The sedentary fishery of the French residing in North America became an element of support for France’s imperial metropolitan policy as it established claims on disputed fishing areas. As a result, France engaged in a strategy of appropriation of the New World – a policy affirmed diplomatically by François I and defended by his successors. This article establishes how the colonial sedentary fishery helped lead to the appropriation of the New World by France until this fishery was abandoned at the end of the French Regime.
La pêche sédentaire des Français d’Amérique du Nord était appelée à devenir un élément d’appui à la politique impériale métropolitaine en ce qu’elle allait permettre à la France d’asseoir ses prétentions sur les espaces de transformation du poisson disputés par ses concurrents. De ce fait, la France se positionnait dans une stratégie d’appropriation du Nouveau Monde affirmée au plan diplomatique par François Ier puis défendue par ses successeurs. Il s’agira dans le cadre de cet article d’établir la manière dont les pêcheries coloniales ont conduit à l’appropriation du Nouveau Monde par la France jusqu’à leur abandon à la fin du Régime français.
1 UN INTÉRÊT RENOUVELÉ POUR L’HISTOIRE MARITIME CANADIENNE se manifeste depuis les années 1980 dans les domaines de la vulgarisation et de la production dite savante. La publication en Acadie de synthèses portant sur une facette ou une autre de l’identité maritime en témoigne1. Au Québec et à Terre-Neuve, la parution de monographies centrées sur les industriels de la pêche vient appuyer ce point de vue2. D’un apport de connaissances indéniable, elles laissent toutefois la place à un questionnement sur les entreprises issues des pêcheurs français installés en Amérique du Nord entre les années 1500 et 1763 et leur incidence sur les politiques de l’Hexagone.
2 La pertinence de l’analyse qui suit repose sur la reconnaissance d’une industrie halieutique coloniale3. La métropole s’est très tôt intéressée aux pêcheries nord-atlantiques, en haute mer ou près des côtes continentales4. C’est à ce dernier type d’activités que les habitants de la Nouvelle-France se greffent au départ. D’abord vouées à la subsistance, elles font bientôt place à une activité commerciale appuyée sur une occupation permanente du littoral. Pour cette raison, et c’est là notre hypothèse, la pêche sédentaire des Français d’Amérique du Nord était appelée à devenir un élément d’appui à la politique impériale métropolitaine en ce qu’elle allait permettre à la France d’asseoir ses prétentions sur les espaces de transformation du poisson disputés par ses concurrents. De ce fait, la France se positionnait dans une stratégie d’appropriation du Nouveau Monde affirmée au plan diplomatique par François Ier puis défendue par ses successeurs, jusqu’à son abandon à la fin du Régime français. Il s’agira dans le cadre du présent article non pas d’approfondir la portée juridique, sociale ou économique des gestes posés, mais simplement d’établir l’articulation des décisions qui ont conduit à l’appropriation du Nouveau Monde par la France.
3 Dans la perspective de souligner adéquatement l’intégration des divers intervenants de la Nouvelle-France dans la politique métropolitaine, nous empruntons une approche microhistorique. Nous verrons, à la manière dont l’explique Jacques Revel, comment des destins individuels et/ou des stratégies d’entreprises coloniales vouées aux pêches s’intègrent dans la croissance de la France des 17e et 18e siècles. En d’autres mots, par un jeu d’échelles, nous nous intéressons à des parcours d’entreprises coloniales, parfois à des itinéraires de Français établis en Nouvelle-France. Nous en arrivons de la sorte à étudier la complémentarité d’un monde microscopique imbriqué dans un monde macroscopique. Au final, nous espérons apporter un éclairage nouveau sur la politique de la France à l’endroit de sa colonie, exposant par là un aspect négligé dans la compréhension de cette époque5.
4 Loin de vouloir s’immiscer dans un débat sur l’histoire atlantique6, non plus que sur le principe de la longue durée des activités halieutiques7, cet article vise simplement, dans un premier temps, à préciser le moment de l’histoire où l’action des Français d’Amérique s’est fait sentir dans l’industrie de la pêche à la morue. Ce faisant, il est possible de cerner le champ géographique occupé, tout autant que les circonstances autour desquelles cette activité est devenue un outil d’affirmation. On peut y parvenir en traçant un bilan synthétique de la situation dans le golfe du Saint-Laurent pour la période désignée et définir les grands traits qui en font un instrument politique.
5 Il y a, entre les années 1500 et 1600, une exploration des sites de pêche de la côte américaine par les nations européennes. Il suffira de rappeler comment les vieux pays ont circonscrit par leurs actions la géographie et les modalités de la pratique de la pêche aux terres neuves pour justifier ensuite leurs prétentions sur le territoire. C’est l’époque où la France oppose la notion du premier arrivant et de l’occupation effective des lieux aux prétentions de ses concurrents pour en justifier l’appropriation.
6 Ces deux principes sous-tendront l’action des Français intéressés au littoral de la Nouvelle-France pendant les années 1600 à 1700. C’est aussi le temps où les gens de la colonie implantent leurs premières infrastructures halieutiques, apportant du coup un solide appui aux positions de la mère patrie face aux réclamations de l’Angleterre sur des portions de littoral qui recoupent ses possessions. La présence de ces Français d’Amérique sur la bande continentale fournit au roi l’occasion d’exercer son droit de gestion sur les activités de pêche nord-américaines et les territoires qui leur servent de base opérationnelle. C’est aussi une façon de s’en dire le propriétaire.
7 Dans la dernière période visée par notre analyse, soit les 60 dernières années de la Nouvelle-France, les habitants de la colonie achèvent leur prise en main de l’industrie de la morue salée-séchée. Abandonnant aux métropolitains l’exploitation des bancs de pêche, ils s’approprient à cette étape les sites de transformation de la bande côtière et instaurent leurs propres mécanismes d’exploitation. Grâce à leur présence, la France peut se prétendre maître d’une grande partie des lieux, mais elle devra continuer à en défendre la propriété. Y parviendra-t-elle? Avec la Conquête, on connaît la réponse, mais l’incidence de la politique d’occupation effective des terres sur le sort des pêcheries canadiennes vaut quand même la peine que nous nous y intéressions de près.
8 L’arrivée des Européens en Amérique correspond à la montée démographique enregistrée par les nations du vieux continent à la fin du Moyen Âge et au développement de la construction navale. Les traversées se multiplient vers nos côtes à partir des années 1500, voire même bien avant. Du moins, ce sont là des prétentions que François Ier fait valoir auprès de l’ambassadeur d’Espagne quand il affirme que ses bateaux gagnaient les Indes occidentales 30 ans avant le partage effectué par le traité de Tordesillas (1494) 8.
9 Évidemment, son affirmation reste encore à prouver, mais il est des expéditions qui ne laissent pas de doute. Les pilotes Jean Denys en 1504 et Thomas Aubert en 1508 effectuent les premiers voyages connus 9. Les morutiers bretons et normands les suivent et bientôt la pêche française est en plein essor, comme les archives du havre de Rouen l’illustrent bien. L’élan de ce port se poursuit au moins jusqu’en 1533. Ses navires déchargent alors 48 milliers de morues terre-neuviennes sur ses quais 10.
10 Plusieurs établissements côtiers existent à cette époque dans le détroit de Belle Isle. Le récit du premier voyage de Jacques Cartier révèle l’existence de plusieurs d’entre eux : la Baleine, Blanc-Sablon, les Islettes, Brest et bien d’autres. Les installations y sont sommaires, comme celles de Caprouge [sic] et de Brest, connues par les propos de Robert Lefant. Ces havres ne comptent aucune maison. Tout au plus y a-t-on construit des échafauds et des vigneaux abandonnés à l’automne et vite repris au printemps 11.
11 En raison de la régularité des traversées et des nombreuses expéditions de pêche, d’autres secteurs connaissent une fréquentation assidue. C’est le cas des îles Saint-Pierre et Miquelon, où Cartier trouve des bateaux français et bretons à l’ancre à la fin de son deuxième voyage. De même, à Terre-Neuve, Roberval dénombre 17 navires dans le havre de Saint-Jean en 1542. Et puis, il y a aussi la partie ouest du golfe du Saint-Laurent, plus à l’intérieur. Cartier s’est arrêté au cap de Pratto (auj. Percé) en 1534. Ce devait être un centre de production important. Son confrère Jean Alfonse, qui souligne l’existence d’un lieu de pêche voisin de la baie de Gaspé appelé la « baye des Molües » (auj. La Malbaie), note dans son routier (1542) : « En ceste coste et à l’isle de l’Ascension [Anticosti] y a grand pescherie de molue et de plusieurs aultres poissons beaucoup plus que à la Terre Neufve; et si est ledict poisson bien meilleur que celluy de ladicte Terre Neufve 12 ».
12 On ne chôme pas sur le littoral. D’ailleurs, le chercheur Georges Musset a relevé de manière détaillée plus de 60 voyages de pêche bretons et rochelais vers l’Amérique du Nord entre les années 1533 et 1550. Les traversées se poursuivant au-delà de ces décennies, des avitaillements et des ventes de morue sèche ont permis de dénombrer plus de 230 expéditions seulement dans les archives notariales de Bordeaux pour les années 1560 et 1570 13.
13 Des équipages anglais fréquentaient aussi la côte est de Terre-Neuve depuis les années 1520, mais, dans l’ensemble, ils sont arrivés en Amérique après leurs concurrents 14. Non seulement en retard, mais aussi inférieurs en nombre, leurs navires compensent ce handicap par une capacité de charge souvent importante. Par exemple, des bateaux de Southampton jaugent 200, voire même 300 tonneaux 15. Quelques ports participent à ce trafic Europe-Amérique. Plymouth est de ceux-là, avec 50 départs pour la seule année 1595 16. Dans le secteur de Trinity Bay, à la pointe de la péninsule d’Avalon (T.-N.), où ces morutiers dominent en nombre les équipages des autres nations, les capitaines anglais assument la charge d’amiral 17. Le titre d’amiral en pêche est reconnu à celui dont le navire aborde un havre le premier. Chez les Français, cette antériorité sur les autres navires lui confère de facto un droit de police sur les délits mineurs et les problèmes soulevés dans ce havre pour la saison de pêche. Cette règle, établie dès le 16e siècle, vaudra encore au siècle suivant et aussi longtemps que les espaces côtiers n’auront pas été accaparés par les Français établis en Amérique.
14 En poursuivant leur avancée dans le golfe du Saint-Laurent, les navires anglais finissent par se heurter aux pêcheurs des autres nations. En 1593, George Drake parvient aux îles de la Madeleine, où la vue de son bateau fait déguerpir des pêcheurs malouins. Le récit de l’expédition du capitaine Charles Leigh révèle, quatre ans plus tard, la présence dans le même archipel d’établissements basques et bretons distincts 18. Deux cents Européens y pêchent la morue et chassent le phoque. Exercée à partir d’un point fixe de la côte, cette activité peut être qualifiée de pêche sédentaire.
15 Autres partenaires importants dans l’histoire des pêcheries nord-américaines, les marins et pêcheurs basques parcourent depuis longtemps les moindres recoins du golfe du Saint-Laurent 19. Selma Barkham situe entre 1512 et 1517 leur première venue aux terres neuves, mais certains d’entre eux ont visité l’Amérique bien avant. Selon les relations de Sébastien Cabot, l’île du Cap-Breton était appelée en 1497 « Baccalaos » par les autochtones. Ce toponyme signifiant « morue » en langue basque, force est de conclure à une présence de ces pêcheurs antérieure à 1500 20. Plus au nord, on trouve les marins de l’Euskarie sur les côtes du Labrador dès l’époque de Jacques Cartier. Ils y pourchassent la baleine et pêchent le gadidé pendant tout le 16e siècle. Dans les années 1560, leur flotte compte plus de 100 navires 21. Leurs établissements sont en tous points pareils à ceux des Français. Là, ou bien aux îles de la Madeleine, la transformation du poisson les oblige à développer, de concert avec les ressortissants bretons et normands, des relations de travail et une structure organisationnelle semblables à celles décrites par Nicolas Denys.
16 Très tôt au cours du siècle, on trouve des Basques sur les côtes de la Gaspésie. Selon une tradition orale relevée par François-Xavier de Charlevoix, des pêcheurs de l’Euskarie seraient passés dans la baie des Chaleurs avant Jacques Cartier. L’attitude des Indiens rencontrés par l’envoyé français révèle effectivement une familiarité évidente avec les traiteurs blancs. Plus près de nous, la mise au jour d’armements basques pour les terres neuves datant des années 1520 renforce ces ouï-dire. Cette présence permet d’expliquer l’existence du toponyme « cap de Pratto » relevé par Cartier en lieu et place de « Percé ». Les travaux du linguiste Peter Bakker renforcent encore davantage cette hypothèse d’autant que le lexique colligé en 1534 par Jacques Cartier auprès des autochtones rencontrés à Gaspé contient des mots basques 22.
17 D’autres témoignages du passage des Basques dans la région existent. On trouve dans les archives de Bordeaux le départ de deux navires de l’Euskarie pour « Gaspay » en 1585 et en 1586. En 1588, des gens de Saint-Jean-de-Luz viennent y chercher du minerai de cuivre. Onze années plus tard, le capitaine-pêcheur Michel Morguy, du Notre-Dame d’Espérance, de Saint-Vincent (Ciboure), arme à son tour pour « le voyage de la Terre-Neufve aux Ysles de Gachepé, tant pour la pescherie que le traffict de pelleterie 23 ». Ces documents ont le mérite de montrer une certaine continuité dans la fréquentation des lieux et de mettre en lumière les raisons de l’avancée basque et française dans le golfe du Saint-Laurent : la recherche de nouveaux stocks de morues et le commerce des fourrures.
18 Bien que Français, Anglais et Espagnols aient patrouillé au 16e siècle les côtes du golfe du Saint-Laurent dans des proportions variables, ils ont fait de l’exploitation de la morue une affaire internationale. La fréquentation du port de Saint-Jean, où 100 navires espagnols se trouvent en 1578, ainsi que 50 navires français et 30 navires anglais, représente bien la situation en fin de siècle 24. Regroupés dans des ensembles géographiques distincts, ces pêcheurs ont circonscrit des secteurs d’exploitation halieutique pour les générations à venir. Grosso modo, les Français rejoignent les confins les plus au nord ainsi qu’à l’ouest du golfe du Saint-Laurent. Les Anglais sont regroupés au sud-est de Terre-Neuve et les Basques se partagent entre la Gaspésie, Terre-Neuve et le Labrador. Tous ont implanté des postes de pêche côtiers en s’ajustant à la concurrence. Ils ont mis au point le mode de préparation de la morue salée-séchée et ils ont régulé leurs relations de travail. Ils ont même diversifié leurs sources de bénéfices en se livrant à la traite des fourrures, mais leurs voyages n’ont pas contribué à l’implantation de ressortissants.
19 Au final, le territoire demeure encore un terrain de pêche ouvert malgré le traité de Tordesillas (1494) signé entre l’Espagne et le Portugal pour se partager le Nouveau Monde. François Ier n’a cependant pas accepté ce fractionnement et il l’a vertement signifié à l’ambassadeur d’Espagne en décembre 1540 : il ne suffit pas « que de passer et découvrir [un territoire] des yeux pour [en] prendre possession », lui fait-il savoir. Le diplomate, qui a très bien saisi le message, d’en rapporter aussitôt le contenu à Charles Quint en soulignant bien que ce dernier saurait en saisir le sens : « À vrai dire, écrivait l’ambassadeur en précisant sa pensée, je crois qu’il [François Ier] a en tête de peupler et défendre ses dernières possessions [traduction libre] 25 ». En clair, c’était l’énoncé d’une nouvelle politique française suivant laquelle l’occupation effective des nouveaux territoires primerait désormais sur les ententes diplomatiques 26. Et c’est pleinement en ce sens qu’il faut comprendre la célèbre répartie que le Roi Très Chrétien 27 servait en termes peu voilés au cardinal de Tolède un mois plus tard : « Je voudrais bien voir la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde », lui aurait-il dit 28. Après cet énoncé de politique, il ne lui restait plus qu’à occuper les espaces convoités et y imposer sa loi. Et, pour ce faire, la pêche à la morue allait constituer un atout appréciable dans sa stratégie.
20 Le 17e siècle voit les Européens renforcer leurs expéditions de pêche à la morue outre-Atlantique. Les écrits de Champlain en témoignent. On y trouve toujours des activités halieutiques en filigrane, comme c’est le cas lors de son voyage en Acadie en 1607. Il rencontre cette année-là des pêcheurs tout au long de son périple et relève des havres de pêche, comme Port-aux-Anglais et Niganiche, au Cap-Breton. Plus au nord, des morutiers s’affairent à Gaspé et à Percé où, en fin de parcours, ses navires font provision de morues salées-séchées pour éviter un retour à vide.
21 La pêche hauturière pratiquée sur les bancs de Terre-Neuve est aussi un domaine dans lequel la France investit beaucoup. « Lors que nous partimes de la Rochelle, raconte Marc Lescarbot, il y avoit comme vne foret de navires à Chefdebois [...] qui s’en allerent en ce païs-là [les bancs de Terre-Neuve] tout d’une volte 29 ». Au milieu du siècle, écrit Nicolas Denys, la Normandie, la Bretagne et le pays d’Aunis envoient de 200 à 250 morutiers tous les ans et chacun ramène 30, 40 et même 50 milliers de morues vertes. Les navires en pêche sur les côtes de la Gaspésie et de l’Acadie en rapportent davantage, chacun d’entre eux pouvant contenir 200 000 morues sèches 30.
22 Les manuels scolaires, véhicules par excellence de l’histoire officielle, présentent le commerce des fourrures comme la source de financement dans l’implantation européenne en Nouvelle-France. Étrangement, leurs auteurs ignorent les campagnes de pêche menées sur le littoral et les intérêts économiques s’y rapportant. Elles sont pourtant légion. Par exemple, Jean Tuffet, de la Compagnie des Cent-Associés, profite de l’envoi en 1636 de provisions à Charles de La Tour au Cap-de-Sable pour armer en pêche. En 1638, le même Tuffet envoie deux navires livrer des vivres à l’habitation du fort Sainte-Anne, au Cap-Breton. L’un d’eux, Le Soleil, doit faire le plein de morues avant son retour 31. En 1652, l’ex-gouverneur Louis d’Ailleboust de Coulonge crée avec une dizaine d’hommes d’affaires de Québec une compagnie de pêche dont les activités sont basées à Percé. Leur objectif est de lancer la colonie dans un commerce triangulaire avec les Antilles et la France. L’expérience dure trois ans et il est permis de croire qu’elle aurait pu se poursuivre n’eût été l’incurie d’administrateurs coloniaux obnubilés par les pelleteries 32.
23 En 1653, Nicolas Denys, que nous venons tout juste de citer, reçoit une seigneurie qui s’étend du cap des Rosiers au détroit de Canso. C’est un homme d’expérience. Il a d’abord établi en 1633 des installations sédentaires à La Hève puis, une dizaine d’années plus tard, il a déménagé ses opérations à Miscou, procurant du travail à une trentaine de personnes. Son entreprise se classe au même rang que celle de d’Ailleboust 33. Ce qu’il faut voir de plus, c’est qu’en l’obligeant à installer de manière durable un certain nombre de pêcheurs dans son établissement, les hauts responsables espèrent que ces derniers y fassent souche. C’est une manière pour le pays de s’approprier le terrain par personne interposée sans qu’il lui en coûte un sou. Denys remplira seulement en partie ses obligations, mais il donnera tout de même l’impulsion au développement d’établissements comme Saint-Pierre et Sainte-Anne au Cap-Breton, ou ceux de Miscou, de Nipissiguit et de Chedabouctou sur le littoral continental 34.
24 Douze ans après la concession faite à Nicolas Denys, l’intendant Talon prend en main l’administration de la Nouvelle-France (1665) et se donne comme mission d’en diversifier l’économie. Il encourage à cet effet les Canadiens à se lancer dans les pêches. S’il considère l’agriculture « indispensable au commerce et à l’industrie », écrit l’historien Jean Hamelin, autant voit-il la pêche comme « l’âme et le soutien du négoce 35 ». Louis XIV fait d’ailleurs connaître son accord plein et entier sur le principe et en avise le gouverneur Frontenac 36. La réponse aux incitations de Versailles ne se fait pas attendre. Mathieu Damours de Chauffours, déjà propriétaire de terres en Acadie, mène dès 1672 quelques expéditions de pêche sur sa seigneurie de Matane, mais l’entreprise demeure limitée. Pierre Denys de La Ronde, le neveu de Nicolas, reçoit la même année l’anse de Percé, à l’extrémité de la péninsule gaspésienne, et parvient avec le temps à regrouper autour de lui 34 personnes, un réel tour de force dans le contexte d’une colonie encore réduite à 7 000 individus 37.
25 Le concessionnaire a d’autant plus de mérite qu’il ne recevra jamais d’aide pécuniaire du roi pour implanter ces pêcheurs sur son domaine. Louis XIV n’en a pas les moyens. « Sa Majesté ne peut faire cette année [celle-là même où Denys de La Ronde recevait sa concession, 1672] aucune dépense pour le Canada », écrivait le ministre Colbert à Jean Talon 38. Il en sera ainsi pendant toute la durée de son entreprise. D’où l’importance pour la politique du roi de voir des particuliers investir dans les pêches. Cependant, bilan positif s’il en est un, quand le seigneur de Percé fermera ses livres en 1690, il aura contribué à la formation d’une première génération de pêcheurs canadiens. Et la France, elle, pourra se dire propriétaire des lieux sans avoir rien déboursé.
26 Pendant que Denys de La Ronde attire des colons-pêcheurs à Percé, la formule consistant à financer le peuplement de la Nouvelle-France par des activités halieutiques est reprise par la Compagnie des Pêches sédentaires de l’Acadie (1682) 39. La métropole accorde à son promoteur Clerbaud Bergier des privilèges identiques à ceux de Nicolas Denys, assortis des mêmes obligations. Lui aussi doit peupler le territoire à ses frais et il rencontre assez bien ses engagements à cet égard. En quatre ans, il établit 150 personnes à Chedabouctou, dont 80 sont des pêcheurs. Il en installe aussi à La Hève, à Chibouctou et à Port-Royal.
27 Dans les mêmes années, un marchand de Québec, Denis Riverin, crée la Compagnie des Pêches sédentaires du Canada (1685). Cette entreprise suit de trois ans seulement la fondation de la Compagnie des Pêches sédentaires de l’Acadie, dont elle est le pendant. La base des opérations de la nouvelle société se situe à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, en un endroit baptisé Mont-Louis. Les objectifs de son promoteur sont clairs et répondent aux désirs du roi. Les pêcheries sont le moyen par excellence, explique-t-il dans une requête, pour détourner la jeunesse de la traite des fourrures et pour contribuer au peuplement de la Nouvelle-France 40.
28 Après 10 ans d’efforts, le marchand doit cependant abandonner ses associés pour fonder la Compagnie du Mont-Louis, la plus importante tentative de colonisation reposant sur des activités halieutiques dans la vallée laurentienne. Une centaine de pêcheurs s’installent sur la côte nord de la Gaspésie avec leur famille. On construit un village, met en place des infrastructures de pêche et met en valeur des terres afin d’assurer l’autonomie alimentaire du groupe. Des mésententes divisent cependant les actionnaires de la compagnie et conduisent à son échec en 1700 41.
29 De cette dernière aventure, il reste 20 ans d’efforts perdus pendant lesquels Louis XIV est personnellement intervenu auprès de ses représentants pour qu’ils appuient Denis Riverin 42. Même si, en faisant preuve d’ouverture, on peut dire que ce dernier a contribué lui aussi à former une première génération de pêcheurs canadiens, comment s’explique que la patience du roi se soit maintenue pendant une aussi longue durée? On pourrait voir la réponse dans la pression que l’Angleterre lui met sur les épaules en affichant continuellement des prétentions sur le territoire de l’Acadie et à laquelle il devait répondre. Il faut se rappeler que ces revendications s’étendaient jusqu’aux limites sud du fleuve Saint-Laurent. En atteste la concession dite de la « Nouvelle-Écosse » accordée par Jacques Ier d’Angleterre à William Alexander en 1621. Elle aurait englobé de nos jours les Maritimes et, au Québec, les comtés de Gaspé, Bonaventure, Matane, Matapédia et Rimouski 43. Or, ces revendications courant toujours dans les années 1680 à 1700, laisser un Denis Riverin, même chancelant, se débattre sur le territoire convoité revenait pour la France à afficher son droit de premier occupant.
30 Sur un autre plan, celui de la gestion du littoral colonial, rappelons que le champ économique offert aux gens de la Nouvelle-France par le biais de leurs activités halieutiques a d’abord été développé en fonction des intérêts métropolitains. Toutefois, le nombre des uns et des autres s’accroissant, Versailles s’est vu dans l’obligation de réguler les relations entre les gens de la colonie et ceux de la métropole. Par exemple, on a dû partager les territoires de fixation côtière. L’Ordonnance de la Marine émise en 1681 apportait cet ajustement 44. Par cet arrêt, les pêcheurs du littoral français se voyaient accorder non seulement la priorité, mais aussi l’exclusivité des graves situées entre le cap des Rosiers et le cap d’Espoir, en Gaspésie. Les Français d’Amérique recevaient le reste des côtes gaspésiennes. En divisant le territoire de cette façon, Louis XIV protégeait l’économie des provinces françaises et évitait en même temps de neutraliser les efforts que les habitants de la Nouvelle-France mettaient dans les pêches 45. Ce faisant, il exerçait ce qui devait être perçu à l’échelle des nations comme le droit du propriétaire, une action dont lui-même et ses représentants ne se privaient pas d’appliquer ailleurs sur le littoral.
31 Ainsi, au Labrador, ses mandataires devaient, aux mêmes fins, soumettre les concessions territoriales à des règles strictes, par exemple, céder prioritairement les graves aux navires européens 46. En Gaspésie, l’intendant de Meulles renforçait l’Ordonnance de la Marine en édictant en 1686 des règles similaires dans le partage des lieux de transformation du poisson. Les morutiers européens maintiendront ainsi leur droit de préséance sur les Canadiens dans le choix des graves à Percé et à Gaspé 47. Ailleurs dans la péninsule, réaffirme encore l’intendant, les seigneurs canadiens pourront se réserver les espaces de transformation dont ils ont besoin pour leurs activités. D’autres exemples d’ajustement existent, comme il y en eut dans le cas de Denis Riverin. Ainsi, voulant aider ses entreprises, Louis XIV retire en 1693 l’obligation faite aux Canadiens de tenir feu et lieu sur les seigneuries maritimes concédées dans la vallée laurentienne 48. La mesure s’harmonise avec le caractère saisonnier des activités de pêche et constitue une concession par rapport au mode d’attribution des terres jusqu’alors pratiqué au cœur de la colonie et en Acadie.
32 Il est toutefois des questions que nous avons laissées en suspens. Revenons un peu en arrière. Par son Ordonnance de la Marine de 1681, le roi interdit aux gens de la Nouvelle-France de s’établir dans la partie du littoral allant du cap des Rosiers au cap d’Espoir, mais c’est justement dans ce secteur que Pierre Denys de La Ronde est établi. Alors, comment expliquer que ce dernier puisse continuer ses opérations entre 1681 et 1690? Il y a aussi le cas de Denis Riverin, que le roi appuie pendant 20 ans sans que la colonie et la mère patrie en retirent quoi que ce soit. La seule explication possible qui nous apparaît, c’est que la présence de ces promoteurs et de leur personnel en ces lieux s’accordait avec le principe d’occupation effective du territoire tel qu’avancé jadis par François Ier. C’est là, encore, une politique appuyée non seulement sur un énoncé de principe, mais sur une série d’actions orientées dans le sens d’une appropriation du territoire et d’une gestion propre à contrer les prétentions de l’Angleterre. C’est ainsi qu’il faut voir le texte législatif de 1681.
33 Cette affirmation mérite explication. On sait que l’Angleterre réclame la cession de l’Acadie depuis le début du 17e siècle et que la frontière nord de celle-ci, selon ce qu’elle prétend, correspond à la rive sud du Saint-Laurent comprise 49. Cela, nous l’avons dit. La paix de Breda (1667) a tranché en faveur de la France en lui redonnant l’Acadie, mais la fière Albion maintient à nouveau ses prétentions dans le cadre des négociations devant mettre un terme à la guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697). C’est là qu’apparaît l’importance des efforts de la famille Denys et de Riverin. L’occupation et l’exploitation effectives du territoire en litige apportent à Louis XIV l’argument pouvant lui permettre de contenir les velléités d’expansion de l’Angleterre. Tout comme, dans le même but, il a fait des concessions un mode d’occupation du territoire acadien 50. Et à nos yeux, c’est en ce sens que les pêcheries menées par les Français d’Amérique constituent un atout géopolitique dont il ne peut se priver.
34 Ce n’est pas tout. Il y a d’autres prétendants à ces terres que Louis XIV se doit d’écarter. Qui sont-ils? Comment s’y prend-il? Cela nous ramène encore à l’Ordonnance de 1681. Lisons d’abord attentivement l’article VI du titre VI de l’édit : « Faisons défenses au Gouverneur ou Capitaine de la Côte depuis le cap des Rosiers jusque au cap d’Espoir, & à tous autres, sous peine de désobéissance, de troubler le premier Maître arrivant dans la Baye [de Canada], au choix et en la distribution des Places sur le Galet 51 ». Hormis les Français d’Amérique et les métropolitains, déjà concernés, qui peut-il y avoir derrière la précision « & à tous autres »? On pense tout de suite aux gens de la Nouvelle-Angleterre, mais ils ne sont pas les seuls. Les navires basques espagnols fréquentent depuis des générations la baie de Force Molüe (aujourd’hui La Malbaie) et ils s’y activent encore à la fin des années 1670, ainsi qu’à l’entrée de la baie des Chaleurs, dans un quadrilatère formé par Port-Daniel, Miscou, Caraquet et Paspébiac 52. Ils agissaient au vu et au su de tous en plein cœur d’un territoire convoité pour ses richesses halieutiques. L’évidence saute aux yeux. La mise au point de l’article VI était une autre occasion pour la France d’affirmer de manière préventive son autorité sur le littoral laurentien en écartant les Espagnols. Ce faisant, elle rangeait l’Ordonnance au rang des instruments de la diplomatie française.
35 En résumé, à la fin du 17e siècle, la France exerce son contrôle sur l’ensemble des berges du golfe du Saint-Laurent. L’industrie de la pêche développée en terre américaine présente un début d’organisation. Des postes occupés par des entrepreneurs des deux continents jalonnent tout le littoral du golfe du Saint-Laurent. En Acadie, la Compagnie des Pêches sédentaires remplit assez bien ses engagements malgré un trop grand laxisme des hauts responsables de la colonie à l’égard des morutiers de la Nouvelle-Angleterre 53. À Terre-Neuve, la baie de Plaisance abrite une colonie en croissance constante. La famille Jolliet possède des installations à l’île d’Anticosti et à Mingan 54. Tout près, en Gaspésie, Percé et Mont-Louis deviennent les centres de production les plus importants de la côte. Ajoutons à cela une co-fréquentation des lieux de transformation du poisson qui contribue de manière effective à la fixation de nouveaux arrivants.
36 Que l’Angleterre le conteste ou non, cette exploitation est une forme d’appropriation qui prépare le terrain à une implantation durable. Sur un tout autre plan, l’effervescence consécutive à la mise en valeur du milieu impose aux autorités l’obligation d’harmoniser les relations de travail. C’est là que l’Ordonnance de 1681 trouve sa justification autant au plan de la gestion territoriale que du droit international. En effet, on comprend qu’en encadrant une pratique professionnelle étendue à l’ensemble du golfe du Saint-Laurent la France affirmait encore une fois son hégémonie sur un territoire que lui disputait l’Angleterre.
37 Un fond de guerre vient troubler la fin du 17e siècle, celui de la ligue d’Augsbourg, opposant en Amérique les colonies de la France et de l’Angleterre. Le traité de Ryswick (1697) qui s’en suit laisse la France dans ses propriétés, mais les prétentions de l’Angleterre réapparaissent avec la guerre de Succession d’Espagne (1702-1713) et le traité d’Utrecht. L’enjeu principal des négociations est encore à ce moment l’accès aux zones de pêche en mer et aux espaces de transformation du poisson à terre. En témoigne, selon nous, la sémantique qui émaille le texte du traité et rend compte des préoccupations des négociateurs. Six termes désignent la pratique de la pêche (pêche 1, pêcher 2, sécher le poisson 3) alors qu’aucun ne renvoie aux activités liées à la traite des fourrures, non plus qu’à celles ayant trait à la chasse 55. Les Anglais eux-mêmes clarifient leur position à ce sujet : « Les 12e et 13e articles du traité d’Utrecht étoient d’assurer aux Anglois une pêche exclusive [...] et non d’envahir le Canada, ni d’en fermer l’entrées à la France 56 », argueront plus tard des négociateurs anglais. Il a donc fallu que la France veille au grain. Quoi qu’il en soit, la présence de ses ressortissants sur les côtes permet de sauver ses acquis sur les rives du Saint-Laurent et de l’Acadie. Mais il y a un prix à payer.
38 En vertu du nouveau partage des territoires halieutiques dans le golfe du Saint-Laurent, l’Acadie traditionnelle et les côtes sud et ouest de Terre-Neuve passent aux Anglais. La colonie de Plaisance doit déménager à l’île Royale. En contrepartie, la France maintient ses droits d’exploitation sur les bancs de pêche entourant les îles du golfe du Saint-Laurent et reste en possession des côtes du Labrador, de la Gaspésie et de la Nouvelle Acadie, classées très tôt parmi les meilleurs sites de production de morue 57. C’est en cela, comme l’affirment Jean-François Brière et Nicolas Landry, que la France sort gagnante du conflit 58.
39 Pour la suite des choses, bien que l’on soit dans un contexte de redéfinition des espaces maritimes, les besoins du marché et l’esprit d’entreprise poussent les habitants de la vallée laurentienne vers les portes de la colonie. Assez vite se développe parmi eux une catégorie de travailleurs de la mer aguerris qui occupent à nouveau une portion de territoire contesté. En effet, la définition de la frontière nord de l’Acadie a été laissée en plan par le traité d’Utrecht. Cette dernière étant encore à préciser, l’Angleterre maintient ses positions. L’Acadie, selon elle, doit s’étendre dans sa partie nord jusqu’au Saint-Laurent et couvrir le littoral atlantique 59. Une occupation aussi bien organisée qu’effective constitue encore une fois pour le roi de France une façon de contrer cette prétention et d’affirmer son hégémonie sur le milieu visé par son opposant, ce en quoi la présence des pêcheurs coloniaux lui est souhaitable 60.
40 D’ailleurs, d’activité de subsistance, la pêche à la morue devient pour plusieurs Français d’Amérique une profession. Les recherches ont révélé l’implication des gens fixés au cœur de la colonie dans ce nouveau champ : 27 p. 100 des pêcheurs recensés par Lucie Paquet pour les années 1713 à 1763 viennent de la ville de Québec et de ses environs. La Côte-du-Sud fournit à elle seule 12 p. 100 de cette main-d’œuvre 61. Leurs efforts, rappelons-le, liés au travail des habitants de l’Acadie et des grandes compagnies intéressées au golfe du Saint-Laurent, vont dès cette époque poser les bases d’une industrie coloniale de la pêche à la morue et appuyer la France dans ses prétentions territoriales.
41 L’un des premiers secteurs mis à profit est le Labrador. La meilleure étude de cette région pour l’époque demeure celle de Françoise Niellon 62. Edward Thomas Davies Chambers l’a précédée de plusieurs décennies, mais il révélait peu de détails sur les opérations des Canadiens 63. Les opérations des Canadiens y sont principalement le fait de François Bissot, de Pierre Constantin et de Louis Jolliet, des marchands de Québec dont les concessions datent du temps où la France essayait d’engager les habitants de la Nouvelle-France dans les pêcheries maritimes 64. Leurs établissements, éparpillés sur la Basse-Côte-Nord et à l’ouest de Terre-Neuve, demeurent toujours en activité à la fin du 17e siècle. Au siècle suivant, ce littoral est encore exploité conjointement par des morutiers canadiens et européens. Ces derniers bénéficient de mesures favorables, notamment celle par laquelle les intendants de la Nouvelle-France subordonnent l’octroi des terres au droit maritime européen. En clair, les Canadiens doivent laisser les équipages de France choisir leurs graves en premier. En dépit de cette réserve, les entrepreneurs de la colonie réussissent bien. Augustin Le Gardeur de Courtemanche est de ceux-là. Ses efforts pour développer l’établissement de la baie de Phélypeaux lui attirent les faveurs du roi et il se voit, en conséquence, nommé commandant pour la côte du Labrador en novembre 1714 65.
42 Or, de par son insertion dans la chaîne des événements, cette nomination n’est pas sans signification. Alors que la France vient tout juste de céder Terre-Neuve à l’Angleterre et que le déménagement des habitants de Plaisance vers l’île Royale est à peine complété, la désignation d’un délégué permanent sur les côtes du Labrador ne peut que signifier l’intention de consolider la présence française dans la partie nord du golfe du Saint-Laurent suivant un processus compensatoire propre à la situation. Allant encore plus loin dans cette orientation, Louis XIV a même déjà envisagé de former sur ce territoire un établissement complémentaire à celui de Louisbourg sous le couvert d’offrir un point d’ancrage supplémentaire pour sa flotte hauturière. Le monarque s’en ouvre à ses représentants de Québec en ces termes :
On sait cependant que le projet a avorté, mais, à l’évidence, la mesure, si elle avait été menée à bien, aurait appuyé davantage la politique d’occupation effective des lieux, comme il en a été pour l’Acadie et la Gaspésie. Et c’est en cela que la nomination de Courtemanche prend toute son importance.
43 En fait, Louis XIV ne se retrouvera pas si perdant que cela dans ce qui va suivre. D’abord, on le sait, avec le traité d’Utrecht, il maintient son droit de pêche sur les bancs de Terre-Neuve, mais, ce qui apparaît moins évident au premier coup d’œil, le déménagement des résidents de Plaisance à l’île Royale jouera en faveur d’une présence française accrue dans le golfe.
44 De quelle manière? Simplement par la dissémination de pêcheurs locaux de part et d’autre du golfe et, du fait même, par une occupation plus dense du territoire. C’est que Louisbourg ne pourra offrir tous les avantages attendus pour les résidents de l’île Royale, tant en raison de la fluctuation des captures de poisson qu’à cause du manque d’espace à partager dans les eaux adjacentes. En raison des concessions consenties à des particuliers sur les îles environnantes, plusieurs se tourneront effectivement vers d’autres cieux 67. Le chercheur Olaf Janzen met en lumière le fait qu’après le traité d’Utrecht des pêcheurs de Louisbourg s’installent sur la côte sud-ouest de Terre-Neuve, d’abord à titre de résidents d’été puis d’occupants permanents 68. Ils se livrent à leurs opérations aux côtés, sinon de concert avec des marchands-entrepreneurs de Bayonne, de La Rochelle et de Saint-Malo qui viennent directement de France.
45 D’autres pêcheurs de l’île Royale prennent la route de l’ouest et atterrissent ainsi en Acadie ou en Gaspésie. Nous avons souligné ailleurs ce mouvement de population qui a donné lieu à la naissance de plusieurs entreprises de pêche. C’est le cas en particulier de Jean Barré, de Charles Blondel et de François Lessenne, qui ont exploité des établissements dans la région de Grande-Rivière ou ailleurs sur la côte de Gaspé 69.
46 Sans multiplier indûment les exemples de cette mobilité, on peut dire un mot du couple Claude Morin et Madeleine Lamoureux dit Rochefort. Arrivé directement de France en 1696, Claude tient auberge à Plaisance et fait commerce dans la colonie. Tout juste marié en janvier 1713, le couple doit déménager à Louisbourg, où le mari reprend ses activités jusqu’à son décès en 1755. Son fils Antoine, ayant embrassé la carrière de commerçant, mène depuis l’île Royale des affaires qui le mettent en contact avec Québec, l’Acadie, l’île Saint-Jean et les îles de la Madeleine. Déporté à la suite de la reprise de Louisbourg en 1758, il se dirige vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, où il agira dans les 20 dernières années de sa vie (1764-1784) à titre de commissaire ordonnateur de la Marine. Au final, le parcours du père et du fils aura contribué, conclut l’historien Nicolas Landry, « à assurer la continuité de la présence économique, sociale et administrative française dans la région », et cela, même jusqu’après 1763 70.
47 Une autre expérience digne de mention est enclenchée en même temps par Jean-François Lefebvre de Bellefeuille, un pêcheur originaire de Plaisance. Antérieurement, il y possédait une grave. Après le déménagement de la colonie à l’île Royale, et s’y trouvant à l’étroit, il amène ses fils à l’entrée de la baie des Chaleurs. En 1729, ces derniers achètent la seigneurie de Pabos et y établissent un village permanent où la coexistence avec des pêcheurs basques favorise l’émergence d’un regroupement mixte de 300 à 400 personnes vivant exclusivement de la pêche. Assez rapidement, un lien commercial direct entre cette partie de la péninsule gaspésienne et le littoral français finit par se tisser 71.
48 D’autres réalisations marquent le désir des Canadiens de développer un champ économique bien à eux, dont celles de Joseph Cadet au Mont-Louis. Avec un personnel de quelque 50 personnes dans l’année 1754, les frais d’exploitation de son établissement atteignent les 214 000 livres sonnantes. Cadet n’était toutefois pas perdant pour autant. Nous avons pu évaluer la valeur brute de sa production à plus de 400 000 livres, étant donné que le quintal se vendait 40 livres à Québec 72.
49 Plus à l’est, Pierre Revol gère dans la baie de Gaspé une entreprise tout aussi profitable. Il s’y installe en 1752 malgré l’interdiction de l’Ordonnance de la Marine. Trois cents personnes travaillent à ses installations ou gravitent autour d’elles. Son poste comprend des quais, des graves, un magasin, une forge, un moulin à scie, un chantier maritime. Il possède des installations à Barachois, Grande-Grave, Penouille et Gaspé. Leur rentabilité ne fait pas de doute. En 1758, l’amiral Boscawen évalue à 6 000 le nombre de quintaux de morue produits par Revol que ses hommes ont détruits lors de leur passage à Gaspé. Si l’on ne s’en tient qu’à cette donnée, à 40 livres le quintal sur le marché de Québec, Revol aurait réalisé en cette seule saison un bénéfice brut de 240 000 livres n’eût été la guerre 73.
50 Le gouvernement de Québec ferme les yeux sur l’entreprise de Revol, qui transgresse manifestement l’interdiction imposée par l’arrêt royal, non seulement parce qu’elle est rentable, mais aussi parce qu’il y va des intérêts mêmes de l’empire. Tout comme il en a été pour Denis Riverin et Pierre Denys de La Ronde au siècle précédent, on se montre tolérant, non sans raison. La présence de Revol dans la péninsule gaspésienne assurait à la France la mainmise sur le territoire et ses richesses halieutiques. Beauharnois et Hocquart n’écrivaient-ils pas déjà en 1745 : « Il est dans l’intérêt des autres puissances maritimes que le bénéfice de la pêche du poisson sec ne tombe pas tout entier aux Anglais. S’ils en étaient seuls les maîtres, l’Espagne, la Hollande et la France deviendraient pour ainsi dire leurs tributaires 74 ». Et il fallait veiller à ce que cela n’arrive pas, en occupant le champ en question.
51 Dix ans plus tard, dans le contexte d’une guerre de conquête, la métropole a toujours besoin d’une présence pour signifier l’appartenance des lieux à la France. Québec prend les choses en main et adopte une mesure qui ressemble à s’y méprendre aux dispositions déjà adoptées pour le Labrador en 1714. On procède à la nomination de Revol en tant que commandant de la côte de Gaspé (1756) 75. Puis, on lui fournit 125 hommes pour défendre l’entrée du Saint-Laurent, contingent qu’on lui retire assez rapidement. C’est que Revol ne peut subvenir aux besoins des hommes qu’on lui confie, responsabilité qui aurait dû être assumée par le gouvernement. Dans les faits, cela signifie que Québec et Versailles n’ont pas les moyens de leur politique. Le gouverneur de Québec dresse au ministre des Colonies un état de la situation qui prévaut en 1757. Le contenu de sa lettre constitue en quelque sorte ce qui paraît être un aveu d’impuissance à respecter ses obligations : « Le sieur Revol fera de son mieux pour la défense de ce poste, écrit-il à son supérieur [.] Il y est obligé par la conservation de son propre bien, et les pertes qu’il fit l’année dernière ne doivent pas peu contribuer à ranimer son zèle 76 ».
52 En fait, Vaudreuil se positionnait en phase avec la politique française qui se dessinait, celle où la logique impériale céderait le pas à la logique commerciale 77. C’en était fait de la prise de position de François Ier. On se préparait à négocier une paix qui reposerait sur la cession du continent contre un libre accès aux bancs de pêche du golfe.
53 Ainsi, lors de la Conquête, les entrepreneurs en pêche ont été sur le front est des hostilités en Nouvelle-France, le dernier rempart contre l’ennemi. En ce sens, ils ont assumé sans le vouloir un rôle dans la politique de la mère patrie, un bien maigre apport tout de même en raison de la faiblesse de leurs moyens. Le cas de Revol en témoigne. En septembre 1758, le brigadier-général James Wolfe débarque à Gaspé et ses hommes détruisent sans coup férir tous les sites d’occupation française depuis Miramichi jusqu’au Mont-Louis.
54 En résumé, au 18e siècle, les Français établis en Amérique érigent des postes de pêche sédentaire sur toutes les côtes du golfe du Saint-Laurent. Le climat économique ne leur est pas favorable au départ. La guerre puis le surnombre en poussent plusieurs à migrer dans le golfe à la recherche de nouveaux sites de pêche. Héritage de la génération précédente, leurs droits sur le littoral atlantique demeurent en plusieurs endroits subordonnés à ceux de leurs confrères européens, mais leur implication dans la pêche sédentaire leur confère graduellement le contrôle des côtes. Si elles connaissent des succès basés sur le capital privé, les compagnies à monopole ont plus de difficulté à se maintenir, mais elles laissent du personnel de première génération sur place, au demeurant aguerri et productif. De simples postes d’exploitation, comme il en est au Labrador, on passe en Gaspésie et en Acadie à des tentatives durables de colonisation appuyées sur la pêche à la morue. La France pouvait-elle faire davantage pour se rendre maître des côtes nord-atlantiques? En tout cas, il était difficile de faire mieux.
55 Et finalement, à la veille de la Conquête, les producteurs de la Nouvelle-France se sont donné tout l’équipement voulu pour faire face à la concurrence. Plusieurs propriétés disposent de structures habitables à l’année et sont équipées de tous les outils de production nécessaires pour assurer rendement et qualité du produit. Savoir-faire, polyvalence de la main-d’œuvre et certaines particularités au plan des engagements permettent d’adapter les activités halieutiques aux possibilités du milieu. Mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’au plan politique ils occupent et mettent en valeur un espace que la France ne semble plus vouloir préserver à la fin, lui préférant les vertigineuses richesses de la haute mer.
56 En effet, un argument implicite ne serait-il pas que la France considérait que les établissements de pêche de la colonie représentaient une responsabilité trop dispendieuse pour ce que l’empire en retirait? Cela nous paraît douteux, mais l’argument tient-il devant les positions du duc de Choiseul, ministre des Affaires étrangères de France? C’est ce dernier qui dira à l’ambassadeur de l’Angleterre après la signature du traité de Paris que son pays avait « mis pour première condition de la paix la conservation de la pêche à la morue. C’était une condition sine qua non. Si elle avait été refusée par votre Cour, ajoutera-t-il, la guerre durerait encore 78 ». On ne peut être plus explicite. Pour emprunter à Bertrand Fonck et Laurent Veyssière, il nous apparaît que la France prouvait « à cette occasion son extrême motivation à garder ses pêcheries 79».
57 De nos jours, ce tableau des 60 dernières années du Régime français se limite à une présence encore mal affirmée dans les publications savantes. Pourtant, comment ne pas en arriver à considérer que tous les efforts des Canadiens dans les pêches accréditent notre hypothèse de départ, à savoir que le développement de cette industrie en terre d’Amérique a constitué un élément d’appui à la politique française face aux prétentions de ses concurrents sur le littoral nord-atlantique?
58 En prenant du recul, on peut voir que le roi de France a multiplié les formules d’allégation de ses droits en se servant des activités halieutiques de sa colonie pour asseoir sa mainmise sur un espace contesté. Soit qu’il ait affirmé cette dernière par personnes interposées, soit qu’il ait mis des responsables en position d’autorité, seigneurs ou agents du gouvernement, soit qu’il ait attribué des portions du littoral avec obligation de peupler et d’organiser le territoire accordé. En d’autre temps, la France a légiféré en déterminant les conditions de la pêche qui s’y pratiquait ou en excluant littéralement les interventions étrangères. Ainsi affirmait-elle sa prédominance sur le littoral de la Nouvelle-France. Et puis, à la toute fin de la guerre dite de la Conquête, en désespoir de cause devant l’avancée irrésistible de l’Angleterre, la France utilise dans le cadre d’une entente globale ses propriétés continentales et le potentiel halieutique de sa colonie en les troquant contre le maintien dans l’avenir d’un libre accès aux bancs de Terre-Neuve. C’est la dernière fois qu’elle intègre les pêcheries de la Nouvelle-France dans son rapport de force avec l’Angleterre.
59 En définitive, la prise en main de l’industrie de la pêche par les Français d’Amérique du Nord a servi les intérêts de la mère patrie. L’or gris des mers, la morue, est devenu un atout de la géopolitique française en ce que les efforts de ses sujets auront permis au pays d’asseoir son hégémonie sur les côtes de l’Atlantique Nord avant qu’il ne soit obligé de les céder. Nous sommes, en effet, dans l’obligation d’admettre qu’il a été un atout qui n’a duré qu’un temps, jusqu’au jour où l’Angleterre a envoyé ses troupes sur le terrain. Le principe de l’occupation effective d’un territoire cédait alors le pas devant celui de la force.