This article focuses on Acadian social organization after their exile to mainland France from 1762 to 1785. By adopting a unique perspective, margins of empowerment, this article sheds light on various connections established between Acadians and other external agents and social networks in the Indian Ocean from 1762 to 1785. In doing so, the article reveals who these agents were and assesses their impact on Acadian solidarity bonds.
Le présent article se penche sur l’organisation sociale adoptée par les réseaux familiaux des Acadiens déportés en France de 1762 à 1785. En adoptant une perspective d’étude inédite, celle des marges d’autonomisation, cet article veut mettre au jour un certain nombre de connexions établies entre réfugiés acadiens et réseaux marchands français dans l’océan Indien de 1762 à 1785. Il souhaite ainsi faire toute la lumière sur des acteurs extérieurs aux réseaux familiaux pour évaluer leurs conséquences sur ces derniers. Ont-ils contribué, en accordant un emploi à ces réfugiés et en leur ouvrant de nouvelles routes migratoires, à renforcer leurs liens de solidarité?
1 AU MATIN DU 1ER JANVIER 1783, DANS LE PORT ATLANTIQUE DE LORIENT en France, une patache du service des fermes1 de Port Louis (capitale de l’île de France, aujourd’hui île Maurice) s’apprête à larguer les amarres. Ce petit vaisseau est utilisé à l’entrée des ports pour inspecter ceux qui entrent et pour ramener en métropole les impôts collectés aux colonies2. Son capitaine, Paul d’Aigre, 43 ans, est acadien3. D’après le rôle d’équipage, un autre Acadien, répondant au nom d’Augustin d’Aigre, 15 ans, matelot, se trouve également à bord. Vingt-huit ans après la Déportation, pourquoi deux Acadiens sont-ils engagés sur une patache française en route vers l’océan Indien?
2 De 1762 à 1785, 60 matelots acadiens, répertoriés dans la liste en fin d’article, s’engagent dans des flottes royales, des vaisseaux marchands et des compagnies commerciales françaises dans l’océan Indien. Tout au long du 18e siècle, l’activité croissante des ports développe des réseaux commerciaux à une échelle océanique globale. La perspective a été adoptée par Elizabeth Mancke pour rendre compte de l’expansion impériale européenne à l’époque moderne, tournée vers les circuits transocéaniques4. Si la Grande-Bretagne étend son pouvoir politique et économique par la conquête des océans5, la France s’engage dans la même direction6. Les Acadiens, présents dans les ports français après la Déportation, empruntent ces routes océaniques ouvertes par l’Empire français grâce au milieu professionnel marin. En intégrant un équipage par le métier de matelot ou d’officier, ces Acadiens traversent les océans avec les membres d’autres communautés maritimes (Bretons et Irlandais) et d’autres milieux sociaux (les militaires de carrière, les négociants), et côtoient des rapports de force et d’autorité jusqu’ici absents de leurs parcours (esclavage, passagers clandestins). Ces connexions à des « mondes mêlés7 » forcent à considérer leurs stratégies d’organisation et leur interdépendance à plusieurs échelles.
3 À une échelle micro-historique, il est aujourd’hui possible, comme l’ont montré Gregory Kennedy, Thomas Peace et Stephanie Pettigrew8, de s’approcher au plus près des choix d’organisation communautaire en reconstituant les réseaux sociaux acadiens. Un réseau social consiste à représenter chaque acteur comme un point nodal à partir duquel se tissent des liens avec d’autres acteurs et se forment d’autres nœuds de relations9. Selon ces historiens, les réseaux sociaux acadiens peuvent s’appréhender dans la diversité des communautés de l’Acadie pré-Déportation10, mais comment se reconstituent-ils dans la période qui suit la Déportation11?
4 Cet article insiste sur les connexions12 établies entre Acadiens et acteurs extérieurs à leur réseau, mais utiles à sa reconstitution dans l’Empire français. Il ne modélise aucun réseau mais rend compte de possibles formalisations de nœuds représentant des acteurs essentiels au réseau de réfugiés acadiens bâti entre la Bretagne et l’océan Indien entre 1762 et 1785. Les acteurs extérieurs ici identifiés appartiennent au monde marchand, mais pourraient comprendre d’autres milieux dans l’espace impérial français. En effet, ces acteurs extérieurs se caractérisent par leur grande diversité : religieux (missionnaires spiritains acheminant courrier et informations entre réfugiés13), administrateurs favorables à la cause des réfugiés qui acceptent de réunir des familles14, employeurs divers. Certains sont présents en plusieurs points de l’Empire français, d’autres traversent les empires européens, d’autres encore relèvent de la spécificité territoriale, comme les membres d’autres communautés ethnoculturelles15. Certains sont aussi propres à des « marges d’autonomisation16 », des sites imposés par l’État impérial, mais également des espaces de résistance où les Acadiens s’autonomisent par un milieu socioprofessionnel ou des revendications communautaires qui diffèrent des attentes du pouvoir. Les intermédiaires rencontrés dans ces marges, par leurs actions en faveur des réfugiés (emploi, aide matérielle, aide logistique), contribuent à soutenir et à maintenir les dynamiques collectives entre réfugiés17. Combien sont-ils? Ont-ils une fonction diasporique ou simplement locale selon la société (en métropole, aux colonies) dans laquelle se trouvent les réfugiés? En d’autres termes, renforcent-ils l’existence d’un seul réseau social acadien, d’une multiplicité de réseaux potentiellement générateurs de sous-groupes ou parviennent-ils à articuler ces deux modes d’organisation?
5 Ernest Martin et Pierre Masse sont les premiers à valoriser l’organisation sociale variée des Acadiens en France, dans la seconde moitié du 18e siècle18. Néanmoins, ces deux historiens y voient à plusieurs reprises l’infiltration de l’État monarchique qui impose des logiques artificielles d’organisation, notamment au moment où les Acadiens s’installent en Poitou. Masse note par exemple la présence de syndics français nommés par l’administration pour « représenter » les Acadiens auprès de différentes instances institutionnelles. Ces intermédiaires ne sont donc pas choisis par les Acadiens mais imposés par le pouvoir, ce qui relativise fortement le pouvoir d’agir des réfugiés.
6 À la suite de ces pionniers, plusieurs travaux ont valorisé l’ancrage territorial des Acadiens, leur permettant une organisation différenciée selon les situations sociales et économiques traversées19. Pour l’historien Yves Boyer-Vidal, il ne fait nul doute qu’au cours de leur séjour à Boulogne-sur-Mer les réfugiés acadiens fréquentent avant tout les communautés de « gens de mer » : pêcheurs et matelots. Ils profitent de la Manche pour rejoindre le milieu contrebandier en naviguant sur des « smugglers20». Marion Godfroy et Jean-François Mouhot insistent sur les projets de compensations français après le traité de Paris (1763), au moment où les Acadiens deviennent de nouvelles populations coloniales dans des zones reculées de l’Empire21. Les anthropologues Bernard Chérubini22, Kirsten Sarge et Yannick Le Roux poursuivent la réflexion en révélant des processus de créolisation notamment chez les Acadiens en Guyane23.
7 Plus récemment, j’ai introduit une organisation sociale différenciée par le genre – principale conséquence de l’exil sur le groupe en France – en étudiant l’intégration des femmes acadiennes à de nouveaux réseaux socio-professionnels à Nantes, à Morlaix et à Saint-Malo24. Cette marge d’autonomisation produite par une concentration particulièrement importante de femmes veuves et de jeunes femmes a contribué à les rapprocher de femmes françaises qui partagent ou cherchent à acquérir des savoir-faire manuels, en l’occurrence la couture et le blanchissement du linge.
8 Les marges d’autonomisation dévoilent ainsi des sujets situés et non plus généralisés derrière un « groupe historique » unique qui rend la plupart de ses membres invisibles. Elles rendent possible l’étude de processus spécifiques de reconstruction identitaire entre le rôle traditionnel et les nouveaux ancrages sociaux. Dans la plupart des cas, les études menées sur l’Empire français montrent que les Acadiens se séparent entre les marges d’autonomisation et la sédentarisation officielle générée par l’État25.
9 Christopher Hodson a postulé l’existence d’une diaspora acadienne atlantique qui relie potentiellement tous ces groupes entre eux26. En effet, si les groupes autonomisés et les groupes sédentarisés par l’État n’étaient pas reliés entre eux, comment pourraient-ils à nouveau migrer ensemble (en Louisiane, par exemple)? Cette approche pose la possibilité d’une mise en réseau transnationale des réfugiés acadiens dans l’après-Déportation et soulève certaines interrogations telles l’influence de ces structures relationnelles supposées sur le développement d’une même action collective. Par exemple, les liens familiaux sont-ils utiles au maintien d’une stratégie collective de négociations avec le pouvoir, étendue à des sociétés géographiquement éloignées? Si oui, par quels biais?
10 Si la notion de réseau social est aujourd’hui centrale dans l’étude des Acadiens après la Déportation, c’est aussi parce qu’elle s’inscrit dans une chronologie, celle de la seconde moitié du 18e siècle, où s’intensifie l’élaboration de réseaux sociaux. Certains réseaux d’envergure globale préservent des circuits très actifs de communication entre élites, que l’on pense aux réseaux intellectuels (République des Lettres, Franc-maçonnerie, Lumières philosophiques27) ou politiques (Loyalistes28). Dans cette configuration, les agents économiques des couches intermédiaires ou populaires de la société d’Ancien Régime sont souvent négligés quand bien même leur rôle logistique dans la circulation des idées est essentiel29. Ceux-ci gagnent en importance après le traité de Paris. L’État monarchique cherche alors des solutions pour endiguer la dette et créer de la richesse, c’est le « moment libéral30». Ce dernier reste encore trop peu étudié pour son pouvoir de déséquilibre de la toute-puissance de l’État, même si l’intérêt économique ne prédomine pas encore sur la raison d’État31. Sous la pression des physiocrates, l’État abolit en 1769 le monopole de la Compagnie des Indes orientales sur les relations commerciales entre les comptoirs indiens et la métropole32 au nom de la liberté du commerce33. Cette transition ouvre aux communautés de réfugiés acadiens la possibilité de circuler non pas dans un océan mais entre océans, et d’interagir avec des agents nouveaux tels que les armateurs, les marchands et les capitaines de bateaux. L’activité marchande française dans l’océan Indien peut-elle révéler une multiplicité de liens connectant entre eux une variété d’individus, de groupes et d’organisations formelles et informelles? Si ces liens étaient modélisés par une conception graphique, révéleraient-ils la participation active des mêmes intermédiaires marchands qui connectent entre elles des communautés acadiennes dispersées en France? Quels rôles ces intermédiaires peuvent-ils jouer dans les liens entretenus entre réfugiés acadiens à travers le monde?
11 En 1764, le réseau marchand français croise pour la première fois les trajectoires des réfugiés acadiens à l’initiative du principal ministre d’État, Étienne-François de Choiseul. Ce dernier écrit au gouverneur de la Martinique, François Louis de Fénelon, et à son intendant, Pierre Paul Lemercier de la Rivière : « Le Roi a approuvé que vous fassiez un marché avec quelques négociants de confiance à la Martinique que vous chargerez de faire acheter un bateau à la Nouvelle-York et d’y prendre 150 Acadiens qu’il transportera pour être distribués soit à la Martinique, soit à Sainte-Lucie34. » Le 25 août 34764, 3429 Acadiens (21 familles) s’embarquent clandestinement de la colonie de New York pour la Martinique35. La correspondance des administrateurs coloniaux au départ et à l’arrivée du vaisseau, conservée aux Archives nationales d’outre-mer, nous renseignent sur une logistique hybride pensée par l’État, mais mise en place par des réseaux marchands. Les archives des compagnies situées à Lorient s’avèrent aujourd’hui précieuses puisqu’elles fourmillent de renseignements sur les noms des vaisseaux, leurs cargaisons, leurs propriétaires et les listes et rôles d’équipage. Ces archives de la marine, en complément de celles portant sur les flottes royales, vaisseaux et les navires privés qui partent pour l’océan indien, sont conservées au ministère de la Défense en France et ont été consultées grâce à la base de données « Mémoire des Hommes » du ministère des Armées36. Cette documentation élargit les perspectives sur le groupe acadien dans l’après-Déportation, car les archives commerciales et militaires françaises sont souvent ignorées ou la qualité de leurs dépôts, sous-estimée.
12 La recherche de sources portant sur les réfugiés acadiens dans les marges d’autonomisation suscite des questions. Les fonds consacrés aux Acadiens dans des lieux d’archives officiels conservent les aspects « problématiques » de leur séjour pour l’État : financement, relocalisation, médicalisation. Lorsque des « voix acadiennes » émergent de ces fonds, cette prise de parole appelle certaines questions : Qui parle et en quel nom? Sommes-nous bien certains que ces Acadiens singularisés par le pouvoir soient représentatifs d’une seule et même parole collective? L’ensemble des archives datant de l’époque coloniale, du Colonial Office de Londres ou des Archives d’outre-mer en France, doivent donc faire l’objet d’une interrogation de fond : dans bien des cas, ces archives répondent aux logiques du pouvoir en place. Les Acadiens apparaissent-ils comme le reflet de ces logiques ou comme un groupe écouté et consulté? Les administrateurs ne sont jamais prompts à répertorier par le menu détail tous les aspects de la vie coloniale surtout dans ses plus gros échecs. Faut-il pour autant liquider l’Empire? L’histoire connectée (ou connected history) a mis au jour de possibles articulations entre la volonté impériale de puissance et la mise en place effective de cette même puissance37. La gestion politique de l’Empire ne passerait donc pas uniquement par l’action conjointe des administrateurs et des militaires, mais aussi par des connexions avec les mondes marchands38, en particulier lorsque ces derniers se sont intégrés à des réseaux de solidarité tels que les diasporas39. Ces mondes marchands soulèvent des questions morales puisque le trafic d’êtres humains y est largement pratiqué. Néanmoins, ils contribuent à renforcer notre compréhension de certains groupes dont la participation à des échanges globaux n’était auparavant jamais posée dans l’historiographie en raison d’une non-reconnaissance de leur agentivité. Certaines archives ont donc été occultées des recherches historiques. Ainsi, les fonds relatifs aux activités marchandes et financières de l’Ancien Régime, tels que ceux des Archives de l’administration des fermes aux archives nationales françaises ou des Archives du Bureau du commerce, ne sont jamais consultés dans la recherche sur les parcours acadiens après la Déportation. Les livres de comptes privés des négociants français pourraient également s’avérer de précieuses sources pour compléter cette recherche. Ceux-ci sont nombreux aux archives départementales de la Charente Maritime et du Morbihan et nous renseignent notamment sur les rapports entretenus entre le commerce des Indes et la traite esclavagiste40. Enfin, les archives de l’amirauté de Maurice, conservées à Rosehill (île Maurice), pourraient aussi révéler des informations pour la période postérieure à 1770 au sujet des Acadiens qui désertent ou sont stationnés à Port Louis et des navires qui transportent des esclaves, déclarés et non déclarés, aux Mascareignes en provenance de l’Afrique orientale41. Par ailleurs, les apports récents de la généalogie doivent aussi être pris en compte afin de retrouver les marins acadiens qui ont effectué plusieurs voyages vers l’océan Indien42.
13 Le 13 août 1769, la Compagnie des Indes orientales (CIO) devient une compagnie maritime ouverte à la concurrence. Cette décision, prise par le Conseil du Roi, est suivie d’un arrêté royal dont l’article premier suspend le monopole de la Compagnie sur le commerce asiatique. Cette dernière conserve néanmoins la délivrance des « passeports » autorisant les négociants particuliers à commercer avec les comptoirs de l’océan Indien. Ces derniers maintiennent leur personnel qui passent au service du Roi. Des armateurs privés prennent alors le relais dans le rétablissement des relations commerciales entre la métropole et l’Asie. Cela s’explique en partie par une demande pressante des milieux de l’armement maritime, qui acceptent mal la fermeture du domaine asiatique au commerce privé, la guerre de Sept Ans ayant lourdement ralenti la reprise du trafic antillais43. Les océans Atlantique et Indien communiquent donc en termes d’échanges, le commerce aidant les relations d’interdépendances des marchés44.
14 Le 14 avril 1785, un nouvel arrêté du Conseil du Roi, à l’instigation du contrôleur général des finances Charles-Alexandre de Calonne, donne naissance à une nouvelle Compagnie des Indes car on reproche aux armements privés de mal approvisionner les colonies. Deux compagnies se distinguent : la Compagnie perpétuelle des Indes, qui poursuit sa liquidation, et la Compagnie de Calonne, qui reprend en partie les privilèges de la CIO, dont le monopole du commerce des Indes. Cette situation perdure jusque 1793, date à laquelle la Convention prononce sa dissolution45.
15 Durant la période qui s’étend de 1771 à 1785, les navires français sont donc armés par des sociétés privées dont certaines emploient à plusieurs reprises des Acadiens dans leurs équipages. Lorient, port d’attache de la Compagnie, demeure le premier port d’armement parce qu’il dispose d’installations et de personnel spécialisés. Il bénéficie aussi d’un statut en raison de l’obligation des armateurs d’y faire passer leurs vaisseaux pour y régler le « droit d’induit » perçu par la ferme générale, qui pèse sur les marchandises en provenance d’Asie et des îles de France et de Bourbon. Enfin, Lorient reste le grand marché français des produits asiatiques46. Les autres ports bretons comme Saint-Malo et Nantes, qui participent à l’activité de Lorient, n’hésitent pas à s’engager dans l’armement des navires. La Rochelle s’y engage aussi dès 177047. Les capitaux sont essentiellement bretons, comme en témoigne la participation du banquier Pierre Beaugard, trésorier des États de Bretagne, dont les lettres de noblesse obtenues en 1777 mentionnent qu’il a armé neuf navires pour la Chine et 13 pour l’Inde48. En ce qui concerne certains armements effectués à La Rochelle et à Bordeaux, il s’agit des réseaux de banquiers protestants. Ce fait est mentionné dans le cas du Sartine (sur lequel on retrouve des matelots acadiens) armé à Bordeaux en 1776 par le négociant protestant Laffon de Ladebat pour l’Inde et la Chine grâce à un prêt de 600 000 livres consenti par deux banques suisses de Paris49.
16 De 1786 à 1793, la Compagnie de Calonne envoie à nouveau des navires en Chine comme propriétaire puis comme affréteur et armateur. Dans la dernière moitié du 18e siècle, l’activité portuaire de Lorient se développe considérablement. Le port décharge de 500 à 1300 tonneaux par an, la majorité des navires ayant une charge supérieure ou égale à 900 tonneaux. Les échanges reposent sur le commerce des épices (poivre, clou de girofle, muscade, cannelle), les cafés (Moka, Bourbon, Java) et les thés (noir, vert, Bouy), la soie et les cotonnades, les porcelaines et le salpêtre. Les cargaisons au départ varient en fonction des bateaux, mais on y trouve aussi de l’or et de l’argent provenant des Amériques, des tonneaux et des canons pendant les conflits avec la Grande-Bretagne50.
17 Le départ du voyage se fait en fin d’année ou au cours du premier trimestre de l’année pour profiter des vents portants dans l’océan Indien. Le voyage entre la France, l’Inde et la Chine dure entre deux et trois ans. Au 18e siècle, les compagnies recrutent entre 8 000 et 10 000 marins. La maladie, le scorbut entre autres, affecte plus de 10 % des effectifs. Le naufrage constitue aussi un risque important et touche entre 3 et 6 % des navires français. Le voyage est donc risqué et nécessite des escales. Celles effectuées aux Mascareignes, sont dites de « rafraîchissement » et permettent des haltes où les marins sont parfois hospitalisés. C’est le cas d’un matelot acadien engagé sur une flûte de la CIO, l’Eléphant. Il s’appelle Joseph Landry, est âgé de 23 ans et réside à Pleudihen, en Bretagne. Il meurt à l’hôpital de Port-Louis, sur l’île de France, le 24 septembre 176251. En plus des difficultés matérielles, les capitaines doivent être aguerris aux tempêtes, moussons et typhons de cet océan, et n’effectuent en général qu’un seul voyage par an52. Le corps d’officiers de la CIO est hiérarchisé et les promotions y sont acquises selon le nombre de voyages effectués et l’ancienneté. Certains Acadiens en font partie comme Charles d’Aigre, second lieutenant du Vainqueur en 178253, Joseph Guilbaud, second capitaine sur l’Aimable Louise54 ou encore Jacques Forest, maître d’équipage sur la Nathalie en 177555.
18 En 1772, la communauté acadienne établie dans les ports bretons de Lorient, de Morlaix et de Saint-Malo totalise 1 933 personnes dont 1 727 dans cette dernière région56. Cette communauté, rattachée par des liens familiaux à celles établies ailleurs en métropole (Poitou) et aux colonies (Guyane, Saint-Domingue), se singularise par son milieu socioprofessionnel maritime (construction navale et membres d’équipages) et son parcours géographique : elle demeure la seule à établir des contacts réguliers avec l’océan Indien. Le recrutement des officiers de la CIO et des matelots s’effectue dans un cadre familial et régional ; la plupart des officiers sont par ailleurs aussi issus de la marine marchande. Tout au long du 18e siècle, les marins de la CIO sont pour les deux tiers d’entre eux originaires de la région de Saint-Malo : Saint-Servan, Paramé et les bords de la Rance (Pleudihen, Pleslin, Plouer, Pleurtuit, etc.). On remarque aussi que les compagnies et armateurs privés recrutent plus largement dans les régions de Lorient, Nantes et Bordeaux57. La prédominance de la région française de Saint-Malo dans les recrutements acadiens s’explique donc par le fait qu’elle a accueilli depuis 1763, la majeure partie des Acadiens réfugiés de la Déportation58. Les matelots acadiens retrouvés sur les navires marchands ne sont cependant pas tous des réfugiés issus de la Déportation. Certains sont des fils de réfugiés nés en France, d’autres sont nés en Angleterre. Leur appartenance à l’Acadie ou à la « nation acadienne » est néanmoins stipulée dans les rôles d’équipage. Existe-t-il un savoir officieux sur les Acadiens dans les milieux marins qui facilite leur recrutement dans les grandes compagnies de commerce comme la Compagnie des Indes orientales ou la Compagnie de Guyane? Les Acadiens recrutés ne servent pas tous comme matelots. En 1775, à l’âge de 30 ans, Basile Hébert devient cuisinier sur l’Isle de France59. Sur l’Indien, Jean Guichard, 30 ans, est promu « quartier-maître à bord du vaisseau par le capitaine le 21 février 1769 à 27 livres60 ». Cette fonction fait office de promotion et ne sanctionne pas une formation, car Hébert a déjà été engagé comme novice dans de précédents voyages. Les hommes d’équipage sont recrutés par le capitaine et le premier lieutenant, eux-mêmes choisis par l’armateur. On remarque ici certaines connexions intéressantes. En effet, la CIO prend des Acadiens à bord de ses navires à plusieurs reprises, tout comme certains propriétaires bretons et rochelais : Foucault, Grand Clos Meslé, Le Breton de Blessein et Dessaudrais Sébire. Ces acteurs semblent jouer un rôle dans le recrutement spécifique des Acadiens.
19 L’un des tout premiers constats concernant le recrutement est qu’il semble s’être effectué sur une base locale. Des solidarités communautaires apparaissent à bord des vaisseaux dans lesquels se retrouvent des Acadiens originaires d’une même ville en France. C’est le cas par exemple de Joseph Thiboudot, de Jean-Baptiste Thiriault et d’Éloi Thibodeau, tous trois originaires de Lorient et engagés comme matelots sur la Sartine armé pour l’Inde le 6 avril 177561. On retrouve sur le Trois Amis, armé pour la Chine en 1776, deux Acadiens : Michel Cadet, 24 ans, matelot, et Olivier-Joseph Le Prince, 26 ans, patron de canot. Cadet est remplacé à Malacca le 22 août 1777, mais il débarque en compagnie de Le Prince lors du désarmement dans le port de Lorient l’année suivante62. Ces deux Acadiens ont certainement connu la Déportation, mais sont-ils partis de ces liens tissés entre déportés pour s’engager ensemble sur le Trois Amis? Ces matelots sont aussi contraints de tisser entre eux des liens suffisamment solides pour mieux résister aux conditions de voyage extrêmement éprouvantes. Ils sont logés dans l’entrepont, où l’espace est déjà encombré par des bagages. L’air y est confiné, des seaux sont disposés pour leurs excréments, mais leur nombre est insuffisant et ils sont rarement rincés. L’hygiène personnelle est déplorable, car les hommes ne peuvent se laver, l’eau étant rationnée. Les hommes conservent donc longtemps des vêtements sales et humides. Les infections microbiennes se développent donc très rapidement, notamment la dysenterie. La propagation des maladies contagieuses est d’autant plus rapide que les hommes s’entassent à bord des bateaux63. Les solidarités communautaires ne s’arrêtent pas au recrutement. Certains Acadiens contractent ensemble des dettes auprès des armateurs ou des capitaines des vaisseaux. Le cas se présente dans le rôle d’un corsaire de Lorient, armé pour la course en 1779 par La Potaire et Vallée, la Grandville. On y retrouve Pierre Doucet, 25 ans, maître d’équipage, embarqué à l’armement ainsi que Pierre Godel, 19 ans, matelot. Les deux hommes ont demandé des avances, l’une de 150 livres, l’autre de 66 livres64. Par ailleurs, on retrouve au sein de ce même équipage, de nombreux hommes originaires de Louisbourg tels que George Tréguy, maître calfat ; Jean Camus, aide canonnier, ou encore Sébastien Herpin, contremaître. Ces hommes de Louisbourg ont-ils partie liée avec ces matelots acadiens?
20 Autre preuve de relations communautaires mises au service des équipages : le recrutement groupé. En 1780, le second capitaine de l’Aimable Louise, armée pour La Rochelle au départ de Lorient, est un Acadien répondant au nom de Joseph Guilbaud. Lors de son voyage, il place sous son commandement pas moins de neuf matelots acadiens âgés de 19 à 35 ans (dont un novice) sur 19 hommes65.
21 Des liens extracommunautaires attachés à une même origine géographique en France apparaissent aussi clairement. En 1776, le capitaine du Maréchal de Broglie, Nicolas Caro, embarque vers la Chine un matelot acadien « habitué de Saint Servan » âgé de 22 ans, Joseph Braut66. Ce dernier est le seul Acadien à bord mais il n’est pas le seul originaire de Saint-Servan, un village situé à proximité de Saint-Malo. Il est recruté au sein d’un groupe de matelots issus de sa génération (comprenant entre autres Jean Collet, Jean Jouan, Jean Thomas Roger, Pierre Le Goff), tous originaires de cette ville. Il n’a donc pas été recruté au sein de la communauté acadienne mais au sein du milieu marin de Saint-Servan. Ce cas de figure, rattaché aux origines malouines de l’équipage, montre à quel point le milieu professionnel est aussi pourvoyeur de réseau. Parfois, connexions communautaires et socio-professionnelles s’entremêlent. Le Beaumont, appartenant à un influent propriétaire de plusieurs navires sur lesquels s’embarquent des matelots acadiens, Le Breton de Blessein et Dessaudrais Sébire, est armé pour la Chine le 31 mars 1773 du port de Lorient avec à son bord 900 barils, 24 canons et 159 hommes. Il est censé effectuer une halte à l’île de France à l’aller, puis au cap de Bonne-Espérance au retour. On y trouve Pierre Doucet, novice de 21 ans, « habitué à Saint Malo », Michel Grossin, 25 ans, matelot, « habitué à Saint-Malo », dont il est aussi stipulé qu’il « doit 84 livres à Mr Drake pour reste de son loyer de son feu frère », Olivier Dugast, 24 ans, novice, « habitué à Saint Méloir », et Louis Duval, 24 ans, également novice du quartier de Saint-Malo67. La connexion malouine est ici très nette, mais les évènements qui suivent soulèvent des doutes sur la participation à un possible plan d’évasion mené avant ou pendant le voyage. En effet, une fois débarqués dans le port de Canton (Chine) le premier jour de l’an 1774, ces jeunes Acadiens désertent, à l’exception de Pierre Doucet. Les traitements difficiles à bord justifient-ils ce choix? Ces Acadiens désertent ensemble : un lien particulier s’était donc noué pour qu’ils quittent conjointement le vaisseau, les risques étant très gros et l’avenir extrêmement incertain. Ils ne sont pas les seuls à prendre une telle décision durant ces années de conflits militaires dans l’océan Indien. Olivier Hébert, matelot originaire d’Acadie, déserte le Duc de la Vrillière en rivière du Bengale le 7 mars 177468. Les désertions collectives montrent néanmoins de possibles échanges entre Acadiens et un entremêlement des connexions familiales, professionnelles et communautaires.
22 Durant la période qui suit la libéralisation des relations commerciales avec l’Asie, les novices et mousses acadiens sont nombreux à être recrutés. Ces jeunes gens sont issus de parents acadiens et n’ont pas connu la Déportation. Le plus jeune d’entre eux, Pierre Jean Gautier, 13 ans, « originaire d’Acadie », est embarqué pour son premier voyage en tant que « pilotin » à bord du Bordelais, vaisseau appartenant au Roi et armé à Rochefort pour l’Inde le 16 janvier 177669. Philippe Haudrère note que ces mousses atteignent le grade de matelot puis sont promis à celui de pilote, selon le nombre de voyages effectués70. Certains meurent lors du voyage, mais les désertions dans cette catégorie de marins sont beaucoup plus rares. Leur solde est très maigre, leur soumission envers les supérieurs hiérarchiques reste très importante en raison de leur jeune âge.
23 On compte dans l’équipage du Sévère, un novice acadien, Basile Hébert, mais aussi 13 esclaves répertoriés comme « cafres » appartenant à un certain monsieur Morancin, « embarqués à Mahé le 22 février 1776 pour le voyage de Surate71 ». Le bateau sert donc de transport à des propriétaires esclavagistes. Cette donnée n’est pas rare. Les esclaves des Mascareignes sont issus pour la quasi-totalité d’entre eux de l’île de Madagascar et de l’Afrique orientale. Ils sont parfois transportés par des vaisseaux européens alors en escale72. A son retour vers la France, le Sévère s’arrête à Sao Paulo de Luanda, sur la côte ouest-africaine, comptoir portugais depuis 1576, une halte connue pour la traite esclavagiste, mais le rôle d’équipage n’indique que deux « noirs, domestiques appartenant à Monsieur de Carner, à la ration simple et sans boisson73 » : Dominique et François.
24 Les comptoirs sont des lieux d’intersections où les agents commerciaux, religieux et personnels des Empires français, anglais, portugais, espagnol et hollandais se croisent. On retrouve à bord au départ de ce comptoir africain deux passagers clandestins originaires du Portugal, Manuel Diese, domestique, et Antoine de Carner, chevalier de l’Ordre du Christ. Le bateau a aussi embarqué au départ de la Chine, un Espagnol, Ignace Meyme, ainsi que deux matelots anglais, Wilrain Spowert et John Mara. Ces circulations sur les routes de la traite africaine se prolongent dans le temps. On retrouve ainsi Charles Girois sur le Comte d’Hérouville en 176574, Joseph Cauvin sur l’Officieuse en 177875 et Charles Guichard sur la Marie en 178276. Initialement destiné à la côte de Guinée, le Comte d’Hérouville désarme à Bergen, en Norvège, avec un équipage composé de matelots irlandais. L’Officieuse appartient à la Compagnie de Guyane et il est destiné en 1778 à la côte d’Afrique. Or, seuls quatre passagers débarquent sur l’île de Gorée ; il s’agit de trois ouvriers et du directeur du séminaire du Saint-Esprit de Paris, Dominique Deglicourt. Enfin, la Marie est un brigantin de Port Louis armé depuis Lorient pour la côte d’Afrique en 1782 qui ne compte à son bord que 14 personnes. Sur ces bateaux, les Acadiens ne côtoient pas toujours directement les esclaves africains, indiens et malgaches victimes de la traite. Néanmoins, certains d’entre eux sont peut-être passés sur d’autres vaisseaux (étrangers ou non officiels) au moment de ces haltes africaines, ce qui explique leur disparition des rôles au moment du retour en France.
25 L’Inde joue un rôle central dans les rivalités impériales européennes du 18e siècle. Négligée comme théâtre secondaire des conflits militaires entre la France et la Grande-Bretagne dans l’historiographie de la guerre de Sept Ans, elle s’avère aussi un terrain d’affrontements entre les deux Empires du traité de Paris (1763) à la fin de la guerre d’Indépendance américaine (1778)77. Au cours de cette période, de nombreux navires partent avec à leur bord du matériel de guerre et des soldats. Le Dauphin est armé en 1771, puis en 1778 pour la Chine. Lors de ce dernier voyage, il transporte 28 canons, 100 barils et 159 hommes. En 1771, lors de son premier voyage vers la Chine, un dénommé Joseph Terian (déformation de Tériault?) se trouve au sein de l’équipage en tant que matelot. Il est précisé qu’il vient d’Acadie même s’il est domicilié à Saint-Malo, et qu’il a été remplacé à l’île de France le 30 mars 177278. Le vaisseau appartient au Roi, il a suivi une longue trajectoire depuis Lorient jusqu’à Cadix (Espagne), les Mascareignes et la Chine. Lors du second voyage de ce même navire en 1778 se trouve Joseph Aucoin, 16 ans, se trouve à bord, répertorié sur le rôle d’équipage en tant que « novice » et « acadien ». Né en 1762, ce jeune Aucoin n’a pourtant pas pu naître en Acadie. Il est précisé qu’il « a fait la campagne », qu’il « demeure à Ploubalay » (situé dans la région de Saint-Malo) et qu’il touche neuf livres de solde. Un autre vaisseau lourdement armé de 700 barils, 22 canons et 140 hommes appartenant à Dessaudraies Sébire et Compagnie, le Gange, part pour le Bengale le 28 mars 177379. Il passe par deux comptoirs indiens, Mahé puis Pondichéry, avant de rejoindre la Chine, et revient dans le port de Lorient en 1775. Son équipage est largement breton (Saint-Malo, Lorient, Rennes, Riantec, Ploemeur) à l’exception de Jean-Pierre Hébert, 19 ans, novice originaire « d’Acadie, Canada ». L’équipage comprend également 38 soldats du corps royal d’artillerie (officiers, canonniers, fusiliers, tambours et artificiers) dont la plupart débarquent à Mahé le 1er décembre 1773.
26 Ces compagnies privées, qui sont également au service d’intérêts militaires, engagent ces Acadiens en leur reconnaissant une particularité spécifique, alors que les origines provinciales (Basque, Breton, Normand, etc.) des matelots français ne sont jamais spécifiées. Cette décision est-elle motivée par une norme linguistique ou relève-t-elle d’une spécificité juridique et politique (leur statut n’étant pas bien défini : Sont-ils des réfugiés? Des non-régnicoles?)? Jusqu’à quel point cette spécificité est-elle entretenue en raison de la « neutralité » acadienne qui les tient à distance des troupes combattantes françaises? Existe-t-il une certaine méfiance des capitaines envers cette neutralité pour que les Acadiens soient ainsi différenciés dans les rôles d’équipage de navires transportant des militaires?
27 À partir de 1778, les désertions sont plus nombreuses, car elles s’inscrivent dans un contexte de guerre où les risques de mort s’accroissent fortement. Les Acadiens paient les contrecoups de la guerre de l’Indépendance américaine dans laquelle la France se bat contre la Grande-Bretagne. Trois matelots acadiens désertent ensemble à South Quay, en Virginie, le 14 avril 1778 à partir d’un brigantin de Nantes, le Deux Amis, armé à Lorient pour le Cap- Français (Saint-Domingue). Il s’agit de Jean Le Marc, 30 ans, de Pierre Landry, 28 ans, et de Nicolas Lecomte, 22 ans80. Cette désertion est d’autant plus intéressante qu’elle relativise la volonté de regroupement familial des Acadiens étant donné qu’un grand nombre d’entre eux avaient migré à Saint-Domingue en 1763. Or, ces trois Acadiens désertent bien avant l’arrivée sur l’île.
28 Au moment de la déclaration de guerre, la puissance militaire des Français dans l’océan Indien est bien inférieure à celle des Britanniques. Aucun des cinq comptoirs indiens français – Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé, Chandernagor – n’est fortifié. Le gouverneur Léonard de Bellecombe écrit à son arrivée à Pondichéry au ministre de la Marine, Antoine de Sartine le 24 janvier 1777 : « J’ai trouvé Pondichéry sans défense quelconque. Il n’y a aucun fond affecté aux fortifications. J’ai fait la revue des troupes ; l’espèce des hommes qui composent le régiment est détestable [...] Je me trouve dans une ville ouverte, au milieu d’ennemis puissants, sans troupes, sans argent, sans considération, sans crédit81. »
29 Les Français doivent alors compter sur leurs troupes stationnées dans l’archipel des Mascareignes, qui comprennent les îles de Bourbon et de France. La garnison compte environ 5 000 hommes de troupes réglées et autant de miliciens. Ils se rapprochent aussi du régent des Mahrattes et du souverain du Mysore, Haïder Ali, qui souhaitait à tout prix prendre le contrôle du Carnatic82. Au moment de la déclaration de guerre, en juillet 1778, entre la Grande-Bretagne et la France, 165 soldats et officiers français sont envoyés à partir des Mascareignes aux côtés des troupes d’Haïder Ali. Après plusieurs batailles dont une forçant la retraite des Britanniques à Madras le 8 août 1778, Pondichéry capitule le 17 octobre. Dans les semaines qui suivent, les derniers Français encore présents en Inde sont faits prisonniers. Une nouvelle expédition française est menée par le marquis de Bussy en 1781. Il débarque à Gondelour en 1783. Attaqué le 13 juin 1783 dans Gondelour par des forces britanniques en nombre supérieur à celles des Français, Bussy, aidé par 2200 cipayes prêtés par le sultan de Mysore, parvient à contenir l’ennemi. Bussy se prépare à soutenir un siège lorsque, le 29 juin, les Britanniques lui font parvenir l’annonce de la signature des préliminaires de paix prévoyant la restitution des établissements français83.
30 La guerre tient les Acadiens à distance des métiers de la mer. Le faible nombre d’Acadiens engagés dans l’après-guerre sur des vaisseaux français le confirme. Le Sérapis est armé à Lorient le 21 février 1781 pour l’île de France. À son bord, deux matelots acadiens, Pierre Boden, 21 ans et Charles Dossot, 23 ans. Cette frégate appartient à la marine royale et a donc enrôlé Boden et Dossot84. Le Sérapis est incendié à Foulpointe, sur l’île de Madagascar, le 31 juillet, sans que l’on sache où les Acadiens ont débarqué. Enfin, la Bretagne armée à Bordeaux pour l’Inde en 1785, présente un cas similaire en la personne de Jean David, 26 ans, matelot voilier, seul Acadien à son bord, qui déserte sur l’île de France la même année85.
31 Cette étude se termine sur la seule femme acadienne retrouvée dans les rôles d’équipage français de 1762 à 1784. Marie-Thérèse Précontent, originaire d’Acadie, embarque à bord du Prévost dans le port de Lorient le 10 mars 177786. Sa destination est l’île de France, où elle débarque la même année. Le rôle ne nous indique rien sur son âge et les motifs de son voyage. On sait simplement qu’elle est dénommée « demoiselle ». Celle-ci est embarquée avec deux autres femmes, Charly, « madame pour l’île de France, à la table au compte du Roi », qui rejoint certainement un mari, et une « demoiselle de Repentigny », qui est finalement « restée à terre au départ de Lorient », mais qui se trouve également « à la table au compte du roi »87. Les femmes ne sont pas exclues de la vie maritime, et l’on retrouve souvent des épouses ou des filles de capitaines, des épouses d’officiers ou de colons installés aux Mascareignes. Sur le Maréchal de Broglie, on retrouve 13 femmes dont l’épouse de l’armateur, Marguerite Caro, et Marie-Jeanne Georges, épouse du sieur Mathieu, huissier à l’île de France88. Les femmes embarquées seules sont beaucoup plus rares. Ces femmes de la haute société apportent une féminisation de l’équipage non seulement en raison de leur seule présence mais aussi par les domestiques, femmes de chambre et esclaves féminines qui les accompagnent. La femme de chambre de Marguerite Caro, Geneviève Lamy, est par exemple présente à ses côtés durant tout le voyage jusqu’à l’île de France. Marie-Thérèse Précontent fait-elle partie de ce petit personnel colonial? Dans ce cas, pourquoi son voyage n’est-il pas financé par son employeur?
32 De façon générale, les parcours féminins acadiens dans l’après-Déportation ne sont jamais analysés ni singularisés dans la production historique et posent de réelles interrogations aux historiens qui se heurtent à cet effacement89 : ne jouent-elles vraiment qu’un rôle passif d’accompagnement d’un époux? Qu’en est-il des femmes veuves? Existe-t-il des réseaux spécifiquement féminins appuyés par des intermédiaires que n’auraient pas pu côtoyer des hommes? Si la condition des matelots nous en apprend davantage sur la condition masculine acadienne dans l’après-Déportation, elle ne doit pas être sous-estimée au regard de son impact sur la condition féminine. En effet, cette condition a forcément une incidence sur la redistribution des rôles au sein de la famille et de la structuration des réseaux sociaux acadiens. Si certaines femmes aident des époux dans leur profession de cultivateurs ou de laboureurs, que deviennent les épouses des matelots restées à terre? La profession de matelot creuse également un écart générationnel et participe à de nouvelles normes de masculinité longtemps générées en Acadie par l’autarcie économique du groupe et non l’indépendance professionnelle individuelle.
33 La période qui suit le traité de Paris (1763) jusqu’à la Révolution française (1789), bien que très courte, constitue une période charnière dans l’histoire des Acadiens, car elle se déroule dans un monde qui prépare des bouleversements politiques, économiques et sociaux. Cette période situe les Acadiens qui la traversent dans un devenir où ils passent de la catégorie politique de sujets à celle de citoyens, de la catégorie sociale d’exilé à celle de Français, de la catégorie économique de colons à celle de métropolitains. Sous l’effet de l’esprit de liberté, ils sortent d’un réseau de liens d’autorité et d’obligation, pour entrer dans un monde de connexions où le rapport à la famille, au groupe et à la nation se reconfigure. Quelle place tient la marge d’autonomisation océanique dans ce monde nouveau?
34 Cette étude, que l’on pourrait compléter par une recherche plus exhaustive d’archives couvrant les zones indienne et caribéenne, a voulu montrer que certaines solidarités bâties dans le monde d’hier valent et se renforcent dans le monde de l’après-Déportation. Celles-ci sont complétées par des solidarités externes qui contribuent à rendre le groupe acadien unique par ses stratégies de résilience et d’adaptabilité mises en place sur le long terme. Il demeure de nombreuses inconnues : Que sont devenus les Acadiens restés à l’île Maurice ou ceux qui ont déserté en Inde et à Canton? Sont-ils demeurés des individus isolés dont on perd toute trace ou ont-ils gardé des liens entre eux que les archives locales taisent depuis trois siècles? Dans l’histoire du monde moderne, combien de groupes sont ainsi « sortis » des balises validées par le pouvoir (représentants officiels, intermédiaires extérieurs imposés) dans des marges d’autonomisation? Peut-on aujourd’hui partir à la recherche de ces voix effacées?