un processus d’identification et de différenciation. Si les idéologues acadiens de l’époque s’identifient toujours à la France comme mère-patrie et au Québec comme sœur en Amérique, partout dans les Conventions, l’histoire de la Déportation est à la base du processus important de différenciation :Nous formons un peuple distinct par notre histoire et nos malheurs. [...] Nos malheurs sont uniques dans l’histoire des nations. Notre conservation au milieu de nos luttes et de nos tribulations est miraculeuse. Notre histoire est la plus belle comme la plus pure et nous avons droit d’en être fiers. Soyons orgueilleux de notre passé et travaillons avec ardeur à assurer un avenir glorieux à notre race sur ce continent américain15.

25 L’histoire de la Déportation est non seulement distincte, mais élevée au statut d’épreuve initiatique collective. C’est le deuxième temps de la construction identitaire dans l’espace mythique ou sacré. Dans cette société en voie de renaître, « les mythes constituent donc la somme du savoir utile », comme le disait Eliade16. Au début de l’époque que l’on a appelée la renaissance acadienne, peu d’Acadiens sont instruits et leur base de connaissances repose sur une élite principalement religieuse. D’ailleurs, la religion contrôle le savoir puisque les premiers établissements d’enseignement en Acadie sont fondés par le clergé québécois.

26 S’il paraît naturel que le clergé se soit emparé de la Déportation pour inspirer la foi, il faut noter que les laïcs y ont aussi reconnu l’occasion rêvée d’unir le peuple acadien. Toujours selon Eliade : « Ignorer ou oublier le contenu de cette "mémoire collective" constituée par la tradition équivaut à une régression à l’état "naturel" (la condition acculturelle de l’enfant) ou à un "péché", ou à un désastre17. » C’est dans cette veine que le sénateur Pascal Poirier, à la Convention d’Arichat en 1900, exprime que ce serait un « avenir de désastre, si nous nous divisons et si nous nous montrons impropres à la mission séculaire qui semble être celle de notre race dans l’histoire18 ».

27 Ce qui est frappant dans tous ces discours autour de l’identité acadienne est que l’Acadien semble se définir a priori par la Déportation. On parle très peu dans les Conventions ou ailleurs de la fondation de l’Acadie ou de l’Acadie pré-1755. Lors du bicentenaire de la Déportation, en 1955, par un glissement sémantique, le journal L’Évangéline se réfère aux fêtes comme étant le « Bicentenaire de l’Acadie19 ». Tout se passe comme si l’Acadie était née de la Déportation.

Mythe de création

28 Les rares récits de l’Acadie pré-Déportation dans les Conventions nationales sont fortement idéalisés. Il n’est pas étonnant de constater qu’ils sont également inspirés de Longfellow :Là vivait, soumise à l’Évangile, la petite démocratie acadienne. Le crime y était ignoré, l’ambition n’y trouvait point de place. Là le plus riche était pauvre, et le pauvre vivait dans l’abondance. Là le curé était tout à la fois prince, juge et notaire. Les familles étaient nombreuses et prospères. C’était l’âge d’or de l’harmonie et de la paix20.

29 On suppose alors qu’au début des temps les Acadiens vivaient dans un paradis terrestre où le vice était absent. Impossible de ne pas y voir l’intertexte biblique d’un Éden avant la chute. Et comme dans la version biblique, la femme y joue un rôle important avec, cependant, des modifications importantes. Les idéologues masculins des Conventions nationales se retournent vers la femme acadienne non pas comme une Ève qui a commis le péché primordial, mais plutôt comme symbole de la souffrance et du sacrifice.Ah! Ce cri de la douleur maternelle, auguste, tendre, terrible tout à la fois; qui a une majesté qui étonne, un éclat qui déchire; ce cri qui est un sanglot de l’âme qui domine, qui saisit; qui pénètre, qui brise, c’est le cri de nos mères acadiennes! Rachel a vu ses enfants périr sous le glaive, Évangéline a vu quelque chose de plus déchirant encore; elle a vu ses enfants impitoyablement arrachés aux étreintes de la mère, pour être jetés sur des plages lointaines, inhospitalières, où une mort plus cruelle que celle du glaive les attendait. Elle a vu l’épouse brutalement séparée de l’époux, la sœur séparée du frère : œuvre inique qui couvrira à jamais d’une flétrissure sanglante la mémoire des auteurs de ce drame unique dans l’histoire des peuples. Oui, la mémoire sanglante, exécrée des Lawrence, des Winslow, des Murray, portera éternellement le plus écrasant de tous les anathèmes : celui de la mère, blessée dans les fibres les plus délicates, les plus vibrantes de son cœur maternel. Ah! Qu’elle fut grande, qu’elle fut profonde la douleur de nos mères acadiennes21!

30 Évangéline et la Vierge Marie sont les mères qui portent la souffrance de tout le peuple. Elles sont pures et innocentes, comme le peuple acadien avant l’arrivée des habits rouges.

La Déportation comme chute

31 Dans le récit de la Genèse et celui de la Déportation, la catastrophe deviendra l’héritage de toutes les générations qui suivent. Ces deux récits sont manipulés pour fournir à la société « des modèles pour la conduite humaine », comme le disait Eliade. Lorsqu’on veut augmenter les naissances, on rappelle les familles « nombreuses et prospères » de l’âge d’or. De même pour la préservation de la foi, de la langue et des coutumes, qui auraient sauvé les Acadiens en tant que peuple.

32 Afin d’éviter le mal de la chute première, cependant, les idéologues des Conventions nationales acadiennes insisteront sur le fait que les Acadiens étaient innocents et vertueux pendant cet âge d’or. Ils projettent la faute sur un Autre qu’ils identifieront comme nettement diabolique. Si Ève a succombé à la tentation, Évangéline, elle, a été violée. À la première Convention nationale, on trouve le récit suivant : « Le projet le plus infernal, comme vous le savez, avait été conçu depuis un certain temps par un ennemi implacable, aigri d’avance par ses luttes avec la France, et il ne tarda pas à être mis en exécution par l’attentat le plus diabolique qui se soit jamais vu chez une nation civilisée22. »

33 Ce genre de discours ne surprend pas, mais je souligne l’utilisation de mots tels que « infernal » et « diabolique », qui se retrouvent fréquemment dans ces discours et qui illustrent bien l’idée d’un mal primordial.

34 Car, puisqu’on est toujours sous le régime anglais, on hésite à condamner ces derniers de façon trop directe, ne voulant pas heurter ses compatriotes contemporains :Les Anglais (ce ne sont pas ceux de notre époque), rapportent l’abbé Ferland, l’abbé Gauthier, M. Rameau et M. Garneau, ayant résolu de chasser de l’Acadie toute la population française, l’attirèrent dans un piège à Grand-Pré, et après avoir promené le fer et la flamme, on jeta sur des navires plus de sept mille personnes de tout âge, de tout sexe, on leur fit prendre la route de l’exil et ensuite on les dispersa depuis Boston jusqu’à la Caroline.
[...]
Ah! s’il leur était donné, un instant, de voir ces beaux champs qu’ils ont dévastés dans leur rage diabolique, ces beaux temples, ces belles maisons d’éducation, ces nombreuses résidences qui ont remplacé celles qu’ils ont incendiées. Ah! je le répète, s’il leur était donné de voir cette nation aujourd’hui debout, pleine de vigueur et qu’ils croyaient avoir pour toujours clouée à leur infâme gibet, ils écraseraient sous le poids de leur honte23.

Je regrette d’avoir à constater que le drapeau britannique, qui nous abrite si heureusement, ait flotté sur l’église de Grand-Pré en ce jour néfaste. Cependant, c’était un événement providentiel. Ces pauvres habitants de Grand-Pré sont dans les fers et on les entasse comme de vils esclaves sur des vaisseaux anglais. Oh! Quelle déchirante séparation! L’époux est forcé de se séparer de son épouse et de ses enfants. On ne tient aucun compte des pleurs de tous ces infortunés, et ces vaisseaux s’éloignant de ces rivages autrefois si heureux, sont dirigés vers les différentes colonies anglaises. L’Acadie sera-t-elle anéantie? Ce petit peuple est donc destiné à périr! Non, elle survivra encore et elle prendra son rang au nombre des peuples les plus heureux et les plus prospères. [...] Quelques années après, lorsque la France et l’Angleterre déposèrent les armes, presque tous ceux qui restaient dans les États de la Nouvelle-Angleterre entreprirent de regagner par terre la patrie que rien ne pouvait remplacer24.

35 Le recours à l’univers du sacré et du mythique est encore nécessaire pour pallier la difficulté du blâme. On ne peut se réconcilier avec l’idée que ce gouvernement sous lequel on vit en relative harmonie soit le même que celui qui ait montré tant de cruauté. On se tourne donc vers la Providence et l’influence des forces du mal.

Intertexte biblique

36 L’intertexte biblique est très souvent explicite. C’est le cas dans l’exemple qui suit : « L’histoire de notre réhabilitation comme peuple n’est éloignée que d’un pas de l’histoire de la création, tous deux sont l’œuvre de la Providence; le dernier est un miracle, le premier tient du miraculeux25. »

37 Comme pour la chute d’Adam et Ève, la Déportation est représentée moins comme une fin que comme un début puisque les Acadiens devront subir des épreuves incroyables (si on se fie aux récits), ce qui aura pour effet de prouver leur si grande vertu. Le peuple acadien est souvent comparé explicitement au peuple d’Israël. Il est donc, lui aussi, un peuple choisi par Dieu, mais dans le sermon du père Chiasson, il doit se montrer supérieur aux Juifs :[J]e vous demanderai, comme Josué disait aux Juifs, de considérer avec moi les bienfaits que Dieu vous a accordés et ensuite de vous demander si vous voulez le servir toujours, ce Dieu bienveillant pour vous. [...] mais ce que je vous demanderai aujourd’hui, c’est d’être plus fidèles que les Israëlites à vos engagements26.

38 La survie de l’Acadie est d’autant plus significative et puissante sur le plan symbolique lorsqu’on constate à quel point l’Acadie a été persécutée : « Nous sommes revenus de l’exil comme par enchantement et sortis de la mort par miracle, comme, jadis, Lazare sortant vivant du tombeau27. » Cet intertexte biblique qui revient inlassablement a pour fonction de sacraliser, de rendre vrai (comme dans la vérité sacrée et absolue) le récit. Les Acadiens se trouvent alors revalorisés par cette comparaison flatteuse. L’intertexte biblique a aussi l’avantage d’être très bien connu par l’élite acadienne ainsi que par le peuple. Le schéma est universel, mais sa manifestation est adaptée à l’idéologie de ce nouveau nationalisme acadien.

Conclusion

39 La mythification des récits de la Déportation fonctionne en deux temps : de façon bien concrète, on s’en sert pour promouvoir les idéologies telles que l’agriculture, la langue et la religion, mais de façon plus large et plus symbolique, la fonction sociale de cette mythification a été d’unir le peuple et de lui donner une place sur l’axe linéaire du temps chronologique et sur l’axe sacré du temps mythique et cyclique.

40 Les orateurs des Conventions nationales acadiennes n’ont pas attendu le rapport Durham pour se doter d’une histoire bien à eux, qui comprenait tous les éléments nécessaires à un drame initiatique et qui suivait de très près le schéma de la chute première – avec, toutefois, une exemption de toute culpabilité. Cette mythification fut consciente et voulue par les idéologues, qui ont très bien réussi leur coup en partie grâce à un poète américain, mais aussi parce que les Acadiens du tournant du 20e siècle avaient l’âme au romantisme. C’est pourquoi, par de nombreux glissements sémantiques, les déportations sont devenues LA Déportation, 1755 a été investi de tout le poids chronologique d’une série de conflits et le tout a acquis, par la répétition et la stylisation (qui comprend forcément des simplifications), le statut de cosmogonie de l’Acadie. Le récit mythifié de la Déportation prend alors l’allure d’un mythe de création puisqu’il est devenu l’histoire de l’origine, de la chute et de la réhabilitation des Acadiens comme peuple.

CHANTAL RICHARD

Notes

1 Les discours des trois premières conventions (1881-1890) ont été retranscrits du livre de Ferdinand Robidoux publié en 1907, alors que les discours prononcés lors des conventions suivantes (1900-1937) ont été recueillis à partir de L’Évangéline, du Moniteur Acadien et de L’Impartial dans le cadre d’un projet de publication, en collaboration avec Denis Bourque et Manon Laparra. Cependant, les discours prononcés à Tignish (1913) n’ont pu être retrouvés. Puisque la Convention de Tignish avait été boycottée par les Acadiens du Nouveau-Brunswick, ni L’Évangéline ni Le Moniteur Acadien n’ont publié de discours ayant eu lieu à Tignish. De plus, les bureaux de L’Impartial ont brûlé peu après 1913 et toute trace de cette convention semble avoir été perdue. Les archives de Charlottetown et de la Bibliothèque nationale ont aussi été consultées, mais sans succès.

2 Domitien Robichaud, secrétaire-rapporteur du Comité d’histoire acadienne, « Travaux sur l’Acadie publiés depuis 1921 : fondation d’une société historique acadienne, enseignement de l’histoire », discours prononcé lors de la Convention de Moncton en 1927, extrait tiré de L’Évangéline, 6 octobre 1927, p. 11.

3 Ibid.

4 Mgr P.-A. Chiasson, discours (sermon) prononcé lors de la Convention de Memramcook en 1937, extrait tiré de L’Évangéline, 12 août 1937, p. 1.

5 Juge LeBlanc, discours d’ouverture prononcé lors de la Convention de Memramcook en 1937, extrait tiré de L’Évangéline, 12 août 1937, p. 3.

6 Pascal Poirier, [s.t.], discours prononcé lors de la Convention de Memramcook en 1881, extrait tiré de Ferdinand J. Robidoux, Conventions nationales des Acadiens, Shediac, Imprimerie du Moniteur Acadien, 1907, p. 57.

7 Mgr P.-A. Chiasson, discours (sermon) prononcé lors de la Convention de Memramcook en 1937, extrait tiré de L’Évangéline, 12 août 1937, p. 1.

8 Père Marcel-François Richard, [s.t.], discours prononcé lors de la Convention de Miscouche en 1884, extrait tiré de Robidoux, Conventions nationales des Acadiens, p. 181.

9 Rév. S.J. Doucet, [s.t.], discours prononcé lors de la Convention de Memramcook en 1881, extrait tiré de ibid., p. 48.

10 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 10-15.

11 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 466-467.

12 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 433.

13 Ibid., p. 430.

14 Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 418.

15 David V. Landry, [s.t.], discours prononcé lors de la Convention de Saint-Basile en 1908, extrait tiré du Moniteur Acadien, 3 septembre 1908, p. 4.

16 Eliade, Aspects du mythe, p. 154-155.

17 Ibid.

18 Sénateur Poirier, « L’adresse à sir Wilfred Laurier », discours prononcé lors de la Convention d’Arichat en 1900, extrait tiré de L’Évangéline, 6 septembre 1900, p. 1.

19 L’Évangéline – Numéro du Bicentenaire, 15 août 1955, 81 p.

20 Rév. T. Albert, « Souvenirs d’un peuple dispersé », discours prononcé lors de la Convention de Saint-Basile en 1908, extrait tiré du Moniteur Acadien, le 3 septembre 1908, p. 1 et 4.

21 Abbé Jos R. Doucet, discours (sermon) prononcé lors de la Convention de Caraquet en 1905, extrait tiré de L’Évangéline, 7 septembre 1905, p. 1.

22 J.P. Rhéaume, [s.t.], discours prononcé lors de la Convention de Memramcook en 1881, extrait tiré de Robidoux, Conventions nationales des Acadiens, p. 41.

23 Ibid.

24 Père Marcel-François Richard, [s.t.], discours prononcé lors de la Convention de Memramcook en 1881, extrait tiré de ibid., p. 23.

25 Jos. Poirier, [s.t.], discours prononcé lors de la Convention de Caraquet en 1905, extrait tiré de L'Évangéline, 14 septembre 1905, p. 1.

26 Père Chiasson, discours (sermon) prononcé lors de la Convention de Saint-Basile en 1908, extrait tiré de L'Évangéline, 3 septembre 1908, p. 2.

27 Abbé Belliveau, [s.t.], discours prononcé lors de la Convention d'Arichat en 1900, extrait tiré du Moniteur Acadien, 30 août 1900, p. 2.