1 LES ACADIENS CONSTITUENT UNE MINORITÉ NON TERRITORIALISÉE qui jouit aujourd’hui d’une certaine reconnaissance officielle à travers les droits linguistiques fédéraux et grâce à la reconnaissance au Nouveau-Brunswick de la présence de deux communautés linguistiques officielles dans la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi qu’à la désignation des deux langues officielles. Malgré ces reconnaissances linguistiques, les Acadiens se servent encore d’un réseau organisationnel pour représenter leurs intérêts auprès des gouvernements et dans l’espace public afin de faire respecter leurs droits et d’améliorer leurs conditions collectives d’existence.
2 La représentation des intérêts est une relation sociale centrale dans les jeux politiques. Elle participe de relations d’influence, de contrôle ou de conflits 1 . En nous intéressant au cas acadien, nous constatons que l’institutionnalisation des rapports entre l’État et le secteur associatif des francophones en milieu minoritaire a entraîné une sectorialisation de la représentation des intérêts qui minimise la consistance politique du groupe.
3 Dans ce court texte, nous résumerons la constitution historique du réseau associatif acadien et nous présenterons les diverses instances qui disent représenter les intérêts des Acadiens du Nouveau-Brunswick aujourd’hui. Nous discuterons ensuite de l’institutionnalisation des rapports entre les réseaux associatifs francophones et l’État canadien et de ses incidences sur les modes de représentation des intérêts de la population acadienne.
4 La création d’institutions et d’organismes voués à représenter des groupes culturels ou religieux n’est pas un phénomène propre aux francophonies canadiennes. On peut penser à titre d’exemple à l’Ordre d’Orange voué à la promotion du protestantisme, qui remonte à la fin du 18 e siècle. En Amérique, les francophones se sont dotés d’institutions vouées spécifiquement à la défense des intérêts des Canadiens français à partir du début du 20 e siècle, en commençant par des journaux. Une première société patriotique, comme on les appelait à l’époque, fut fondée en 1834 à Montréal, quelques années après la fondation de la Grand Orange Lodge of British America dans le Haut-Canada et à peu près en même temps qu’étaient fondées d’autres sociétés de ce type, par exemple des sociétés Saint Patrick, Saint George et Saint Andrew. Cette société patriotique canadienne-française, qui s’appelait « Aide-toi et le ciel t’aidera », est considérée comme étant à l’origine de la Société Saint-Jean-Baptiste, officiellement fondée à Québec en 1842 2 . Des sociétés Saint-Jean-Baptiste furent ensuite fondées à différents endroits suivant les migrations des Canadiens français, les premières à New York, Ottawa, Détroit et Saint-Boniface. Il s’agissait donc de sociétés patriotiques qui travaillaient au maintien de l’unité du peuple canadienfrançais en œuvrant surtout dans la bienfaisance et la mutualité 3 . À partir de 1874, la Société Saint-Jean-Baptiste commença à organiser périodiquement de grands congrès.
5 C’est lors de ces congrès qu’un groupe d’Acadiens eurent l’idée d’organiser le même type de congrès patriotiques acadiens, qu’ils appelèrent « conventions nationales ». Les deux premiers, en 1881 et en 1884, marquent la cristallisation du nationalisme acadien 4 . C’est lors de la troisième convention nationale en 1890 à Pointede-l’Église, en Nouvelle-Écosse, que fut fondée la Société nationale l’Assomption 5 , la première société patriotique acadienne, donc le premier organisme visant à faire avancer les conditions d’existence des Acadiens des différentes régions des Provinces maritimes et de la Nouvelle-Angleterre. Une société mutuelle fut également créée au Massachusetts en 1903, soit la Société mutuelle l’Assomption, mais elle a déménagea à Moncton quelques années plus tard 6 . Jusque dans les années 1960, deux autres organisations ont été importantes dans la constitution politique des Acadiens : l’Association acadienne d’éducation et l’Ordre de Jacques Cartier 7 , dont les assises étaient situées à Ottawa. Plusieurs journaux acadiens furent également créés, mais les plus importants de ces périodes demeurent Le Moniteur acadien (fondé en 1867) et L’Évangéline (fondé en 1887). À travers ces organisations, les Acadiens ont donc fait valoir leurs intérêts auprès des institutions partagées avec la majorité qui ont eu une incidence directe sur leurs conditions d’existence, c’est-à-dire le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et, pendant plus d’un siècle, l’Église catholique. En résumé, à partir de la fin du 19 e siècle, les Acadiens ont fait comme bien d’autres groupes culturels et religieux, ils se sont organisés pour pouvoir agir sur eux-mêmes, c’est-à-dire pour s’entraider et solidifier les assises de leur collectivité en obtenant plus de pouvoir de représentation auprès des autorités gouvernementales et religieuses 8 .
6 Ainsi, comme la nation canadienne-française, la nation acadienne s’est structurée à travers un réseau institutionnel et a pris une forme « aspatiale ». La nation se régulait à travers ses organismes et l’élite agissait comme une sorte d’intermédiaire entre le peuple acadien et les institutions contrôlées par la majorité anglophone 9 . En raison de leur dispersion sur le territoire, les Acadiens, tout comme les autres francophones des provinces à majorité anglophone, n’ont jamais pu structurer leur consistance politique autour d’un gouvernement provincial, comme l’ont fait les Canadiens français du Québec à partir des années 1960.
7 La montée de l’État providence provincial et le financement offert par le gouvernement fédéral dans les années 1960 et au début des années 1970 ont néanmoins engendré une provincialisation de l’organisation sociopolitique des Acadiens. La Société Saint-Thomas-d’Aquin de l’Île-du-Prince-Édouard a élargi son mandat pour devenir l’organisme généraliste représentant les Acadiens de l’Île. Les Acadiens de la Nouvelle-Écosse ont fondé la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse, les Acadiens du Nouveau-Brunswick ont créé la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick, aujourd’hui la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB), et ceux de Terre-Neuve-et-Labrador ont fondé la Fédération des francophones de Terre-Neuve et du Labrador. La Société nationale l’Assomption est pour sa part devenue la Société nationale de l’Acadie et fonctionne aujourd’hui comme un organisme parapluie pour les associations acadiennes généralistes des quatre provinces de l’Atlantique et les quatre associations jeunesse provinciales 10 .
8 Ces organismes ont joué et jouent encore le rôle de porte-paroles et de chiens de garde pour les francophones de ces provinces. Dans chacune des provinces de l’Atlantique, un réseau associatif assez étendu s’est constitué au fur et à mesure que divers organismes de langue française ont été créés dans une multitude de domaines, pour la plupart grâce à un soutien financier du gouvernement canadien. De plus, d’autres types d’organisations contribuent aussi à la consistance politique des Acadiens, par exemple les écoles, les conseils scolaires, les collèges, les universités et les médias de langue française. Dans le milieu de la recherche portant sur les francophonies canadiennes, il est d’ailleurs généralement admis que les francophones en situation minoritaire structurent en grande partie leur vie politique autour de leurs organisations et de leurs institutions 11 .
9 Les membres de ce réseau organisationnel constituent les principaux piliers de la représentation des intérêts acadiens. Or, puisque les Acadiens font partie d’institutions juridico-politiques qui ne leur sont pas exclusives, d’autres acteurs représentent ou disent représenter leurs intérêts dans certaines circonstances. Concrètement, si l’on prend le cas des Acadiens du Nouveau-Brunswick à titre d’exemple, il y a différentes instances de représentation à différentes échelles. Sur la scène internationale, fédérale et interprovinciale, le gouvernement du Nouveau-Brunswick et la Société nationale de l’Acadie représentent habituellement les intérêts des Acadiens. La Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) et la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick jouent également un rôle de représentation à ces échelles dans certaines circonstances. Mis à part la SANB, il s’agit bien entendu d’une forme de représentation non exclusive, c’est-à-dire que les intérêts d’autres groupes sont aussi représentés. Sur la scène provinciale, la SANB et les organismes provinciaux de divers secteurs disent représenter les Acadiens ou certaines tranches de la population acadienne. À l’échelle locale, les municipalités francophones et certains organismes locaux jouent ce rôle. Jusqu’à très récemment, la SANB avait également des sections locales.
10 On se retrouve donc avec divers modes de représentation des intérêts des Acadiens : une représentation à diverses échelles par différentes instances, mais aussi des modes de représentation qui se reflètent dans les débats sur les structures de gouvernance, soit la représentation citoyenne et la représentation sectorielle 12 .
11 La représentation citoyenne s’appuie sur des individus en tant que membres de la communauté et repose sur les principes de démocratie directe et représentative. La représentation sectorielle s’appuie plutôt sur des membres d’organismes particuliers et repose sur un principe corporatiste, c’est-à-dire sur des intérêts de catégories sociales, de professions, etc. La tendance à la représentation sectorielle s’est accentuée au fur et à mesure que divers organismes ont été créés et qu’ils se sont organisés.
12 La sectorialisation de la représentation des intérêts des minorités de langue officielle est en grande partie attribuable à l’institutionnalisation des rapports entre le secteur associatif et l’État.
13 Au Canada, le nombre d’organismes de la société civile a substantiellement augmenté entre 1960 et 1975 13 . Cela coïncide avec la montée de divers mouvements sociaux dans la plupart des pays industrialisés, notamment celui des femmes et celui de l’environnement 14 . Le gouvernement de P.E. Trudeau a eu une influence marquante sur les rapports entre certains groupes et le gouvernement. Dans les années 1970, le Secrétariat d’État a mis en place des programmes particuliers pour les femmes, les communautés ethniques et les minorités de langue officielle inspirés par le courant de la participation citoyenne et les approches d’animation culturelle 15 . Par ailleurs, depuis l’enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, aussi réalisé sous le gouvernement Trudeau, certains groupes – les femmes, les minorités linguistiques, les Autochtones et les personnes handicapées – sont considérés comme ayant une plus grande légitimité à participer au processus politique 16 . Il s’agit d’une forme de reconnaissance dans certains domaines obtenue par un jeu d’influence et de stratégie entre les groupes sociaux et le gouvernement 17 .
14 D’autre part, dans la plupart des pays occidentaux depuis la fin des années 1980, les processus d’action publique sont de plus en plus axés sur les particularismes. En d’autres termes, la participation politique devient redevable d’une appartenance qui repose sur des critères non universalisables. C’est ce que Thuot appelle le passage à la démocratie fonctionnelle 18 . Selon ce mode de fonctionnement, les groupes revendiquent sur une base sectorielle, et avec succès, le droit d’être associés à ces mêmes processus.
15 Depuis les années 1990, les rapports entre l’État canadien et le secteur associatif dans certains domaines se sont par ailleurs formellement institutionnalisé par l’adoption d’ententes-cadres 19 . Pour ce qui est des minorités de langue officielle, des ententes-cadres ont été établies périodiquement depuis la fin des années 1980 entre le ministère du Patrimoine canadien et les communautés francophones de chaque province à majorité anglophone et la communauté anglophone du Québec par le biais d’un organisme les représentant. Ces ententes ont consolidé des investissements mais, comme Linda Cardinal et ses collaborateurs l’ont souligné, elles avaient également l’ambition d’instaurer des rapports plus horizontaux entre l’État et la communauté 20 . Divers mécanismes de concertation et de consultation ont alors été mis en place pour assurer la participation des représentants des groupes de langue officielle au processus de prise de décisions publiques, notamment dans le domaine des langues officielles. Selon Cardinal et Forgues, cela a cependant « donné lieu à la mise en place d’un nouvel espace de débats au sein duquel les différents acteurs sont en rivalité entre eux pour le contrôle des ressources, de l’information et du pouvoir 21 ».
16 Cette bureaucratisation des rapports entre le gouvernement fédéral et les minorités de langue officielle a eu une incidence sur la représentation des intérêts. Comme le montre Laforest, les associations définissent leurs intérêts et articulent leur identité à travers trois cadres institutionnels : la dynamique interne de l’organisme, déterminée par son histoire; la dynamique du secteur des politiques publiques de son domaine et le secteur associatif plus large auquel elles appartiennent 22 . Ainsi, lorsque les associations acadiennes définissent leurs stratégies, elles représentent simultanément leurs propres intérêts et les intérêts du groupe qu’elles disent représenter 23 . C’est ainsi que des luttes de pouvoir se sont accentuées entre divers organismes francophones, notamment entre certains organismes sectoriels provinciaux et les organismes généralistes provinciaux, sans compter la contestation occasionnelle de la représentativité des organismes de la part des gouvernements.
17 L’accès à la participation politique sur des bases sectorielles n’est pas le propre du domaine des langues officielles ni particulier au contexte canadien. Il faut donc reconnaître l’effet de contexte qui dépasse les francophonies canadiennes. Mais l’application du modèle de représentation corporatiste aux francophonies canadiennes est problématique sur plusieurs points. En effet, les communautés francophones du pays ne sont pas des groupes d’intérêts comme les autres 24 , ce sont des communautés politiques qui se voient et se projettent comme des communautés politiques en raison de leur histoire, de leur mémoire et de leur projection collectives vers le futur 25 . Les Acadiens du Nouveau-Brunswick, avec l’étendue de leur organisation sociopolitique et leur nationalisme, sont d’ailleurs la minorité de langue officielle dont la consistance politique est la plus apparente au Canada. Le mode de représentation sectoriel minimise donc la consistance politique du groupe en fragmentant son espace d’expression politique déjà provincialisé.
18 En conclusion, en portant un regard sociohistorique sur le cas des Acadiens du Nouveau-Brunswick et un regard plus distant sur ce qui se passe dans les autres provinces, nous pouvons avancer l’hypothèse que l’approche sectorielle est une tendance lourde depuis plusieurs années en ce qui a trait à la représentation des intérêts des francophones en situation minoritaire. Compte tenu de ce constat, nous pouvons nous demander si le modèle associatif typique est le meilleur véhicule pour assurer la consistance politique des Acadiens et ainsi représenter leurs intérêts. La territorialisation du groupe par un projet de création d’une province acadienne ne semble pas non plus une option souhaitable compte tenu de la répartition géographique de la minorité. Il semble plutôt qu’il faille innover en matière de modèles de gouvernance et se tourner vers des modèles plus représentatifs. Cette réflexion devra s’appuyer sur l’étude de divers modèles et des recherches plus spécifiques portant sur le cas acadien.