Sur l’agora se croisent, s’affrontent mais aussi se reflètent toutes les composantes de la Cité.
(Jean-François Sirinelli, 1998)1
1 DEPUIS UNE DIZAINE D’ANNÉES, les rétrospections sur la production historiographique acadienne sont monnaie courante2 . Des bilans critiques ont été rédigés3, des limites ont été soulevées mais, hormis quelques rares exceptions4, peu de projets prospectifs ont clairement été énoncés. Nous avons certes pu observer des plaidoyers en faveur d’une histoire politique – tantôt consubstantielle à une histoire culturelle et intellectuelle – ou sociale, selon les cas, mais il a bien souvent semblé se dégager de ces positions une attitude défensive où il importait davantage de se réclamer d’un champ pour préserver sa dénomination que de dessiner les contours d’une entreprise, d’une posture, d’une méthode, bref d’un projet historiographique. Ce n’est pas notre intention ici de revenir sur cette « attitude » – pour ne pas dire « ces débats » qui, eux, nourrissent la pensée critique – dont l’esprit qui s’en dégage nous paraît contraire à l’avancement des connaissances; comme si « un » champ pouvait répondre à toutes les questions de l’humanité : « la réalité historique, par essence multiforme, est forcément à entrée[s] multiple[s]5 ». D’autant plus que nous sommes d’avis, avec l’historien Martin Pâquet, que les frontières entre les champs sont beaucoup moins étanches qu’on ne le laisse souvent entendre, d’où la nécessité d’entreprises plurielles et de leur interrelation6. Enfin, concluons à ce sujet qu’il est à souhaiter que nous assistions au cours des prochaines années à une plus grande ouverture envers la complémentarité des approches afin d’éviter qu’un gouffre ne se creuse en raison d’une tendance générationnelle et de dialogues de sourds qui viendraient scléroser la production historiographique acadienne pour 25 ou 30 ans. Le bien de la recherche fondamentale et de la formation universitaire en dépend.
2 Notre intervention est donc d’un autre ordre. Nous voulons proposer une posture de recherche pour répondre à d’importantes lacunes en histoire de l’Acadie contemporaine. Évidemment, notre perspective nous apparaît nécessaire pour combler de sérieuses lacunes mais, précisons-le à nouveau, elle n’en demeure pas moins une approche parmi d’autres qui doivent se poursuive ou être mises en œuvre. Si, comme tout le monde, nous prêchons pour notre paroisse, nous n’avons néanmoins pas la prétention de la présenter comme la seule qui vaille. À ce sujet, on trouvera de stimulantes perspectives, complémentaires à la nôtre, dans le forum de discussion du présent numéro d’Acadiensis.
3 Partons d’une considération générale. L’Acadie contemporaine nous place d’abord, lorsque nous entreprenons son étude comme petite société, devant sa dimension politique. Reconnaissons qu’une telle affirmation pourrait en étonner quelques-uns puisque, étant sans État et dépourvue d’un territoire précisément délimité, la réalité acadienne peut sembler antinomique avec l’idée même du politique. Appréhender la problématique ainsi, ce serait toutefois méprendre « le » politique – la détermination d’un futur pensable et les gestions du social7 – pour « la » politique – la politique politicienne8. Le politique n’implique pas nécessairement l’existence d’un État ou d’un territoire, mais relève plutôt de « l’action collective », au sens où l’entendaient déjà dans les années 1970 les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg, selon qui l’action collective, qui est construite et non naturelle, « n’est finalement rien d’autre que de la politique quotidiennes9 ».
4 Comme les autres sociétés de ce monde, l’Acadie n’est pas naturelle, mais construite. Suivant en cela le paradigme du « constructivisme identitaire », nous soutenons que l’action collective est constitutive des sociétés et nations, petites ou grandes10. Ces dernières prennent donc sens par l’action sociale d’acteurs qui s’emploient à en élaborer les déterminants dans l’espace public, à en définir la référence pour parler comme le sociologue Fernand Dumont, soit une mémoire historique – chargée d’idéologies – à laquelle des gens se reconnaissent et acceptent d’adhérer et dont ils se font les dépositaires11.
5 Malgré cette centralité des acteurs dans l’édification et le façonnement de la petite société acadienne, la production historiographique s’est peu attardée à contextualiser et à interpréter les fondements idéologiques et axiologiques de leurs mobilisations. Déjà, au début des années 1970, l’historien Léon Thériault relevait que les travaux de ses prédécesseurs, les historiens dits « traditionalistes », avaient surtout porté sur l’étude des « structures » de la petite société acadienne, soit sur l’ensemble de ses composantes matérielles – institutions, associations, établissements –, dans un projet affirmé de tracer un état des lieux de la collectivité nationale12: une histoire « comptable » et faible en interprétations, au dire de l’historien Michel Roy13. Bien que Thériault propose à ce moment de surpasser les limites de ce prisme par une étude des « mécanismes internes » des structures de la société acadienne, une bonne part de ses travaux et de ceux de ses contemporains – les historiens critiques des années 1970-1980 – ont maintenu ce cadre d’analyse largement orienté vers l’étude des structures et des institutions dans une temporalité longue; les travaux de Thériault sur les « structures ecclésiastiques14 » en constituent des exemples éloquents.
6 Cet angle des études acadiennes fait à nouveau l’objet de critiques au tournant des années 1990, alors qu’une génération de jeunes historiennes et historiens sont à définir un nouvel axe de recherche pour répondre aux lacunes et aux limites des travaux des générations précédentes. Influencée par la nouvelle histoire sociale, cette cohorte de chercheuses et de chercheurs revendique notamment le délaissement de l’histoire nationale acadienne en faveur d’une histoire sociale parcellisée, brisant ainsi avec la tradition des synthèses de longue durée en faveur d’études thématiques et rejoignant les débats canadiens sur l’histoire pluraliste – limited identities15. Appelants à l’étude de nouveaux sujets et à l’introduction de nouvelles méthodes – notamment les enquêtes quantitatives et orales –, les nouveaux historiens de l’Acadie proposent une réorientation des études acadiennes – jusqu’alors centrées sur la « nation » – par une analyse des réalités socio-économiques de la « société » acadienne, contribuant par le fait même à montrer la « normalité16 » de l’Acadie. Sans passer en revue tout le mérite et l’originalité des contributions des « normalisateurs » d’Acadie17, retenons pour notre propos que dans leur entreprise de « dépasser l’obsession du discours » pour étudier l’Acadie dans « sa substance même », dans sa réalité matérielle en un sens, ils se sont par le fait même distanciés de l’histoire politique et culturelle. Comme le remarque le sociologue Julien Massicotte, sous la plume des « normalisateurs » des années 1990, une certaine dépersonnalisation – regrettée de notre point de vue18 – du sujet acadien s’est opérée, les Acadiennes et les Acadiens se retrouvant bien souvent « fragmentés » au point de ne former qu’une langue, un sexe, une profession, un métier, etc. Évacuant de leurs travaux une bonne part des aspects politiques et culturels – perceptions et représentations – ou encore des idées – ces « discours » auxquels aucune portée « créative19 » et aucune fonction « performative20 » ne sont attribuées –, les « normalisateurs » des années 1990 produisent largement « une histoire de l’Acadie en l’absence d’elle-même », ajoute Massicotte, soit une histoire d’aspects qui ont lieu « en » Acadie plutôt qu’une histoire « de » l’Acadie21. Par ailleurs, cette posture « initiale » des « normalisateurs » acadiens – parce qu’elle a évolué depuis –, bien qu’affirmant vouloir produire une histoire de l’Acadie « au ras du sol » – en écho au célèbre plaidoyer de l’historien Edward Thompson en faveur d’une histoire « du bas vers le haut » de la culture ouvrière22 –, demeure, pour une bonne part, axée sur les structures : l’État, les entreprises, le développement urbain. Ainsi, le prisme initial de leurs travaux, largement vidés d’aspects sociopolitiques et culturels, les conduit à rédiger une histoire toujours désincarnée, sans acteurs et sans mobilisations. Les trop rares travaux en histoire des mouvements de femmes – du féminisme – et des ouvriers – du syndicalisme – en font foi, ces sujets occupant normalement une bonne place dans les travaux des spécialistes d’histoire sociale23.
7 De cette vue d’ensemble, beaucoup trop lapidaire nous en conviendrons, il nous est possible de conclure que la production historiographique acadienne, jusqu’à la dernière décennie, s’est montrée largement désincarnée, étant davantage centrée sur l’étude des structures et des institutions au détriment d’une analyse contextualisée des acteurs qui y œuvrent, une « subject-less history », pour reprendre l’expression du sociologue Anthony Giddens24. Nous pourrions ainsi conclure avec le sociologue Alain Touraine que la production historiographique acadienne, peu versée dans l’étude des Acadiennes et des Acadiens en mouvement et dans la contextualisation de leurs motivations, a elle aussi connu, à sa façon, sa « mort du Sujet25 ». Certes, la production scientifique acadienne ne s’est pas butée au raz-de-marée paradigmatique du structuralisme que réprouve Touraine et qui, dans sa recherche d’invariants et de permanences, avait objectivé les sociétés au point d’y supprimer la subjectivité et l’autonomie créatrice des acteurs – alors présentés comme de simples marionnettes des mécanismes de contrôle social –, ou encore du déterminisme économique de la sociologie marxiste qui avait pulvérisé toute compréhension d’un sujet libre et conscient en dehors de ses réalités matérielles, voire de dynamiques de classes. Néanmoins, que ce soit pour avoir fait la grande part à l’étude des structures exemptes de contributions humaines, comme dans l’histoire-bilan et institutionnelle menée par les historiens traditionalistes et critiques, ou encore pour avoir contribué à la décomposition et à l’évidement culturel du sujet acadien à la suite du positivisme et de l’objectivisme des « normalisateurs » du début des années 1990, il nous faut admettre que les acteurs, pourtant au centre des mobilisations qui donnent sens à la petite société acadienne, occupent rarement le devant de la scène. En définitive, il se dégage de l’historiographie acadienne l’image d’une société désincarnée où les acteurs et leurs mobilisations retiennent peu l’attention. Il y a du monde dans la salle, mais « la scène est vide », pour ainsi dire26.
8 Dans son ouvrage programmatique Le retour de l’acteur, Alain Touraine propose un renversement de paradigme pour supplanter le structuralisme déshumanisant en détournant l’angle d’analyse des structures, ce « monde froid [dans lequel] l’acteur – avec ses croyances, ses projets, ses rapports sociaux, sa capacité d’action proprement sociale – est éliminé », pour justement le réorienter vers les acteurs, ces sujets agissants, conscients et créateurs qui sont au centre des dynamiques constitutives des sociétés. Touraine nous explique la légitimité du sujet comme objet d’étude par le fait que ce dernier peut contrôler son historicité27 : l’acteur social, capable d’agir de manière autonome par luimême sur lui-même, peut être le maître d’œuvre de son histoire. Touraine propose, à la suite de cette thèse de la capacité de choix rationnels du sujet, l’étude des mouvements sociaux comme lieux privilégiés où nous sommes à même de saisir comment les acteurs sociaux, dans leurs rapports et conflits, « luttent précisément pour la gestion de [leur] culture et des activités qu’elle produit ». Ne nous méprenons pas, Touraine n’est pas à formuler un projet opposant les acteurs à la société. Il précise d’ailleurs que, s’il s’en prend au structuralisme comme « système qui exclut tout acteur », la posture qu’il est à définir ne se rallie pas davantage à l’ethnométhodologie, qui étudie l’« acteur en dehors de tout système »28. C’est donc des acteurs et des mouvements sociaux « en » société, enracinés dans une culture et un milieu, que Touraine nous invite à étudier. L’heure n’est donc plus, comme le soutient l’historien François Dosse, à reproduire la fausse dichotomie « entre divinisation et dissolution du sujet29 » qui avait marqué les débats en sciences sociales entre structure et sujet, mais plutôt à saisir l’interrelation entre les deux objets : les acteurs en société qui la composent, la façonnent et s’y définissent.
9 Cet appel en faveur d’une étude des sujets en action résonne depuis le tournant des années 2000 dans nombre de plaidoyers en faveur d’une histoire culturelle des sociétés. C’est en ce sens que l’historien français Jean-François Sirinelli propose, après que l’historien Michel Vovelle eut invité les historiennes et les historiens « à passer de la cave de l’échange économique au grenier des opérations mentales de saisie du réel », de passer « de la demeure à l’agora »30, soit à une analyse contextuelle et socioculturelle des personnes dans l’espace public, ce lieu de définition des sociétés. En plaidant pour une histoire politique revigorée par la dynamique histoire culturelle, Sirinelli ne cherche pas à proposer une nouvelle doxa mais, bien au contraire, à saisir le politique dans ses contextes qui ne peuvent être compris en dehors des dynamiques sociales : « Au demeurant, une approche par le culturel est probablement l’une des façons de maintenir des liens entre le politique et le social. » L’historien français propose en ce sens de dépoussiérer l’histoire politique pour la « désenclaver » de ses assises « par le haut » afin de se rapprocher de l’étude des acteurs, de leurs réseaux de sociabilité, itinéraires, perceptions et représentations, bref de l’ensemble des composantes qui donnent sens à leur engagement dans l’agora. Il importe pour Sirinelli d’analyser et de mettre en relation « la double dimension, agissante mais aussi pensante » des acteurs et non pas de les opposer dans la fausse binarité « idées » et « réalités ». Il rappelle à ce sujet qu’il est commun que l’agir humain soit conditionné par des visions du monde : c’est la « perception qui est motrice et non la réalité ». Il est en ce sens pertinent de mettre en évidence et de contextualiser l’ensemble « des aspirations, des craintes et des espérances collectives31 » qui, ayant été crues jadis ou naguère, ont justifié le programme d’action, voire le projet collectif élaboré par les acteurs des collectivités32.
10 C’est en somme tout un projet d’histoire culturelle et intellectuelle des sociétés – ou de la culture politique33 – qu’il nous est possible de lire dans le plaidoyer de Sirinelli. Le projet proposé, invitant à « aller plus avant sans se soucier des frontières », se veut toutefois moins une entreprise aux contours bien définis qu’une posture épistémologique avant tout « compréhensive », dans le sens wébérien34, des phénomènes sociaux. Compréhensive, cette approche se veut aussi contextualiste. Il n’est en ce sens pas question de choisir entre l’approche internaliste de l’étude des œuvres – comme une histoire des philosophies politiques déracinée de leur ancrage social d’énonciation et de réception – et l’approche externaliste des réseaux de sociabilité, mais plutôt un enchevêtrement entre les deux, qui sont en fait, comme le fait remarquer François Dosse, complémentaires : l’histoire intellectuelle pratiquée de la sorte, entre contextualisme et herméneutique, entend « rendre compte des œuvres, parcours, itinéraires, par-delà les frontières disciplinaires35 ».
11 Suivant ce modèle théorique, il importe en ce sens non seulement de « reconstru[ire] des catégories indigènes de l’intérieur », mais aussi de reconstituer « l’ensemble des chemins possibles ouverts à un certain moment du passé ». Soyons clair : l’historienne et l’historien ont le privilège d’étudier un objet dont le présent et le futur relèvent pour eux du passé. Ils doivent néanmoins se garder d’adopter une position de surplomb et d’étudier ce passé de manière linéaire à partir de finalités connues ou qui leur ont été prêtées ultérieurement. Pour comprendre le passé dans toute son épaisseur, l’historienne et l’historien doivent rendre compte du « champ des possibles [de ce] passé en s’insérant dans ce moment en tant que moment présent36 ». Nous n’aspirons pas, pour notre part, à reconstituer l’histoire à partir d’un point d’arrivée et à chercher des prémisses présentant les couleurs d’une conclusion déterminée. Il ne faut pas penser qu’un programme, un projet, une idée, etc., se présentent dès leur origine avec les contours circonscrits de leur forme aboutie. Le philosophe Michel Foucault a vu juste à ce sujet en relevant dans un texte sur la généalogie des choses que « [c]e qu’on trouve, au commencement historique des choses, ce n’est pas l’identité encore préservée de leur origine, – c’est la discorde des autres choses, c’est le disparate37 ». Le sociologue Jean-Philippe Warren fait une remarque similaire dans sa biographie du jeune Fernand Dumont, où, en marge d’une invitation à l’étude des « intentions primordiales » des acteurs, il avance qu’« une pensée ne s’accouche jamais tout armée, elle connaît ses louvoiements et ses tâtonnements, ne s’épargnant ni les volte-face, ni les palinodies, encore moins le doute38 ».
12 C’est à la suite de ce projet d’une « histoire incarnée39 », tournée vers l’étude des acteurs en mouvement et compris dans leurs contextes, que s’inscrit notre projet historiographique. Il est pour nous question d’analyser et d’interpréter le bagage idéologique et axiologique au fondement de l’engagement des sujets en Acadie, de rendre compte des « visions du monde » qui les animent et qui se font justificatrices de leur action. Nous nous intéressons en ce sens à l’étude des mouvements, des tensions et des débats qui animent et, par le fait même, définissent la petite société acadienne. Parce qu’il importe pour nous de contextualiser l’action sociale des acteurs en Acadie, il est de notre point de vue nécessaire de tenir compte des réalités, certes externes, voire internationales, mais aussi internes de notre sujet, c’est-à-dire de chercher à comprendre l’Acadie en soi et pour soi et non pas à négliger la conjoncture intérieure, avec ses particularités, au profit d’une trame uniformisante suivant un pseudoschème internationalisant. Comprenons-nous bien : il n’est pas question en ce sens de présenter l’Acadie comme une société autarcique et isolée du monde. Bien au contraire. L’Acadie des provinces maritimes, dont la « normalité » a été maintes fois montrée, est pour nous tout autant exposée aux courants multiples des époques que les autres sociétés du monde occidental. Néanmoins, comme toutes les sociétés, elle est aussi aux prises avec des réalités économique, politique, culturelle, géographique, démographique, etc., particulières et s’inscrit ainsi dans un contexte qui lui est propre. L’Acadie des provinces maritimes fait en ce sens partie de l’histoire du Canada et de l’Amérique du Nord, sans pour autant que l’histoire de ces espaces géographiques soit entièrement la sienne, pas plus que celle du Québec d’ailleurs. Ainsi, afin d’éviter de gommer les réalités acadiennes au profit de généralités tirées d’autres espaces de recherche, notre posture nous mène à saisir la façon dont les Acadiennes et les Acadiens comprennent, vivent, s’approprient, perçoivent, etc., les réalités auxquelles ils sont exposés en eux-mêmes, ne serait-ce, suivant une certaine démarche étapiste, que pour mieux les comparer par la suite.
13 Soulignons sur ce point que nous ne sommes pas sans rappeler toute la pertinence du projet porté par Acadiensis qui, dès ses origines, mettait les chercheuses et les chercheurs en garde contre les écueils téléologiques des approches partielles émanant d’un prisme exclusivement national, qui privilégient souvent l’étude de quelques métropoles – Montréal, Toronto, etc. – au détriment des réalités « périphériques », locales, régionales40. S’il est pour nous certain que l’universel n’est pas antinomique avec les réalités locales – parce qu’il faut partir du particulier pour arriver au général –, nous sommes d’avis qu’Acadiensis est toujours d’une grande actualité dans le contexte actuel où les plaidoyers stimulants en faveur d’études transnationales et comparées – qu’il faut absolument engager – n’appellent pas moins à certaines prudences devant les possibilités d’un ressac des régions, des petites sociétés, bref des « marges », au profit de l’étude des grandes agglomérations à l’histoire mieux connue et aux fonds d’archives plus volumineux, accessibles et invitants. L’étude de la petite société acadienne, inscrite dans ses contextes particuliers et partagés, soit dans l’interrelation entre ses réalités locales et internationales, nous permet notamment de contribuer à la décentralisation des entreprises et de proposer des points de vue distincts et complémentaires, notamment par la prise en considération de son contexte minoritaire, sur un ensemble de phénomènes sociaux qui traversent les sociétés canadienne et nord-américaine.
14 De notre point de vue, notre posture permet de répondre à certaines des initiatives qu’étaient soucieux de concrétiser les historiennes et historiens « normalisateurs » en travaillant à placer la production historiographique acadienne en dialogue avec les historiographies d’autres espaces géographiques – les mouvements sociaux d’Acadie ne sont pas sans avoir des équivalents ailleurs dans le monde – et également de surpasser les limites strictes d’une histoire nationale, sans toutefois la délaisser puisque celle-ci cimente en définitive la collectivité; à ce point-ci, on aura compris notre réticence devant les entreprises de table rase. C’est dire que notre approche se propose notamment de sortir des lieux communs de la connaissance en histoire acadienne en défrichant de nouveaux chantiers de recherche ou en proposant d’en aborder des plus anciens suivant de nouvelles perspectives. Retenons trois axes de recherche en lien avec nos travaux récents.
15 Nous l’avons déjà évoqué, l’histoire des mouvements sociaux est l’une des avenues qu’il nous semble urgent d’emprunter pour redynamiser la production historiographique acadienne et pour être à même de mieux comprendre les changements sociaux survenus au sein de cette petite société dans toute son épaisseur, dans son pluralisme. L’histoire des mobilisations et de la prise de parole des femmes acadiennes nous semble, à ce propos, éloquente. Peu d’études ont cherché à analyser l’engagement des femmes dans l’espace public acadien41. Nous connaissons certes le cas de Marichette – l’institutrice Émilie LeBlanc – qui, à la fin du 19e siècle, a publié des lettres d’opinions dans le journal L’Évangéline pour revendiquer le droit de vote et de meilleures conditions de travail pour les femmes. Au-delà de ce cas connu de la suffragette acadienne, par ailleurs étudié par des littéraires42, les travaux ont surtout porté sur le statut politique et juridique des femmes, avec de faibles prises de vue sur la question de l’engagement des femmes francophones, donnant en somme l’impression que, de Marichette à la seconde vague du féminisme des années 1960-1970, les femmes acadiennes sont demeurées largement passives. Les quelques notices biographiques de « grandes femmes43 » acadiennes dont nous disposons suffisent néanmoins à contester cette impression en nous laissant entrevoir les mobilisations de certaines dans l’espace public : pensons aux chroniques de Marguerite Michaud dans L’Évangéline, à la participation acadienne dans le Women’s Institute, cette « université de la femme rurale », ou encore aux mouvements d’Action catholique tels que la Jeunesse ouvrière catholique féminine. Soulignons quant à ce dernier exemple que les mouvements d’Action catholique sont eux aussi largement inconnus en Acadie44. Bien que la professeure en sciences de l’éducation Simone LeBlanc-Rainville ait laissé entendre, à la suite d’études analogues au Québec45, que leur rôle ait pu être notable dans les mobilisations réformistes, féministes, néonationalistes et socialistes des années 1960 et au-delà46, la production historiographique acadienne, encore largement héritière des préjugés qui avaient conduit à déclasser l’histoire religieuse suivant le positionnement iconoclaste des historiens critiques qui en condamnaient l’idéologie, a marginalisé le champ, abandonnant par le fait même de grands pans de l’histoire acadienne dans lesquels les dimensions catholiques ont longtemps été omniprésentes47. Une histoire des mouvements jeunesse qui va au-delà de l’étude des jeunes qui manifestent pour s’intéresser à l’ensemble de leurs mobilisations, lesquelles témoignent et permettent bien souvent de rendre compte des changements sociaux qui caractérisent les sociétés de différentes époques, nous semble par ailleurs tout aussi porteuse. Nous pourrions ajouter à ces exemples celui d’une histoire des mouvements de solidarité internationale. Pensons aux congréganistes d’Acadie de la première moitié du 20e siècle qui œuvrent en Côte d’Ivoire, au Pérou et aux Philippines, aux succursales acadiennes de groupes d’appui au « développement » du tiers-monde – les succursales de l’Entraide universitaire mondiale du Canada et du Service universitaire canadien outre-mer –, aux comités de lutte pour la décolonisation dans les années 1970 – Acadie-Chili, Acadie-Angola –, ou encore à la pléthore d’ONG fondées à la suite des années 1980 – Oxfam-Acadie, Réseau acadien de solidarité internationale48. Sans que ces divers mouvements constituent des microcosmes de la petite société acadienne, il demeure que, dans leur contexte, chacun témoigne d’une partie des préoccupations acadiennes de leur temps. Qui plus est, que des mouvements de solidarité, à vocation internationaliste, s’affublent de référents acadiens, cette société sans État, rappelons-le, est un phénomène pour le moins intéressant qui invite à étudier leur interrelation avec la petite société acadienne.
16 Notre posture accorde également un intérêt à l’étude des itinéraires individuels. Il n’est pas ici question de proposer un retour à la biographie « classique », dont on a maintes fois critiqué le caractère téléologique de saisie d’un parcours de vie dans une dimension linéaire, mais plutôt, suivant le modèle énoncé, d’étudier l’acteur en société, dans ses rapports à soi et à la collectivité, soit dans ses tensions et ses louvoiements qui mettent en évidence une partie du contexte dans lequel se situe la société d’une époque et qui marquent et caractérisent le changement social49. Mentionnons par exemple la pertinence d’une biographie intellectuelle de Mathilda Blanchard, cette coiffeuse devenue figure de proue du syndicalisme et des mouvements citoyens en Acadie des années 197050. Autour de Mathilda Blanchard, de son parcours individuel, c’est toute l’histoire de la participation des femmes à la politique provinciale et municipale, de la syndicalisation des pêcheurs, des revendications des chômeuses et des chômeurs et même de certains événements comme la grève de la Cirtex – paradoxalement méconnue dans l’historiographie malgré sa place dans la mémoire acadienne – qui est interrogée.
17 Enfin, il est selon nous nécessaire, suivant les plaidoyers des historiennes et des historiens « controversialistes51 », d’amorcer une histoire des polémiques, des conflits et des débats en Acadie. Par leur caractère événementiel, les controverses nous permettent d’effectuer un arrêt dans le temps et de poser un regard synchronique sur l’ensemble des acteurs d’un moment qui sont à débattre d’un enjeu et, par le fait même, de mieux rendre compte des idées, croyances et valeurs au fondement de l’argumentaire de chacun. Il est en ce sens question d’étudier les configurations d’idées des différents protagonistes, non pas dans une position de surplomb pour en noter les contradictions ou l’irrationalité, mais plutôt pour chercher à saisir le sens qu’elles prennent et la façon dont elles sont appropriées et crues dans leur contexte précis. Cette approche nous permet non seulement de rendre compte des enjeux qui préoccupent la petite société acadienne d’un temps donné, mais également, lorsque nous inscrivons les controverses dans la durée – la diachronie –, de comprendre l’évolution de sa culture politique en mettant en évidence ce qui se perpétue et ce qui change à la suite des conflits. Nous pouvons ici penser aux apports d’une enquête sur les débats eu égard au bilinguisme dans les provinces maritimes, un sujet perpétuellement polémique en Acadie depuis la Confédération puisqu’il touche à la définition même de la collectivité. Que ce soit les composantes du projet collectif acadien, les rapports de la petite société acadienne avec les communautés autochtones, anglophones et immigrantes, ou encore la place de l’Acadie au sein du Canada, de l’Amérique du Nord, voire du monde occidental, toutes ces questions sont liées à la langue, qui « remplit et circonscrit le lieu politique52 » des sociétés. Par-delà les travaux qui cherchent à étudier l’enjeu dans ses composantes juridiques, qu’en est-il de la perception des Acadiennes et des Acadiens des différentes provinces, régions, classes sociales et époques sur cette question? Quels arguments évoquent-ils pour justifier leur position vis-à-vis du bilinguisme et comment les expliquer53?
18 Notre plaidoyer pour une histoire incarnée de l’Acadie se veut, en somme, en faveur de l’étude des acteurs et de leurs mouvements – de femmes, de jeunes, religieux, ouvriers, de gauche, de droite, etc. –, en cherchant notamment à contextualiser leurs actions et à en saisir les fondements idéologiques et axiologiques. Il est pour nous question de mettre à l’avant-scène les personnes qui sont souvent dissimulées, englouties ou réduites à des questions statistiques ou structurelles dans les sociétés, institutions et associations au sein desquelles elles sont pourtant les architectes et animatrices. Ce passage à l’agora, à l’étude des mobilisations dans l’espace public qui donnent sens à la collectivité acadienne, nous semble doublement à propos dans la conjoncture actuelle, non seulement pour répondre à des lacunes sur le plan des connaissances, mais aussi pour éclairer des enjeux contemporains. Ne nous méprenons pas, l’histoire n’est pas une science morale et elle doit conserver une certaine autonomie pour poser un regard à froid sur ses objets suivant ses diktats historiographiques et épistémologiques. Alors que nous sommes à l’heure des mouvements Idle No More, #MeToo, Black Lives Matter et Occupy, que le Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick fait la promotion de « l’analyse inclusive selon le genre » afin de progresser vers l’égalité des genres, que la Fédération des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick milite pour l’abaissement de l’âge du droit de vote à 16 ans afin de soutenir l’engagement des jeunes dans l’espace public, que les autorités gouvernementales posent de sérieux défis eu égard au respect des « droits » des collectivités francophones, que nombre d’Acadiennes et d’Acadiens sont à décrier le manque de chefs de file et de projets prospectifs en Acadie, il nous semble qu’une histoire des acteurs et des mouvements sociaux ne peut qu’intéresser, non pas pour offrir des leçons ou des modèles mais, à tout le moins, pour engager des réflexions, susciter des questionnements et leur offrir un fond d’historicité.
PHILIPPE VOLPÉ is a postdoctoral fellow at l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton. His research in cultural and intellectual
history focuses on social movements, youth, and social and ideological transformations in Acadie. He is the co-author, with
Julien Massicotte, of Au temps de la « révolution acadienne » : les marxistes-léninistes en Acadie (Ottawa: Presses de l’Université d’Ottawa, 2019).
PHILIPPE VOLPÉ est chercheur postdoctoral à l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton. Ses travaux en histoire culturelle
et intellectuelle portent notamment sur l’histoire des mouvements sociaux, de la jeunesse, et des changements sociaux et des
transformations idéologiques en Acadie. Il est coauteur, avec Julien Massicotte, de l’ouvrage Au temps de la « révolution acadienne » : les marxistes-léninistes en Acadie (Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2019).
Notes