1 J’AI CONSTATÉ, IL Y A PLUS DE 30 ANS, les particularités ainsi que les défis à relever dans la préparation et l’enseignement de cours en histoire acadienne. À la retraite depuis quelques mois seulement, j’ai choisi de présenter ici une réflexion très personnelle sur l’expérience que j’ai vécue à cet égard au cours des dernières décennies1. Tout au long de ma carrière, j’ai enseigné des cours de divers niveaux, soit des cours de niveaux 1000 et 2000, qui sont de grands survols de l’histoire de l’Acadie de 1604 à aujourd’hui, et des cours de niveaux 3000 et 4000, qui adoptent une approche thématique2.
2 Très rapidement, lors de la préparation de ces cours, plusieurs questions m’ont interpellée. Ainsi, de quelle Acadie doit-on parler : l’Acadie des Maritimes, l’Acadie du Canada atlantique, l’Acadie du Nouveau-Brunswick? Comment doit-on aborder l’histoire du peuple acadien dispersé et vivant dans un « pays sans frontières »? Doit-on, si l’on veut former des citoyennes et des citoyens responsables, mettre davantage l’accent sur une Acadie politique plutôt que sur une Acadie culturelle? Comment doit-on traiter la question identitaire, surtout dans une région comme le Madawaska, où l’identité régionale est très forte et où l’appartenance à l’Acadie est souvent remise en question? Comment doit-on adapter son enseignement dans une période où le vécu et les connaissances générales des jeunes ont beaucoup évolué? Comment doit-on répondre aux demandes de la communauté qui sont nombreuses et variées? Peut-on s’engager activement pour la cause acadienne en tant qu’universitaire? Ces questions m’ont accompagnée durant toute ma carrière de professeure chercheuse en histoire acadienne au campus d’Edmundston de l’Université de Moncton.
3 Le premier grand défi à relever pour moi était de déterminer le territoire à étudier. L’Acadie est une entité sans territoire fixe. Après mûre réflexion, j’ai choisi d’enseigner l’histoire de l’Acadie des Maritimes ou de l’Acadie du Canada atlantique (selon les objectifs du cours). J’ai pris cette décision pour diverses raisons. Tout d’abord, de nombreux Acadiens et Acadiennes vivent dans ces régions du Canada où l’Acadie vit le jour et où des milliers de déportés revirent s’établir à la fin du 18e siècle3. De nos jours, ils ont un poids démographique important dans plusieurs régions du Canada atlantique. Bien des habitants de ces régions s’identifient à l’Acadie et militent activement, à travers un réseau associatif fort dynamique4, pour la protection et l’avancement des droits des Acadiennes et des Acadiens5. De plus, après avoir évalué les besoins de formation de notre principale clientèle dans ces cours, soit les étudiantes et les étudiants inscrits en éducation, et après avoir étudié les curriculums des cours offerts dans les écoles francophones du Nouveau-Brunswick, j’ai réalisé que l’accent devait être mis sur l’histoire des Acadiennes et des Acadiens du Canada atlantique. En effet, au primaire, les élèves suivent surtout des cours qui traitent de l’histoire de leur localité, de l’histoire des régions acadiennes du Nouveau-Brunswick et du Canada atlantique. Au secondaire, l’accent est mis sur l’histoire du Canada dans son ensemble et sur l’histoire de l’Acadie des Maritimes.
4 Une fois le territoire défini, je devais décider de l’approche à privilégier. Ainsi, devais-je adopter une approche mettant davantage l’accent sur une Acadie politique6 ou sur une Acadie culturelle? J’ai opté pour une approche axée sur une Acadie politique, car j’ai voulu répondre à un des objectifs de ces cours, c’est-à-dire former des citoyennes et citoyens responsables qui seront en mesure de jouer un rôle important dans leur communauté. L’Acadie culturelle ne fut pas, pour autant, évacuée des cours. Il s’agissait d’une thématique importante abordée dans chacune des périodes chronologiques7. Comme d’autres historiens, je suis d’avis que les frontières entre les champs sont « moins étanches qu’on ne le laisse souvent entendre, d’où la nécessité d’entreprises plurielles et de leur interrelation8 ». Une plus grande complémentarité des approches est donc souhaitable.
5 La revue Acadiensis a été une ressource importante dans la préparation et l’enseignement de mes cours d’histoire acadienne. Dans les cours de niveaux 3000 et 4000 tels que HIST3600 Thèmes d’histoire du travail ou encore HIST4710 Régions et régionalismes : le Madawaska, les étudiantes et les étudiants devaient lire et analyser deux articles et/ou chapitres de livre à chaque semaine. Les textes choisis provenaient souvent de la revue Acadiensis9. Ces textes faisaient l’objet de discussions en classe et ils étaient matière à examen. Un des critères de sélection pour le choix des lectures était la langue. Puisque certains de mes étudiantes et étudiants avaient un niveau d’anglais peu élevé, je devais opter pour une majorité de textes en français. J’ai donc apprécié les efforts déployés par le comité de rédaction de la revue au cours des deux dernières décennies afin d’inclure davantage de contenu en français. J’espère que ces efforts se poursuivront au cours des prochaines années afin de joindre davantage d’étudiantes et d’étudiants qui suivent nos cours d’histoire acadienne et canadienne.
6 La question identitaire a souvent mené à des discussions assez animées dans chacun de mes cours d’histoire acadienne, tout spécialement dans le cours d’introduction. À plusieurs reprises au cours des années, il a fallu convaincre les étudiantes et les étudiants de l’intérêt et de la pertinence de suivre un ou des cours d’histoire de l’Acadie dans leur formation universitaire10. C’était particulièrement le cas des jeunes adultes originaires du Madawaska, une région frontalière où l’identité régionale est très forte et où l’appartenance à l’Acadie a souvent été remise en question11. Ainsi, à chaque début de semestre, dans le cadre du cours HIST2411 Histoire générale de l’Acadie, un sondage était réalisé auprès des étudiantes et des étudiants afin de comprendre leur rapport à l’Acadie et leur compréhension de l’histoire acadienne. Certains – surtout ceux originaires du Madawaska – s’interrogeaient sur la place du Madawaska dans l’Acadie du Nouveau-Brunswick et sur leur rapport à l’Acadie. Ils s’identifiaient davantage au Madawaska ou au Canada français qu’à l’Acadie. Ils se disaient donc Brayons, Canadiens français ou simplement Canadiens. À la fin du semestre, j’abordais de nouveau la question identitaire et, pour plusieurs, les résultats étaient fort différents. Ainsi, après avoir étudié l’histoire de l’Acadie depuis 1604, plusieurs se sentaient davantage interpellés par cette histoire et n’avaient pas de difficulté à s’identifier au peuple acadien. La situation a aussi évolué avec le temps grâce en partie à la tenue du Congrès mondial acadien de 2014 dans la région souvent appelée l’Acadie des terres et forêts, c’est-à-dire le Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick, le Nord du comté d’Aroostook, dans le Maine, et le Témiscouata, au Québec. Depuis cet événement d’envergure, davantage d’étudiantes et d’étudiants s’identifient maintenant à l’Acadie et au Madawaska12. Donc, pour plusieurs, une identité n’exclut pas l’autre. Ainsi, une personne peut très bien s’identifier à la région du Madawaska et se dire Brayonne ou Madawaskayenne tout en acceptant que le Madawaska est une partie importante de l’Acadie. Par contre, chez d’autres jeunes adultes, le rapport à l’Acadie est toujours un sujet de débat.
7 Les connaissances générales des jeunes ont beaucoup évolué au fil des ans13. C’est évident dans un domaine qui est important pour comprendre l’histoire de l’Acadie de 1604 à 1970 : le domaine religieux14. Tout comme moi, des collègues qui enseignent l’histoire acadienne constatent que, depuis les deux dernières décennies, les étudiantes et les étudiants ont peu de connaissances en lien avec le religieux, que ce soit le vocabulaire employé, la pratique ou encore les structures et la hiérarchie de l’Église catholique. Leur présence à l’église est épisodique, c’est-à-dire lors de baptêmes, de mariages ou de funérailles. Cette présence est plus en lien avec les traditions familiales qu’avec la pratique religieuse15. De plus, les nombreux scandales de pédophilie et de fraude au sein de l’Église catholique ont miné la réputation de l’institution. Cela était évident dans les commentaires des étudiantes et des étudiants lors de discussions en classe. Je devais donc constamment expliquer le vocabulaire, les traditions religieuses et les structures de l’Église catholique romaine pour leur permettre de comprendre les événements, les comportements, les enjeux et les discours en lien avec l’Acadie. Il était très difficile d’avoir des échanges soutenus avec ces jeunes adultes sur cette thématique. Certaines activités, tels la visite de lieux de mémoire, la participation à des cérémonies commémoratives ou encore des projets de recherche réalisés en collaboration avec divers comités, ont permis, au cours des dernières années, de mieux faire comprendre la contribution du clergé en Acadie et l’importance du religieux dans l’histoire acadienne16.
8 Un autre aspect important fait partie de la vie professionnelle de celles et ceux qui enseignent l’histoire acadienne dans les universités en région, c’est-à-dire la proximité avec la communauté acadienne et les organismes qui la représentent. Comme bien d’autres historiennes et historiens, j’ai été constamment sollicitée par des personnes et des groupes de ma communauté ainsi que par les médias afin de commenter des événements, de présenter des conférences et ateliers et de participer à diverses activités telles que des cérémonies commémoratives17. Ainsi, étant donné mon domaine d’expertise, le volet « services à la collectivité » a occupé une place importante dans mon emploi du temps. Je crois sincèrement que ce volet m’a permis de contribuer à une meilleure connaissance de l’histoire acadienne et canadienne dans ma région18. En plus du temps alloué aux journalistes à qui j’ai accordé bon nombre d’entrevues, la présentation de conférences et d’ateliers m’a demandé des efforts afin de répondre aux objectifs visés par les comités et groupes qui ont fait appel à mon expertise. J’ai dû souvent produire des présentations accessibles à un vaste public19.
9 Certains organismes m’ont aussi demandé, à maintes reprises, d’offrir bénévolement des formations aux étudiantes et aux étudiants embauchés durant la période estivale. Que ce soit la Société historique du Madawaska (SHM) ou encore les responsables de lieux historiques en région, ceux-ci ont souvent eu besoin de mon aide afin que les étudiantes et les étudiants soient en mesure de bien faire leur travail de guide ou d’assistant de recherche. Ces formations portaient sur l’histoire du Madawaska, sur l’histoire de l’Acadie du Nouveau-Brunswick ou sur des aspects méthodologiques, tels le dépouillement de fonds d’archives ou encore la réalisation et la transcription d’entrevues. À quelques reprises, la SHM20 m’a demandé de superviser des assistants de recherche qui travaillaient, durant l’été, sur des projets qui devaient mener à la publication de numéros thématiques de la revue21.
10 J’ai également été sollicitée par divers organismes pour m’engager activement dans des causes importantes pour la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick, tels les droits des femmes, l’équité salariale, la lutte contre la pauvreté, etc. Que ce soit pour siéger au conseil d’administration de l’organisme, rédiger des demandes de financement, prononcer un discours lors de grands rassemblements, faire des interventions ou du lobbying auprès de députés et de ministres, ou présenter un mémoire lors de commissions ou de consultations publiques, ces organismes n’ont pas hésité à lancer un appel à l’aide.
11 Plusieurs questions sont souvent soulevées par des universitaires en lien avec ce type d’engagement. Ainsi, peut-on être à la fois militant actif et professeur d’université? Est-ce que nos actions et notre engagement vont imprégner notre enseignement et nos travaux de recherche? Est-ce que l’engagement, qui demande beaucoup de temps, va nuire à la production en recherche? Très tôt dans ma carrière, j’ai choisi de m’engager activement dans des organismes de revendication22. Mon expérience des dernières décennies me permet d’affirmer que mon engagement communautaire et mon militantisme au sein d’organismes acadiens ont nourri mon enseignement et mes projets de recherche tout en me permettant de contribuer à divers dossiers importants pour la communauté acadienne23. Comme le mentionnent les auteurs Frédéric Yelle, Alexandre Joly-Lavoie et Julie Poyet, « [l]’histoire permet de se penser comme société, de comprendre d’où nous venons, mais aussi de se construire au présent pour agir librement et en connaissance de cause à l’avenir (se bâtir un projet de société)24 ». Je crois sincèrement que les historiennes et les historiens ont un rôle important à jouer dans l’élaboration de ce « projet de société ».
12 Pour en faire la démonstration, j’aimerais brièvement parler d’un dossier dans lequel je me suis impliquée activement, un dossier qui illustre bien l’importance de l’engagement des historiennes et des historiens. Il s’agit du dossier de l’enseignement de l’histoire et de la littérature acadiennes dans les écoles francophones du Nouveau-Brunswick. Au cours des années 1990, à chaque réunion annuelle de la Société des Acadiens et des Acadiennes du Nouveau-Brunswick (SAANB), des membres déploraient le peu de place que l’on accordait à l’Acadie dans les cours d’histoire et de littérature dans les écoles francophones de la province25. Les membres demandaient à l’organisme d’intervenir dans ce dossier. À la toute fin des années 1990, la SAANB décida de former un comité provincial pour étudier la question et lui faire des recommandations. Après plusieurs mois de travail, d’analyse de programmes et de consultations dans les régions acadiennes de la province, le comité, qui était composé d’historiens professionnels26, d’enseignants et de représentants de la SAANB, conclut que le contenu acadien en histoire et en littérature était nettement insuffisant. En effet, les programmes en place mettaient l’accent sur l’histoire canadienne et européenne, et les cours de littérature prévoyaient l’étude d’ouvrages d’autrices et d’auteurs québécois ou français. Le comité rédigea un rapport dans lequel il fit des recommandations qui devaient permettre d’augmenter le contenu acadien au primaire et au secondaire27. À titre d’exemple, le comité recommanda la création d’un cours d’histoire de l’Acadie pour les élèves du secondaire et l’introduction de livres (romans, poésie) d’autrices et d’auteurs acadiens dans les programmes de français au primaire et au secondaire. Le rapport fut présenté au comité exécutif de la SAANB, qui l’a ensuite acheminé au ministre de l’Éducation28. Une rencontre fut organisée avec des fonctionnaires de ce ministère. Les membres du comité prirent part à cette réunion, ce qui permit de faire avancer le dossier. Ainsi, la section francophone du ministère de l’Éducation accepta d’augmenter le contenu acadien dans les cours d’histoire et de français au primaire et au secondaire, de créer un cours d’histoire acadienne et d’ajouter davantage d’autrices et d’auteurs acadiens dans le contenu des cours de français29.
13 Cette expérience et bien d’autres par la suite m’ont démontré qu’il est possible de faire du militantisme tout en étant professeur d’université. L’engagement, l’enseignement et la recherche sont en constante interaction. L’engagement aide à mieux comprendre les enjeux dans la société et les grands combats des périodes antérieures. Il jette un nouvel éclairage sur les défis à relever et sur le vécu de divers groupes. Militer dans les organismes provinciaux et régionaux pour la cause acadienne permet de mieux comprendre les rouages de l’appareil gouvernemental et les rapports de force au sein de notre société. L’expérience que j’ai vécue au cours des dernières décennies m’a fait réaliser qu’il est possible d’être une universitaire ayant une démarche de recherche rigoureuse et un enseignement de qualité, tout en étant engagé au sein de divers organismes de revendication. L’important, c’est de conserver son objectivité.