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La carte de Beaubassin en 1686

Jacques Gagnon

1 Fin juillet 1685, le Marquis Brisay de Denonville, nouveau gouverneur général de la Nouvelle-France, arrive à Québec en compagnie du nouveau grand-vicaire du diocèse, Jean-Baptiste de La Croix de Chevrières de Saint-Vallier. Peu après son arrivée, le gouverneur accuse l’intendant Jacques de Meulles de trafic de marchandises du magasin du roi et de vente de congés de traite dans l’Ouest. Mis au courant de ces soupçons, le ministre de la Marine, Colbert de Seignelay, parent de Jacques de Meulles, demande néanmoins à ce dernier de se rendre en Acadie pour enquêter sur l’état de la colonie et ses perspectives de développement, particulièrement dans le domaine des pêcheries. Parti de Québec en octobre 1685 pour n’y revenir qu’en septembre 1686, de Meulles est rappelé en France par le ministre dès son retour1. Entre autres choses, il y rapporte un recensement des habitants de Beaubassin ainsi qu’un mémoire et une carte concernant cette partie de l’Acadie2.

2 Si le recensement des habitants de Beaubassin de 1686 a fait l’objet d’une demi-douzaine d’études3, ce n’est pas le cas pour la carte. Tout au plus savons-nous qu’elle a été dessinée par Jean-Baptiste-Louis Franquelin ou du moins tracée sous sa direction4. De 1674 à 1693, Franquelin fut chargé de fournir les cartes envoyées par les gouverneurs et intendants à la cour de France5. À l’automne 1686, l’intendant de Meulles lui commanda une grande carte (1,90 x 1,30 m) illustrant l’itinéraire de sa mission en Acadie ainsi qu’une huitaine de cartes plus petites pour différentes étapes du trajet, notamment là où il y avait des baies et des havres (Percé, rivière Saint-Jean, Chedabouctou, Beaubassin, Chibouctou, La Hève, Port Rossignol, Port-Royal). On constate que cette cartographie poursuit des objectifs stratégiques autant qu’économiques6.

Figure 1 – Chignitou nommé depuis par les François BeauBassin.
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Source : Jean-Baptiste-Louis Franquelin, Chignitou nommé depuis par les François BeauBassin. La Bibliothèque nationale de France possède l’original conservé à Tolbiac, Cartes et plans, Salle R, magasin de la Réserve, GE SH 18 PF 133 DIV 10 et une copie numérique dans Gallica, IFN 53089765. Il y a également une copie papier au Centre d’accueil du lieu historique national Fort-Beauséjour (Parcs Canada) qui nous en a autorisé la reproduction.

3 Examinons maintenant la carte consacrée à Beaubassin. D’un format de 47,5 x 86,5 cm et intitulée CHIGNITOU, nommé depuis par les François BEAUBASSIN, elle est coloriée dans des teintes de jaune, de brun et d’orangé. Y sont inscrits, d’ouest en est, huit toponymes ainsi que 12 chiffres correspondant à autant de lieux indiqués dans le cartouche au coin inférieur gauche de la carte.

4 À quoi correspondent les inscriptions sur la carte dans la toponymie actuelle? Limitons-nous à une simple énumération. I. aux Meulles : île Grindstone (Nouveau-Brunswick); cap des Maringouins : cap Maringouin (Nouveau-Brunswick); Menoudy : marais Minudie (Nouvelle-Écosse); R. Brouillée : rivière Tantramar (Nouveau-Brunswick); R. Chacchacadie : rivière Aulac (Nouveau-Brunswick); R. Francouine : rivière Tidnish (Nouvelle-Écosse); R. au Gasparot : rivière Gaspereau (Nouveau-Brunswick); cap Tourmantin : cap Tormentine (Nouveau-Brunswick).

5 Passons maintenant à la nomenclature chiffrée. Remarquons d’abord que la maison du seigneur Michel Leneuf de la Vallière et de Beaubassin est située sur une éminence à l’ouest de la rivière du portage (l’actuelle rivière Missaguash, qui constitue la frontière entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse). Sept autres maisons sont dessinées dans ce secteur contre quatre entre les rivières du portage et Sainte-Croix (l’actuelle rivière LaPlanche, en Nouvelle-Écosse). Il y a encore trois maisons à l’ouest des rivières de bonne chasse et oumecan (aujourd’hui rivières Maccan et Nappan, en Nouvelle-Écosse)7 et un dernier établissement à Menoudy mais aucun près de la rivière des Mines (aujourd’hui rivière Hébert). On peut ainsi conclure qu’en 1686 les habitations de Beaubassin étaient également partagées des deux côtés de l’actuelle frontière du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Du côté de la Nouvelle-Écosse, on retrouve surtout les Acadiens venus avec la famille Bourgeois et, du côté du Nouveau-Brunswick, les Canadiens arrivés avec Leneuf de la Vallière.

6 Transportons-nous ensuite vers la baie Verte, près de laquelle sont indiqués en pointillé le chemin du portage et le canal à faire. Le chemin du portage est une antique piste amérindienne qui reliait depuis longtemps le golfe du Saint-Laurent à la baie de Fundy (ci-devant baie Française). Quant au projet de canal, il vise à rapprocher l’Acadie de Québec et à l’éloigner de Boston8. Disons enfin deux mots de Chimougouiche et de Chimougoüichiche; je les ai identifiés au havre de Shemogue] et à la collectivité de Trois-Ruisseaux d’aujourd’hui. Par ailleurs, j’ai reconnu la Scoudouc dans la grande rivière qui se jette dans le golfe du Saint-Laurent, au nord-est de la carte, et la Memramcook dans celle moins importante qui rejoint l’extrémité nord de la baie Française, alias de Fundy. Pour ce qui est de la pointe Sainte-Croix, j’en ai repéré le numéro (12) à l’embouchure des rivières Missaguash, alias du portage, et LaPlanche, alias Sainte-Croix en 1686.

7 Revenons donc à Beaubassin et comparons les données que nous venons de tirer de la carte de Franquelin au recensement et au mémoire que de Meulles a aussi transmis à Versailles. Le recensement contient 16 familles à Beaubassin alors que j’ai compté 14 maisons sur la carte. Il est possible que deux familles apparentées9 ou amies10 partagent le même domicile, ou bien la carte a omis un établissement. Le mémoire quant à lui mentionne qu’on a déjà compté plus de 22 habitations à Beaubassin. Cependant, il ne précise pas si elles sont encore toutes debout ou bien si quelques-unes n’ont pas été rasées ou transformées en dépendances agricoles.

8 Par la suite, le mémoire de Jacques de Meulles s’étend longuement sur l’intérêt qu’il y aurait à creuser ce fameux canal entre le golfe du Saint-Laurent et la baie Française. L’intendant du Canada déplore le fait que « les Anglais de Boston se regardent comme seigneurs de toutes ces côtes [de la baie Française] pour la raison qu’ils y sont perpétuellement et y font tout le commerce et qu’ils sont plus aimés des habitants [acadiens] que les Français mêmes11 ». Ce projet de canal n’aboutira jamais12.

9 Bien plus que le projet de canal, ce qui doit cependant retenir notre attention, c’est la qualité du travail cartographique exécuté par Franquelin à la demande de l’intendant de Meulles. Il nous permet notamment d’évaluer l’évolution de la toponymie de la région depuis le 17e jusqu’au 21e siècle13. Certains noms français inscrits par Franquelin ont été remplacés par des noms anglais, mais on constate aussi le retour d’un nom amérindien : celui de la rivière Missaguash, alias rivière du portage. Il serait intéressant par ailleurs de comparer la toponymie de la carte de l’isthme de Chignectou avec celle de la grande carte du voyage de l’intendant ainsi qu’avec les sept autres cartes sectorielles fournies par Franquelin. Là aussi on pourrait faire une évaluation historique de la toponymie. Cependant, ces projets dépassent largement les limites du présent travail.

10 Je laisserai donc le mot de la fin à l’un des biographes de Franquelin :

Avec une cinquantaine de cartes, Franquelin est certainement le plus important cartographe de la Nouvelle-France. Suivre son œuvre de près, c’est partir à la découverte du continent. [...]L’œuvre de Franquelin n’a toutefois pas connu la renommée qu’elle méritait. Le fait que ses cartes soient demeurées manuscrites n’a guère attiré l’attention des historiens et des bibliographes. Et pourtant les géographes de Paris les plus réputés [...] se sont tous inspirés de son œuvre pour décrire une nouvelle Amérique14.
Jacques Gagnon holds a master’s degree in the social sciences. He is retired from teaching in the Cégep system. He has recently published Un Sorcier en Acadie, Transcription annotée des minutes d’un procès et documents contemporains 1684-1686 (self-published, 2019, 71 p.) and Le Grand Tour acadien des années 1680, Transcription annotée de trois relations de voyage (self-published, 2019, 93 p.).
Jacques Gagnon titulaire d’une maîtrise en Sciences sociales et retraité de l’enseignement collégial (cégep). Il a produit récemment Un sorcier en Acadie, Transcription annotée des minutes d’un procès et documents contemporains 1684-1686 (auto-édition, 2019, 71 p.) ainsi que Le Grand Tour acadien des années 1680, Transcription annotée de trois relations de voyage (auto-édition, 2019, 93 p.).
Notes
1 W.J. Eccles, « Meulles, Jacques de », DBC en ligne, vol. II, http://www.biographi.ca/fr/bio/la_croix_de_chevrieres_de_saint_vallier_jean_baptiste_de_2F.html.
2 Jacques de Meulles, Recensement des habitants de Chignitou dit Beaubassin, COL G1 466, p. 22-27, Centre des archives d’outre-mer (France), version en ligne de Bibliothèque et Archives Canada (BAC), Ottawa; Jacques de Meulles, Mémoire concernant Beaubassin ou Chignitou et la Baye verte, COL, C11D 2 fos, 48-51v., Centre des archives d’outre-mer (France), transcription par Anselme Chiasson, « Beaubassin ou Chignitou et la Baye verte : mémoires originaux 1686 », Cahiers de la Société historique acadienne, vol. 4, nº 9 (juin 1973), p. 381-383; Attribué à Jean-Baptiste-Louis Franquelin, Chignitou, nommé depuis par les François BeauBassin, IFN-53089765, Document numérique, Bibliothèque nationale de France (BnF) [Paris]. Copie au centre d’accueil du lieu historique national du Fort-Beauséjour (Parcs Canada).
3 Myriam Marsaud, « L’étranger qui dérange : le procès de sorcellerie de Jean Campagna. Miroir d’une communauté acadienne, Beaubassin, 1685 », thèse de M.A., Université de Moncton, 1993; N.E.S. Griffiths, From Migrant to Acadian: A North American Border People, 1604-1755, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2005, p. 124-132; Samantha Rompillon, « Entre mythe et réalité : Beaubassin, miroir d’une communauté acadienne avant 1755 », dans Martin Pâquet et Stéphane Savard (dir.), Balises et références : Acadies, francophonies, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 271-298; Jacques Gagnon, « Les laboureurs, le sorcier et le seigneur », Mémoires de la Société généalogique canadienne-française, vol. 58, nº 2 (été 2007), p. 129-139; Gregory Kennedy, Thomas Peace et Stephanie Pettigrew, « Social Networks across Chignecto: Applying Social Network Analysis to Acadia, Mi’kma’ki, and Nova Scotia, 1670-1751», Acadiensis, vol. 47, nº 1 (hiver/printemps 2018), p. 8-40; Stephen A. White, « Recensements de Beaubassin et des trois rivières de Chipoudie, de Memramcook et de Petcoudiac (1686-1755) », dans Cahiers de la Société historique acadienne, vol. 50, nos 2-4 (juin-décembre 2019), p. 52-55, 64-65, 236 et 408.
4 André Charbonneau, « Cartobibliographie de Jean-Baptiste-Louis Franquelin », Cahiers de la Société bibliographique du Canada, vol. 11, nº 1 (1972), p. 39-52. Cet article par ailleurs fort instructif mentionne à tort que Franquelin aurait fait partie de l’expédition de l’intendant de Meulles.
5 M.W. Burke-Gaffney, « Franquelin, Jean-Baptiste-Louis », DBC en ligne, vol. II, http://www.biographi.ca/fr/bio/franquelin_jean_baptiste_louis_2F.html.
6 Sandrine Boucher, « Le voyage de l’intendant Jacques de Meulles en Acadie (1685-1686) dans la cartographie de J.B.L. Franquelin, maître d’hydrographie pour le roi à Québec », dans Pierre Guillaume et Laurier Turgeon (dir.), Regards croisés sur le Canada et la France : voyages et relations du XVIe au XXe siècle, Paris et Québec, CTHS et PUL, 2007, p. 173-190. Sandrine Boucher parle de 10 cartes (p. 185, n. 24), ce qui est exact si on ajoute aux huit cartes précitées la carte générale ainsi qu’une carte des habitations de Port-Royal.
7 Oublions la rivière au Gasparot (numéro 3), qui prendrait sa source dans le lac Blair mais qui n’apparaît pas sur les cartes modernes. Au reste, la carte de 1686 indique déjà une rivière au Gasparot au bord de la baie Verte.
8 Raymonde Litalien a bien décrit l’importance des relations entre Bostonnais et Acadiens à cette époque. Voir le chapitre « L’Acadie objet de convoitise », dans Raymonde Litalien, Jean-François Palomino et Denis Vaugeois, La mesure d’un continent : atlas historique de l’Amérique du Nord, 1492-1814, Sillery, Septentrion, 2008, p. 127.
9 Ainsi, la jeune famille Cochu-Morin pourrait demeurer avec les parents Morin-Martin ou les parents Lavallée-Martin pourraient accueillir la jeune famille Morin-Lavallée.
10 Ce pourrait être le cas de la petite famille La Barre qui cohabiterait avec les Cottard (autre petite famille de trois individus) ou avec les Lagassé (couple du même âge que les La Barre).
11 De Meulles, Mémoire concernant Beaubassin ou Chignitou, transcription par Chiasson, p. 382.
12 Il fut remis au goût du jour pendant une bonne partie du 19e siècle. Voir à ce sujet Nicolas Landry, « Transport et régionalisme en contexte pré-industriel : le projet du canal de la baie Verte, 1820-1875 », Acadiensis, vol. 24, nº 1 (automne 1994), p. 59-87.
13 J’ai consulté les documents suivants à cet effet : Margaret Coleman, Acadian Settlement in the Atlantic Provinces, Ottawa, Department of Indian Affairs and Northern Development, National and Historic Parks Branch, 1967, Manuscript Report Number 8; Pierre Nadon, The Isthmus of Chignecto: An Archeological Site Survey of Acadian Settlements (1670-1755), Ottawa, Department of Indian Affairs and Northern Affairs, National Historic Parks and Sites Branch, 1968, Manuscript Report Number 143; Alan Rayburn, Geographical Names of New Brunswick, Ottawa, Energy, Mines and Resources Canada, 1975, 304 p.; Ressources naturelles Canada, Cartes topographiques du Canada, Amherst, 1/50 000, 21H/16, 4e édition, NAD 83, série A 791; https://archives.gnb.ca/Exhibits/Communities/SearchResults.aspx?culture=fr-CA&community=Sfcvyeb3dNFnBFeiVuWhP3bdgTUrUAYfp/tt/Wq5JS4cartes cadastrales 121, 133 et 144.
14 Jean-François Palomino, « Portrait d’un cartographe : Jean-Baptiste Franquelin, géographe du roi à Québec », dans Litalien, Palomino et Vaugeois, La mesure d’un continent, p. 104 et 107.