1 EXCLUE AU DÉPART LORS DE LA FONDATION de la province du Nouveau-Brunswick, la communauté acadienne va mener un long combat pour graduellement prendre sa place sur la scène politique. C’est en adhérant aux partis politiques traditionnels que sont les libéraux et les conservateurs que des Acadiens vont réussir à se faire élire à l’Assemblée législative de la province afin de représenter les intérêts de leur communauté.
2 Le Nouveau-Brunswick a été créé en 1784 en raison de l’arrivée massive de Loyalistes fuyant la Révolution américaine. Au départ unilingue anglophone, l’Assemblée législative mise en place en 1785 ne comptait aucun francophone. Il faudra attendre en 1810 pour que les catholiques, donc les Acadiens, puissent voter aux élections provinciales sans devoir prêter des serments qui remettent notamment en question l’autorité spirituelle du pape. À partir de 1830, les serments ne seront plus exigés des candidats aux élections législatives 1 .
3 C’est Amand Landry, candidat dans le comté de Westmorland, qui sera le premier Acadien à se faire élire à l’Assemblée législative en 1846. Celui-ci est considéré comme un libéral et « vota toujours en faveur des projets qui lui semblaient le mieux servir les intérêts des Acadiens 2 ». Pendant une vingtaine d’années, il sera l’unique député acadien à siéger à Fredericton. Son fils Pierre-Amand Landry, le premier Acadien à devenir avocat, va lui succéder en 1870. À ces élections, trois autres Acadiens vont réussir à se faire élire, ce qui porte leur nombre à quatre sur les 41 sièges que compte l’Assemblée. Il s’agit d’Antoine Girouard dans Kent, de Théotime Blanchard dans Gloucester et de Lévite Thériault dans Victoria. La question scolaire sera un enjeu d’importance tant pour les Acadiens que pour les Irlandais catholiques, qui rejettent la mise en place d’un système scolaire public et non confessionnel.
4 C’est autour de cet enjeu controversé que les catholiques et les protestants de la province vont, par l’entremise de leurs leaders respectifs, trouver une solution de compromis. En 1878, le premier ministre conservateur John Fraser formera un cabinet de coalition comprenant des libéraux et des conservateurs de même que des catholiques et des protestants 3 . Le gouvernement libéral du premier ministre Andrew George Blair, qui prendra le pouvoir en 1883, maintiendra la coalition composée de conservateurs et de libéraux de même que de protestants et de catholiques 4 . Cette collaboration et cette coopération des élites permettront une stabilité politique au Nouveau-Brunswick malgré une fragmentation marquée par le clivage anglophone/francophone et protestant/catholique. Ce n’est qu’à partir de 1917 que la province aura des gouvernements formés d’un seul parti politique. Toutefois, la tradition d’avoir des gouvernements de coalition sera maintenue. Les membres des différentes composantes de la société néo-brunswickoise se trouveront soit dans le parti gouvernemental, soit dans celui formant l’opposition officielle. Cette dynamique correspond au modèle représenté par l’école consociative, dirigée par le Néerlandais Arend Lijphart 5 . Les élites des deux communautés linguistiques collaborent pour former des partis politiques communs et non communautaires.
5 L’ère des grandes conventions nationales, à partir de 1881, permettra aux Acadiens de se doter d’institutions afin d’assurer le développement de l’Acadie après les séquelles de la déportation de 1755. C’est ainsi que sera fondée la Société nationale l’Assomption, qui deviendra la Société nationale de l’Acadie. L’élite acadienne qui sera formée dans les premiers collèges classiques sera au cœur de ces différentes institutions. Les premiers députés acadiens seront également issus de cette élite.
6 C’est à partir de 1870 que les Acadiens auront des représentants dans les cabinets ministériels provinciaux. Le premier sera Lévite Thériault, député du comté de Victoria-Madawaska, nommé au Conseil exécutif comme ministre sans portefeuille. Il est à noter que celui-ci donnera son appui à la loi de 1871 concernant les écoles communes (Common Schools Act), qui entraînera l’émeute de Caraquet en 1875, qui se soldera par deux morts. Le gouvernement conservateur de George King arrivera, à la suite de cet événement tragique, à un compromis avec la minorité catholique afin d’autoriser l’enseignement de la religion après les heures de classe.
7 Pierre-Amand Landry sera le deuxième Acadien à être membre du Conseil exécutif lorsqu’il sera nommé ministre conservateur des Travaux publics, portefeuille qu’il détiendra de 1878 à 1882. Tout en occupant cette haute fonction publique, Landry sera le président du comité d’organisation des quatre premiers congrès nationaux des Acadiens 6 . Son engagement nationaliste ne l’empêchera pas d’être élu au Parlement canadien en 1883 et réélu en 1887. Les autres qui suivront seront également ministres conservateurs et occuperont également des fonctions au sein de la Société nationale l’Assomption ou de la Société mutuelle l’Assomption 7 .
8 En 1921, le libéral Peter Veniot devient ministre des Travaux publics dans le gouvernement de Walter Foster. À la démission de Foster en 1923, Peter Veniot le remplace comme chef du Parti libéral et devient le premier Acadien à occuper le poste de premier ministre du Nouveau-Brunswick. Son gouvernement sera défait aux élections de 1925 par le Parti conservateur, dirigé par John Baxter. Ce sera le retour en force des Anglo-protestants, qui feront d’intenses pressions auprès du gouvernement Baxter pour qu’il mette fin au modus vivendi consenti en 1875, qui permet un certain usage de la langue française dans les écoles et l’enseignement de la religion après les heures de classe 8 . Le règlement 32, adopté en 1928, sera abrogé par le gouvernement Baxter, qui cédera aux loges orangistes. Ce règlement permet aux commissions scolaires locales d’adopter un programme d’études véritablement bilingue 9 .
9 Le choix de Peter Veniot comme chef du Parti libéral et les politiques anticatholiques des conservateurs dans le domaine scolaire vont inciter les Acadiens à se tourner vers le Parti libéral pour défendre leurs intérêts. Les Irlandais catholiques vont également se retrouver surtout dans le Parti libéral, alors que les Anglo-protestants seront dominants dans le Parti conservateur. Même si les francophones verront leur poids démographique augmenter en importance et formeront 40 % de la population provinciale au début des années 1960, des candidats anglophones, souvent irlandais, seront élus dans des comtés majoritairement francophones. La carte et le système électoraux favorisent cet état de choses. Les comtés de la province comptent des circonscriptions plurinominales, et les partis y présentent leurs listes de candidats à élire. Ce système favorise parfois l’élection de candidats anglophones dans les comtés francophones. Les électeurs acadiens auront l’habitude de voter pour l’ensemble des listes de candidats présentées par les partis politiques.
10 À partir de 1917, les Acadiens, qui depuis la Confédération ont donné leur appui surtout au Parti conservateur, vont plutôt favoriser le Parti libéral. Pour Jean-Guy Finn, « c’est la manifestation d’un vote ethnique 10 ». Ce vote en bloc des Acadiens en faveur du Parti libéral sera renforcé en 1960 lors de la victoire surprise du Parti libéral dirigé par Louis J. Robichaud, qui sera le premier Acadien élu premier ministre du Nouveau-Brunswick. Le gouvernement Robichaud mettra en place le programme Chances égales pour tous, qui sera d’une grande importance pour la modernisation des institutions de la province. Le Nouveau-Brunswick, avec l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969, deviendra la seule province officiellement bilingue du pays. L’adoption de la première Loi sur les langues officielles sera votée à l’unanimité tant par les députés libéraux que par les députés progressistes-conservateurs, qui forment l’opposition officielle à la législature.
11 Après 10 ans au pouvoir, les libéraux de Louis J. Robichaud seront défaits par le Parti progressiste-conservateur dirigé par Richard Hatfield, un anglophone unilingue. Celui-ci, davantage progressiste que conservateur, va conserver les principales réformes du gouvernement de Louis J. Robichaud. Il voudra également rapprocher son parti des Acadiens et des francophones. Il mettra de l’avant une stratégie qui portera ses fruits lors des élections de 1982, où les progressistesconservateurs feront une percée historique dans les régions acadiennes et francophones. La première étape de sa stratégie sera la modification de la carte et du système électoraux avec la création de circonscriptions uninominales et l’adoption d’un mode de scrutin majoritaire à un tour. Au lieu de voter pour des listes de parti, les électeurs vont être représentés par un seul député de circonscription.
12 Richard Hatfield recrutera un lieutenant francophone, Jean-Maurice Simard, et se lancera à l’assaut de l’électorat acadien et francophone en posant des gestes concrets en sa faveur 11 . On peut mentionner la création des centres scolaires et communautaires francophones, l’instauration complète de la dualité au ministère de l’Éducation et l’adoption de la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick.
13 Miné par l’usure du pouvoir et des scandales personnels, Richard Hatfield sera chassé du pouvoir en 1987 par les libéraux de Frank McKenna, qui vont rafler les 58 sièges de la législature. Le Parti progressiste-conservateur est en lambeaux et ses éléments anti-francophones et opposés au bilinguisme vont quitter le navire en perdition pour créer le parti Confederation of Regions (CoR), qui formera l’opposition officielle en 1991. Il faudra une traversée du désert de dix ans avant que le Parti progressiste-conservateur ne refasse son unité sous le leadership d’un jeune chef francophone, Bernard Lord, qui mènera ses troupes à la plus grande victoire de son histoire aux élections de 1999. Les Acadiens et les francophones vont, tout comme en 1982, voter massivement pour le Parti progressiste-conservateur.
14 Après une courte apparition sur la scène politique provinciale, le parti CoR va disparaître tout comme le Parti acadien, qui présentera sans succès des candidats aux élections provinciales de 1974, 1978 et 1982 12 . C’est essentiellement par l’entremise des deux partis traditionnels, soit le Parti libéral et le Parti progressiste-conservateur, que les Acadiens et les francophones du Nouveau-Brunswick vont mettre de l’avant leurs intérêts collectifs. Contrairement à certains États plurilingues comme la Belgique, où les partis politiques sont construits sur une base communautaire, le Nouveau-Brunswick a très tôt dans son histoire préféré la cohabitation des groupes linguistiques et religieux au sein de mêmes partis politiques.
15 Le Parti progressiste-conservateur, lors des élections de 2014, a été boudé à nouveau par l’électorat acadien et francophone. Tous ses candidats, à l’exception de Madeleine Dubé dans le Madawaska, ont mordu la poussière. À l’automne de 2016, le Parti progressiste-conservateur a élu comme chef un unilingue anglophone, Blaine Higgs, qui de surcroît a été un membre et un candidat du parti CoR. Le nouveau chef pourra-t-il lors des élections de 2018 séduire les électeurs acadiens et francophones de la province?
16 Les élections de 2018 s’annoncent aussi divisées que celles de 2014, où nous sommes revenus au clivage traditionnel anglophone/francophone qui régnait avant l’arrivée de Richard Hatfield au pouvoir en 1970. Le Parti progressiste-conservateur pourra difficilement gouverner sans un certain appui de l’électorat acadien et francophone. Pour sa part, le Parti libéral n’a pas intérêt à être marginalisé par les Anglo-protestants. Si ce scénario devait se concrétiser, ce serait un sérieux retour en arrière dans la province, où l’accommodement par les élites a permis une coexistence pacifique entre les anglophones et les francophones.
17 Les Acadiens et les francophones sont-ils bien représentés à l’intérieur des partis politiques traditionnels? Les députés acadiens et francophones qui siègent à l’Assemblée législative sont-ils avant tout redevables à leurs électeurs ou à leurs partis politiques respectifs? Le juriste Michel Doucet et ancien président de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB) est très critique à l’égard de la députation acadienne et francophone 13 . Il considère que « [l]es politiciens acadiens font passer leurs intérêts partisans avant la nécessité de discuter sérieusement de l’avenir politique de l’Acadie 14 ». Michel Doucet met dans le même panier les libéraux et les progressistes-conservateurs. Concernant l’adoption de la loi 88 reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles dans la province, Doucet estime que Jean-Maurice Simard a lui aussi agi par opportunisme politique. « L’objectif principal n’est-il pas de récupérer le vote nationaliste acadien 15 »? La thèse centrale de Doucet est que « [l]e discours nationaliste échappe de plus en plus à la communauté acadienne 16 ».
18 Michel Doucet met en relief dans son essai la tension entre, d’une part, la société civile acadienne représentée par des organismes comme la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick et, d’autre part, les partis politiques et les députés qui sont élus directement par les Acadiens et les francophones. Les dirigeants des organismes acadiens comme la SANB, qui ne sont pas élus par la population, ont-ils la même légitimité que les candidats des partis qui se présentent aux élections provinciales? Les intérêts de la population acadienne et francophone peuvent-ils être défendus à la fois par les organismes qui émanent de la société civile et par la classe politique?
19 On a vu qu’après la Confédération de 1867 les premiers députés acadiens portaient un double chapeau qui ne semblait pas poser de problème. Tous les ministres provinciaux acadiens entre 1867 et 1925 militaient et occupaient des fonctions au sein de la Société nationale l’Assomption ou de la Société mutuelle l’Assomption 17 . Il apparaît clairement que les intérêts de la population acadienne ne pouvaient pas être uniquement mis de l’avant par le monde associatif. Il fallait être présent dans les partis politiques, à l’Assemblée législative et dans les cabinets ministériels.
20 Les Acadiens peuvent-ils encore défendre leurs intérêts à travers les partis politiques? La réponse à cette question est sans conteste oui. Si nous revenons en arrière pour faire le bilan des réalisations et des progrès des Acadiens du Nouveau-Brunswick, une province, faut-il le rappeler, qui avait été créée pour les Loyalistes qui fuyaient la Révolution américaine, une province unilingue anglophone où les droits politiques de la population acadienne ont été longtemps bafoués, le constat est clair. C’est le gouvernement du premier ministre acadien Louis J. Robichaud qui a rendu le Nouveau-Brunswick officiellement bilingue, créé l’Université de Moncton, un établissement universitaire entièrement francophone, et annoncé la dualité au ministère de l’Éducation. C’est le gouvernement de Richard Hatfield qui a mis en place la pleine dualité scolaire et adopté la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles. C’est le gouvernement libéral de Frank McKenna qui a procédé avec le gouvernement fédéral de Brian Mulroney à l’enchâssement dans la Constitution canadienne en 1993 des principes de la loi 88. C’est le gouvernement progressiste-conservateur de Bernard Lord qui a adopté en 2002 une nouvelle Loi sur les langues officielles, qui prévoyait un poste de commissaire aux langues officielles. Encore une fois, tout comme en 1969, cette loi a été adoptée à l’unanimité par les députés. À cette occasion, l’ancien premier ministre libéral Louis J. Robichaud avait été invité à assister à ce vote historique depuis son ancien fauteuil à l’Assemblée législative.
21 Toutes ces réalisations auraient-elles été possibles si les intérêts des Acadiens avaient été défendus uniquement par le monde associatif? La réponse est non. Toutefois, il ne faudrait pas minimiser le rôle crucial des organismes acadiens dans la lutte de la population acadienne pour sa pleine reconnaissance. Les organismes représentatifs de la communauté acadienne ont souvent poussé dans le dos de la classe politique. Sans leurs efforts de tous les instants, les gouvernements de toutes allégeances n’auraient pas été aussi attentifs aux revendications des Acadiens et des francophones de cette province. Le rôle de la classe politique acadienne et celui des dirigeants des organismes acadiens auront été davantage complémentaire que contradictoire.
22 Les partis politiques à travers l’histoire du Nouveau-Brunswick ont joué un rôle fondamental pour conserver la paix sociale et rapprocher les communautés anglophone et francophone. L’effritement de leur place dans la société néobrunswickoise poserait un risque pour le maintien de relations harmonieuses dans cette province. Les Acadiens et les francophones n’ont pas intérêt à mettre tous leurs œufs dans un seul panier politique. On a pu constater qu’au début de la Confédération le Nouveau-Brunswick comptait des gouvernements de coalition qui regroupaient les catholiques et les protestants, les anglophones et les francophones ainsi que les libéraux et les conservateurs. Cet accommodement par les élites a bien servi cette province.
23 Les années à venir seront particulièrement difficiles pour le Nouveau-Brunswick. Population vieillissante, dette publique galopante, croissance économique anémique, etc. : plus que jamais, la province aura besoin d’une classe politique unifiée et non divisée par des frontières linguistiques corrosives. La tentative de développer un système de partis communautaires a échoué avec la disparition du Parti acadien et du CoR. Les deux partis politiques traditionnels, tant le libéral que le progressiste-conservateur, doivent permettent la cohabitation des deux communautés linguistiques en leur sein.
24 À la lumière de ce qui précède, on peut distinguer plusieurs périodes pour décrire la participation des Acadiens au processus politique au Nouveau-Brunswick après la Confédération de 1867. La période de 1878 à 1921 se caractérise pour des gouvernements bipartisans où cohabitent libéraux et conservateurs, celle de 1925 à 1980, par la prédominance d’un vote ethnique acadien en faveur du Parti libéral, et celle de 1980 à 1987, par un vote bipartisan. La période de 1987 à 1999 est marquée par un retour du vote ethnique avec un vote massif des Acadiens en faveur des libéraux. La victoire importante des progressistes-conservateurs en 1999, dirigés par leur jeune chef francophone Bernard Lord, signale un retour au vote bipartisan pour les Acadiens. Ceux-ci vont à nouveau déserter le Parti progressiste-conservateur lors des élections de 2014 pour appuyer les libéraux de Brian Gallant.
25 Les progressistes-conservateurs de Blaine Higgs pourront-ils, lors des élections de 2018, reconquérir le vote acadien et francophone? Si le Parti progressiste- conservateur devait reprendre le pouvoir et qu’aucun Acadien ne soit élu dans ses rangs, nous pourrions retourner au siècle dernier. C’est lorsque les Acadiens donnent leur appui aux deux partis traditionnels, libéral et progressiste-conservateur, qu’ils réussissent à faire des gains.