1 Après une quinzaine d’années pendant lesquelles la décennie des années 1960 a accaparé une part disproportionnée de l’attention de la profession historienne, ce sont maintenant les années 1970 qui sont dans la mire de nombre d’universitaires. C’est dans cet élan que s’insèrent Au temps de la « révolution acadienne » : les marxistes-léninistes en Acadie, de Philippe Volpé et Julien Massicotte, et Le Parti acadien et la quête d’un paradis perdu, de Michael Poplyansky.1
2 Philippe Volpé, postdoctorant en histoire à l’Université d’Ottawa, et Julien Massicotte, professeur de sociologie et d’histoire au Campus d’Edmundston de l’Université de Moncton, sont des collaborateurs fréquents qui ont tous deux déjà donné une impulsion considérable à l’histoire intellectuelle et culturelle acadienne. Au temps de la « révolution acadienne » vise à « brosser un portrait du mouvement marxiste-léniniste en Acadie de ses débuts à ses derniers moments » (p. 3). Fait cocasse : la monographie découle d’un projet qui visait initialement à produire « une sociologie historique du Parti acadien » (p. 1). Dans leurs recherches, les auteurs sont tombés sur de nombreux documents et témoins faisant référence aux activités des marxistes-léninistes acadiens des années 1970, ce qui piqua leur curiosité. Ils vinrent à se demander pourquoi la production scientifique sur la période n’accorde « guère plus qu’une mention » (p. 2) aux « m.-l. » acadiens, alors qu’ils étaient visiblement très présents. Poursuivant l’enquête, ils se sont résolus à rédiger un article qui, chemin faisant, s’est transformé en monographie.
3 Poplyansky, historien et professeur à la Cité universitaire francophone de l’Université de Regina, a déjà publié de nombreux articles sur les communautés acadiennes de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, ainsi que sur les Fransaskois. La quête d’un paradis perdu vise à expliquer l’émergence du Parti acadien (PA), à en explorer la nature et à le situer dans le contexte transnational de l’heure, montrant comment il est lié « à une vague autonomiste qui se fait sentir à travers le monde occidental dans les années 1970 » (4e de couverture), vague inspirée et nourrie tant par les idées de la décolonisation que par les mouvements gauchistes issus de 1968. D’un même souffle, pourtant, Poplyansky souhaite montrer que ce mouvement très ancré dans son temps conserve tout de même « de nombreuses passerelles » avec le nationalisme acadien dit « traditionnel ».
4 Les deux ouvrages se complètent comme pas deux. On peut parler de frères siamois, tant chacun des ouvrages est en quelque sorte le miroir de l’autre. Si ce n’était des deux maisons d’édition distinctes, on croirait presque à une répartition intentionnelle des tâches et des thématiques. Chronologiquement, le recoupage est quasi parfait et couvre grosso modo la longue décennie des années 1970, allant de la radicalisation des discours acadiens à la fin des années 1960 à l’essoufflement de ces discours contestataires – tant autonomistes que socialistes – durant les années 1980. (L’« effet miroir » se retrouve jusque dans le découpage des chapitres, qui épouse les mêmes dates charnières.) Thématiquement, pendant que Poplyansky privilégie le filon des idées autonomistes, Volpé et Massicotte ont pour point de mire les idées de gauche et d’extrême gauche en Acadie. Or, pour la période précédant 1977, cette distinction relève davantage de points de vue différents que d’objets distincts. En effet, esprits néo-nationalistes et marxisants cohabitent alors, non sans tensions, au sein d’organismes communs, tels le Parti acadien (PA), les Conseils régionaux d’aménagement et la revue L’Acayen. Ce n’est qu’à partir de la fin de la décennie qu’ils oeuvreront séparément, tout en continuant à interagir et à réagir les uns aux autres.
5 Pour expliquer la quasi-absence du marxisme-léninisme du domaine historiographique acadien, Volpé et Massicotte évoquent la « répugnance » chez plusieurs anciens militants et sympathisants à parler de ce passé, avec lequel ils n’ont pas forcément fait la paix. Concernant les autres chercheurs et auteurs qui ont écrit sur la période, les auteurs vont jusqu’à se demander si on a affaire à un « tabou idéologique ». De manière plus générale, l’ouvrage pose une question pertinente et intéressante : quels sont les facteurs qui mènent à l’inclusion d’actions passées dans la mémoire collective et dans l’histoire écrite? Pourquoi le Parti acadien, qui n’a jamais fait élire de députés et qui n’a rassemblé que des centaines de militants, est-il encore fermement implanté tant dans la mémoire acadienne que dans les livres d’histoire, alors que le militantisme marxiste de la même décennie, qui a mobilisé des militants grosso modo à la même échelle, s’est retrouvé (jusque maintenant) banni de chacune de ces deux sphères? Et les auteurs de déplorer l’historiographie existante qui « laisse croire qu’il ne se serait agi que d’un épisode sans retombées ni répercussions, qui ne mériterait guère plus qu’une mention » (p. 2), en citant l’ouvrage de Poplyansky comme exemple.
6 C’est pour pallier ce vide dans l’histoire acadienne que les coauteurs ont écrit cette monographie qui, au-delà du marxisme-léninisme, offre une vision globale du militantisme de gauche dans l’Acadie des années 1970. En plus de corriger l’absence des m.-l. dans l’histoire acadienne, le livre représente une contribution intéressante à l’historiographie canadienne des mouvements de gauche des années 1970, remplissant un vide entre le cas québécois2 et l’histoire des mobilisations syndicales et ouvrières des milieux anglophones des provinces maritimes, mieux documentées que celles de leurs confrères acadiens.
7 La critique oblique adressée à Poplyansky, bien que légitime, me semble un tantinet injuste. Poplyansky a fait exactement la même chose que Volpé et Massicotte, mais en sens inverse : chacun a suivi son fil conducteur, soit l’idéologie dominante au sein du PA pour l’un et les idées de gauche pour les autres. Et si le besoin d’un ouvrage sur la gauche des années 1970 était criant, celui d’une monographie consacrée au PA ne l’était pas beaucoup moins. En effet, bien que le PA soit bien présent dans la mémoire acadienne et qu’il fasse d’irruptions fréquentes dans les études portant sur le 20e siècle acadien, il n’a été l’objet principal que d’une poignée d’articles scientifiques et d’un petit livre publié par Roger Ouellette3. Ce dernier décortique les idées et la membriété du PA et est bien utile, mais il ne fait pas réellement l’histoire du Parti. Incroyablement, donc, voici la première monographie historienne en bonne et due forme qui lui soit consacrée. Par ailleurs, notons que la dimension marxiste des premières années du Parti acadien n’est aucunement occultée par Poplyansky : le deuxième chapitre est même intitulé « Des nationalistes et des socialistes (ou vice-versa) ».
8 Cela étant dit, avouons que la ligne directrice de Volpé et Massicotte, visant à documenter l’émergence, l’évolution, la transmission et le contenu de nouveaux discours de gauche dans l’Acadie des années 1970, nous apporte plus de nouveautés. Cette contribution est d’autant plus substantielle que, devant une historiographie très lacunaire, elle a dû être élaborée presque exclusivement à partir de sources.
9 En termes de sources, justement, Volpé et Massicotte ont puisé dans des entrevues réalisées avec neuf acteurs ou témoins de l’époque, qui complètent des recherches effectuées dans pas moins de sept centres d’archives (plus les papiers personnels de deux individus), en commençant par les fonds et journaux des deux principales organisations marxistes-léninistes qui ont oeuvré dans les provinces maritimes, soit le Parti communiste ouvrier – d’abord appelé Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada – et son journal La forge, et En lutte! et son journal éponyme. L’étude qui en résulte a une forte dimension prosopographique; elle prend la forme d’une histoire intellectuelle d’un groupe, plus que d’individus, groupe dont les auteurs documentent les idées, mais aussi « les réseaux associatifs et de sociabilité » (p. 9, note 13). L’ouvrage de Poplyansky repose aussi sur une quantité impressionnante de sources, puisées dans six centres d’archives. L’unité institutionnelle du Parti – et non sa membriété – sert ici de fil conducteur.
10 Les premiers chapitres des deux livres portent sur la période allant de la fin des années 1960 à 1972, qui correspond tant au « contexte de l’Acadie révolutionnaire » qu’aux « origines idéologiques du Parti acadien ». Volpé et Massicotte y dépeignent le climat « d’indignation et de révolte » qui régnait alors en Acadie, et ce bien au-delà des couloirs de l’Université de Moncton, jusque chez les pêcheurs, travailleurs forestiers, chômeurs et assistés sociaux de plusieurs régions acadiennes. Les auteurs sont convaincants lorsqu’ils y affirment que le « réflexe de méfiance […] à l’égard des institutions [et] de l’autorité en général […] [et la] volonté d’établir en Acadie des pratiques plus autonomes et plus horizontales, plus égalitaires et plus progressistes » ne peuvent « être complètement attribuable[s] aux emprunts idéologiques » (des étudiants ou des syndicats, par exemple), mais participent plutôt à un « retour de l’acteur »4 relevant de transformations profondes au sein des cultures occidentales à cette époque (p. 55-56).
11 Poplyansky nous rappelle que les années qui suivent le Ralliement de la jeunesse acadienne de 1966 – événement-clé ayant joué un rôle important dans la mobilisation de la jeunesse – ont aussi été mouvementées sur le plan identitaire et culturel. Dans la foulée des travaux de Joseph Yvon Thériault5 et l’auteur de cette note critique6, il rappelle la vague de libéralisme iconoclaste qui balaie la jeunesse acadienne et même le monde associatif acadien au milieu de la décennie, pendant laquelle l’acadianité elle-même semble être sur le point d’être rejetée comme étant vieux jeu. Puis il brosse un portrait saisissant du projet annexionniste (visant le rattachement des régions acadiennes au Québec) qui circule durant les années 1968 à 1972. Ces évolutions témoignent autant du malaise persistant vis-à-vis de l’acadianité, que de la difficulté pour ceux qui se préoccupent de « francophonie » de s’en distancier complètement. Ultimement, c’est un nationalisme acadien renouvelé, très marqué par la gauche, qui devient la mouvance idéologique dominante de l’heure; la « marche vers le Parti acadien » (p. 52) est lancée.
12 Les deuxièmes chapitres portent, dans les deux cas, sur les années 1972 à 1977. Volpé et Massicotte y dépeignent le « creuset organisationnel des mobilisations acadiennes du début des années 1970 » (p. 9), comprenant plusieurs nouvelles organisations – tels les Conseils régionaux d’aménagement, la revue L’Acayen et, oui, le Parti acadien – qui sont critiques des élites traditionnelles et qui s’empressent de dire que leur priorité va aux enjeux dits « réels » d’ordre socioéconomique (p. 64). Conséquemment, si elles se considèrent comme nationalistes – ou plus précisément néo-nationalistes –, cela n’empêche pas leur discours d’être pétri de « socialisme, de contre-culture, de tiers-mondisme et de décolonisation ». La description de la période faite par Poplyansky va largement dans le même sens. Le PA d’alors « se définit comme un parti marqué à gauche [qui] inclut […] une cellule de militants marxistesléninistes » (p. 19). Conséquemment, il se prononce régulièrement sur des conflits de travail et s’oppose à l’aide gouvernementale aux multinationales. Si ce PA des premières heures « n’est pas encore prêt à revendiquer clairement un État acadien », pour Poplyansky – comme pour Volpé et Massicotte, d’ailleurs –, dans l’« effervescence idéologique » de l’heure, « le “national” et le “social” vont normalement de pair » (p. 19, 58). C’est que dans le creuset du moment 68 tardif, la communauté imaginée acadienne est reformulée; elle ne désigne plus désormais une tradition ou un lien ethnique, mais plutôt un groupe qui est composé principalement de « travailleurs » exploités. Parler pour l’ethnie ou >parler pour les ouvriers, c’est vu comme étant à peu près la même chose, et les deux s’inscrivent dans la recherche de la justice sociale.
13 En fin de chapitre, chacun des livres raconte « la marche vers la scission » (p. 98) / « vers le marxisme-léninisme » (p. 102). Volpé et Massicotte expliquent comment et pourquoi certains de leurs membres en viendront à rejeter le « réformisme » des organisations communes pour basculer dans le marxismeléninisme. Cette transition aurait été grandement favorisée par un intérêt de plus en plus grand, chez certains militants, pour le tiers monde et ses combats, intérêt qui va les pousser à « universaliser [leur] réflexion » (p. 89) et à repenser leurs référents. Désormais, l’ennemi n’est plus la figure de l’Anglais, mais plutôt « la bourgeoisie, l’État et l’économie capitaliste » (p. 90). De son côté, Poplyansky explique que, malgré tout, la plupart des militants refusent de se définir comme un mouvement dédié uniquement à la gauche ou au prolétariat parce qu’ils souhaitent toujours « lier leur idéologie et programme politique à l’oeuvre des ancêtres » (p. 19). En effet, pour Poplyansky, le discours du PA, s’il marque une rupture avec le passé à plusieurs égards, ne vise pas moins à reconstituer une « communauté perdue » par les Acadiens à la suite des bouleversements modernisateurs du milieu du 20e siècle. Il est intéressant de noter que l’expression « communauté perdue » a été forgée par le politologue et syndicaliste Jean-Marc Piotte pour désigner le rapport au monde de nuls autres que les marxistes-léninistes québécois qui, eux aussi, auraient été atteints d’une nostalgie refoulée pour les liens communautaires tricotés serré d’une époque révolue7. On peut donc se demander si les militantismes « distincts » dont on discute dans ces deux livres ne sont pas les deux côtés d’une même pièce et ne répondent pas aux mêmes besoins profonds.
14 Le troisième chapitre de Volpé et Massicotte dépeint l’organisation et les mobilisations principales de la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada et du Parti communiste ouvrier dans la région. À la fin des années 1970, certains de leurs militants réussirent quelques bons coups. Celui qui a eu le plus de répercussions est probablement leur participation aux efforts d’organisation des pêcheurs côtiers et à la création de l’Union des pêcheurs des Maritimes. Des militants marxistes-léninistes, à commencer par Gilles Thériault, qui en devint le directeur, y jouèrent un rôle-clé et réussirent à en faire un syndicat « de combat » tout en gardant la confiance des pêcheurs. Pour ce faire, ils durent toutefois garder discrète leur affiliation au communisme. D’autres militants réussirent à organiser les assistés sociaux et à s’en faire les porte-voix de manière éphémère, ou à noyauter et à contrôler temporairement une section régionale de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick. Mais, de manière générale, l’action des marxistes-léninistes acadiens s’est vue entravée par la grande méfiance de la majorité de la société civile, dont plusieurs acteurs refusèrent de collaborer avec n’importe quelle organisation comportant des membres marxistes-léninistes. Pour cette raison et d’autres, le mouvement marxiste-léniniste acadien traversa les années 1970 sans réellement croître en nombre ou en force, à l’instar de celui animé par leurs camarades anglophones des Maritimes.
15 Dans son troisième chapitre, qui couvre aussi la période allant de 1977 à 1982, Poplyansky souligne que le départ des m.-l. fut l’occasion de revoir le programme politique du Parti et de mettre à l’avant-plan le caractère nationaliste du mouvement. Il argue toutefois qu’il ne faut pas interpréter la relégation au second plan des discours de gauche au profit des ambitions autonomistes comme une rupture idéologique fondamentale. Certes, on s’éloignait quelque peu du discours socialiste pour s’affirmer davantage comme social-démocrate, mais les causes sociales demeuraient au « coeur de son orientation ». Il fait remarquer qu’après le départ des m.-l., lors du congrès de 1977, le Parti affirma encore formellement être fier du fait « d’avoir « voulu “dépasser” les mouvements acadiens centrés […] sur des problèmes d’ordre nationaliste [...] [et ne tenant pas] compte de la misère socio-économique […] du peuple acadien » (p. 106). Cela dit, de plus en plus, les candidats se voulaient fédérateurs, comme le père Armand Plourde, qui défendit les classes populaires tout en reconnaissant la contribution de l’élite acadienne. Le changement de ton, selon l’auteur, visait avant tout à déradicaliser le projet autonomiste dans l’opinion publique.
16 Alors que les m.-l. décriaient ce pragmatisme et traitaient « de populistes et d’irréalistes les appels au retour aux pratiques économiques traditionnelles en Acadie » (p. 100), comme la production familiale et le coopératisme, le PA améliora tout de même énormément ses résultats »lors des élections de 1978, quand il profita des tensions constitutionnelles québéco-canadiennes pour faire progresser l’idée d’un État provincial acadien. L’année 1979, nous dit Poplyansky, a représenté un « sommet » d’influence pour le PA, devenu de « plus en plus respectable » (p. 137).
17 De leur côté, les m.-l. acadiens, même après la rupture avec le PA, ne sont jamais venus réellement à bout de leurs tergiversations et débats concernant le rapport à établir entre la domination socioéconomique subie par le prolétariat d’une part, et la domination culturelle et linguistique vécue par les francophones des Maritimes de l’autre. Certes, par souci d’orthodoxie et de cohérence théorique, la plupart des militants décrétèrent que les enjeux linguistiques et culturels devaient être vus comme des « contradictions secondaires » découlant d’inégalités économiques plus fondamentales du système capitaliste. C’est ce qui les convainquit de rompre avec les organisations néo-nationalistes en 1977. Mais la question ne fut jamais pour autant vraiment close, ou alors pendant si peu de temps. En effet, à la fin de la décennie, le Parti communiste ouvrier régional adopta nombre de positions favorables à l’autonomie acadienne, au point où son programme se différenciait peu de celui du PA (dont on se plaisait à dire, malgré tout, que son socialisme « ne sert qu’à masquer sa nature bourgeoise », p. 141). Est-ce le naturel qui revenait au galop? Ou des considérations électoralistes qui se faisaient sentir? La question n’est jamais réellement tranchée, bien que le premier facteur semble le plus important.
18 Le quatrième et dernier chapitre de Volpé et Massicotte décrit le déclin et la disparition du mouvement m.-l. acadien, au début des années 1980, ainsi que la « réorganisation des forces militantes dans de multiples associations, qui reprendront les luttes du mouvement progressiste en Acadie chacune de leur côté, de manière fragmentée », y compris le mouvement féministe, un mouvement étudiant ravigoté et une mouvance « progressiste » aux contours flous.
19 De son côté, dans le chapitre « [Une] disparition tranquille », Poplyansky montre comment le contexte des années 1980 n’était pas plus favorable à l’existence continue du PA. Plusieurs éléments du contexte stoppèrent alors l’élan du Parti : le « non » référendaire au Québec, l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés et les gains supposés qu’elle accordait en matière de droits linguistiques à l’école, l’adoption de la loi 88 par le gouvernement conservateur du Nouveau-Brunswick, qui offrait des droits collectifs – quoique mal définis – aux Acadiens, la récession du début des années 1980 et, enfin, le vieillissement des baby-boomers. Reprenant une thèse fort commentée de l’historien Ian McKay, Poplyansky offre également des réflexions stimulantes autour de l’idée qu’il est possible, de manière plus générale, de saisir la disparition du PA comme une énième preuve de l’hégémonie des idées libérales au Canada.
20 L’histoire intellectuelle connaît un début de renouveau en Acadie depuis quelque temps. L’ouvrage de Volpé et Massicotte y fait une contribution bienvenue et rafraîchissante du fait d’un double décentrement qu’il opère. Décentrement de Moncton, d’une part, et décentrement des associations soidisant « porte-parole » de la communauté acadienne, de l’autre. Si l’histoire sociale et économique de la génération des historiens acadiens modernistes (les Nicole Lang, Nicolas Landry, Jacques Paul Couturier et Phyllis LeBlanc, par exemple) couvrait aussi large, les contributeurs récents à l’histoire intellectuelle et culturelle, eux, ont eu tendance à graviter soit autour de l’appareil institutionnel de « l’élite » ethnique (je pense notamment à Michelle Landry et à Michael Poplyansky, mais aussi aux travaux antérieurs de Massicotte et de Volpé)8, soit autour d’un groupe autre (et contestataire), mais limité à la région monctonienne (mes écrits, par exemple). On peut donc dire que le présent ouvrage est une première contribution à l’histoire intellectuelle « par le bas » qui soit aussi pan-acadienne.
21 Le résultat est indéniablement heureux, car il offre une riche analyse des mouvances de gauche dans l’Acadie de l’heure, mais le lecteur devra néanmoins éviter un écueil que Voplé et Massicotte n’ont su esquiver. Ces derniers précisent à un moment donné : « ne nous méprenons pas : ces systèmes de pensée [communistes] sont loin de constituer une préoccupation constante dans la population en général » (p. 90). C’est vrai, mais on saurait pardonner au lecteur de perdre de vue cet avertissement, car l’ouvrage ne fait pas suffisamment d’efforts pour insérer l’évolution de la mouvance m.-l. acadienne dans son contexte plus large. Certes, la relation d’amour-haine avec le Parti acadien est documentée mais, au-delà de cette relation, l’environnement politique est largement absent. Parmi les dynamiques qui sont absentes de l’étude, notons par exemple les activités de lobbying de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick, le démarchage du Conseil économique (francophone) du Nouveau-Brunswick, les effets de ceux-ci sur les politiques gouvernementales et l’opération de charme menée par le gouvernement conservateur de Richard Hatfield à l’égard des régions francophones.
22 Les auteurs répondront peut-être que ces acteurs n’ont eu aucune influence sensible sur les m.-l. et vice-versa. Cela est peut-être vrai. Mais, si oui, qu’estce que cela signifie? A-t-on là une réponse à la question posée par les auteurs en introduction, à savoir le pourquoi de l’absence des m.-l. de la mémoire collective et de l’historiographie? On parle après tout de groupes relativement obscurs. Les auteurs ont beau nous dire que leur « faible nombre […] n’atteste pas l’insignifiance du mouvement » puisque les militants « sont fortement mobilisés » (p. 131), on ne peut s’empêcher de penser, par moments, que ces militants n’ont pas réussi à changer quoi que ce soit, à infléchir le cours de l’histoire. En d’autres mots, on ne ressort pas du livre avec une certitude que les connaissances acquises aident à expliquer ou à comprendre la suite des choses au Nouveau-Brunswick. Cela dit, l’histoire peut et doit interroger les réalités du passé, quelle que soit la perception contemporaine quant à la mesure de leurs contributions, et étudier le passé en soi et pour soi. Pour cette raison, nous aurions raison d’être reconnaissants envers Volpé et Massicotte d’avoir récupéré pour nous un passé mal aimé et quasi oublié.
23 En ce qui concerne le Parti acadien, malgré sa petite taille et ses déboires électoraux, il a indubitablement su influencer le discours et les actions tant du reste de la société civile acadienne que du gouvernement provincial. On pourrait facilement soutenir que, sans lui, l’égalité formelle des deux « communautés linguistiques » de la province, reconnue d’abord par la loi, ensuite par la Constitution canadienne, n’aurait jamais été à l’ordre du jour. Pour cette raison, l’ouvrage de Poplyansky, bien que moins innovateur, sera tout aussi utile aux prochaines cohortes de chercheurs en études acadiennes lorsque celles-ci voudront s’attaquer aux années 1970.
24 Je crois bien que ces deux livres siamois vont connaître un long destin croisé dans les plans de cours et les bibliographies thématiques. Ensemble, ces deux ouvrages réussissent à faire revivre de manière assez globale une époque où des agents dynamiques de la société acadienne reconnaissaient que les « vrais problèmes » de plusieurs Acadiens étaient économiques (logement, nourriture), et avaient conséquemment une petite gêne « d’aller dans certains villages parler de “culture française” ». À une époque où la quasi-totalité du discours politique acadien s’est à nouveau repliée sur un communautarisme de bon aloi, essentiellement linguistique et culturel (mis à part des mentions pour le tourisme et le développement régional du Nord), les prises de position du PA et des m.-l. acadiens des années 1970 ont regagné une fraîcheur qui fait réfléchir.