Through a study of the Association catholique de la jeunesse canadienne-française in the Maritime Provinces, the author explains the reorientation of the Acadian collective mobilizations that took place during the first half of the 20th century from National Action to Catholic Action. Interpreting and contextualizing this transition through a study of the polemics – generational conflicts and relations with Others – which have structured the ACJC, the article also offers an initial synthesis on the history of youth associations and Catholic Action movements in Acadie before 1960, two central themes of the Acadian history of the period, but so far unstudied.
Partant d’une étude de l’Association catholique de la jeunesse canadiennefrançaise dans les provinces maritimes (ACJC), l’auteur rend compte de la réorientation des mobilisations collectives acadiennes qui s’effectue au cours de la première moitié du 20e siècle, passant de l’Action nationale à l’Action catholique. Expliquant et contextualisant cette transition par une étude des polémiques – conflits générationnels et rapports aux Autres – qui se sont faites structurantes de l’ACJC, l’article offre par le fait même une première synthèse de l’histoire des associations jeunesse et des mouvements d’Action catholique en Acadie d’avant 1960, deux thèmes importants mais peu étudiés de l’histoire canadienne du 20e siècle.
1 C’EST À PEINE FORCER LE TRAIT D’AFFIRMER que l’histoire des mobilisations collectives et de leurs fondements idéologiques en Acadie de la première moitié du 20e siècle est méconnue. Nul besoin de poser ici le diagnostic complet de cet état des choses. Soulignons tout de même qu’il est notamment dû aux choix épistémologiques d’une génération d’historiennes et d’historiens normalisateurs qui, durant les années 1990, s’inspirant d’approches annalistes tournées vers l’histoire sociale et empirico-quantitative, ont surtout consacré leurs travaux à l’étude de certains champs de l’histoire socioéconomique, non moins pertinents, mais détournés des questions politiques et culturelles1 . Certes, l’étude du politique – compris comme détermination d’un avenir pensable et gestion des divisions du social2 – n’est tout de même pas demeurée complètement absente des entreprises historiographiques. Les historiens-critiques des années 1970-1980 en ont d’ailleurs fait un sujet d’étude privilégié. Qu’il suffise d’évoquer les travaux de l’historien Léon Thériault, qui a centré son entreprise d’une « histoire sociale, globale » – entendue comme histoire nationale – sur l’étude de La question du pouvoir en Acadie, ou encore ceux des historiens Michel Roy et Régis Brun, qui se sont, à leur manière, interrogés sur les forces motrices des idéologies, le premier en plaidant pour une étude de la « psychologie » acadienne, des mentalités – de l’habitus, dirait le sociologue Pierre Bourdieu –, le second en revendiquant l’écriture d’une histoire – sociale – des idées de la « masse anonyme3 ». Malgré ces initiatives, l’essence même des mobilisations collectives dans les travaux menés – leurs fondements idéologiques, culturels et axiologiques – s’est bien souvent vue étudiée en dehors de ses contextes et éclipsée en faveur d’une « comptabilité4 », pour parler comme Michel Roy, des associations nationales, de leurs principes moteurs et de quelques-uns de leurs coups d’éclat. C’est largement une histoire de l’Acadie en l’absence d’elle-même – vidée de sa référence –, décontextualisée, faible en interprétations et désincarnée qui ressort de ce bilan5 ; « une histoire sans âme », pour reprendre l’expression des historiens Joel Belliveau et Patrick-Michel Noël6 .
2 En l’absence d’incursions historiographiques sérieuses sur le sujet, l’histoire des mobilisations collectives en Acadie a été interprétée sous l’angle de la rupture et synthétisée par le découpage binaire société traditionnelle/société moderne7 . L’Acadie s’est, dans cette perspective, vue décrite comme une société coincée dans un traditionalisme étouffant jusqu’en 1960, où, avec l’élection de Louis-J. Robichaud, elle a soudainement fait son entrée dans la modernité. Cette interprétation statique et manichéenne, qui par ailleurs est la version acadianisée du mythe de la Grande Noirceur québécoise, oppose en finalité le catholicisme au progressisme. Malgré le manque d’études sur la religion catholique en Acadie, pourtant au centre de sa référence, la thèse de la rupture fait l’apologie du libéralisme, tantôt en passant sous silence le rôle structurant de l’Église au sein de la société acadienne, tantôt en décriant l’Église comme obscurantiste et dépourvue d’un potentiel de rationalisation8 . L’Acadie dite « traditionnelle » est ainsi résumée à une société monolithique empreinte d’un clérico-nationalisme conservateur et responsable de son retard.
3 Depuis une quinzaine d’années, les tenants d’une « nouvelle sensibilité9 » historiographique au Québec ont toutefois su infirmer une telle lecture binaire de la société québécoise en réévaluant le rôle de l’Église au sein du Canada français. Leurs études, ayant notamment mis en évidence la pluralité idéologique de la société canadienne-française et les apports des mouvements religieux à la Révolution tranquille, invitent à réinterpréter le soi-disant « passage à la modernité » sous des rapports de « continuités » et d’« accélérations », et non uniquement de « ruptures »10 . De manière analogue, le « retour » d’une histoire politique revigorée par une histoire culturelle, qui s’effectue ces dernières années au sein des études acadiennes, a également commencé à contester l’interprétation monolithique de la société acadienne d’avant les années 196011 .
4 Notre étude s’inscrit dans cette nouvelle posture historiographique qui, cherchant à rendre compte des fondements idéologiques et axiologiques des mobilisations collectives et à réévaluer – contextualiser – le rôle de l’Église catholique au sein de la société acadienne, veut décloisonner les mobilisations d’avant les années 1960 d’une interprétation qui les résume à une idéologie nationaliste réactionnaire et immuable. À partir d’une étude de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC) en Acadie, association de jeunes fondée au Québec en 1904, nous nous proposons de montrer comment les mobilisations collectives de la première moitié du 20e siècle ont été modelées au gré des contextes et des rapports qu’a entretenus la société acadienne avec elle-même – dans ses conflits générationnels – et avec les Autres – Canadiens français, hiérarchie catholique, etc. Particulièrement, il est question d’introduire dans l’histoire du passé acadien d’avant 1960 deux sujets incontournables pour sa compréhension, mais jusqu’ici absents des études : d’une part la jeunesse – et, par extension, les générations –, d’autre part les mouvements d’Action catholique12 . Ainsi, non seulement nous offrons une étude de l’ACJC pour documenter l’histoire d’une association méconnue qui participe des mobilisations collectives, tant en Acadie qu’au Canada français13 , mais par le fait même, nous rendons compte et formulons une interprétation de l’entrée des jeunes dans l’espace public acadien et de l’établissement des mouvements d’Action catholique dans les provinces maritimes. À ces fins, pour relever les idées et les actions nous permettant de documenter et d’interpréter l’histoire de l’Association dans les provinces maritimes, nous avons procédé au dépouillement et à l’analyse de contenu de la presse acadienne pour la période étudiée14 de même que des fonds d’archives des principaux acteurs et associations qui ont entretenu des liens avec l’ACJC en Acadie15 . Notons d’emblée que nous avons résumé dans cet article, faute d’espace, l’histoire de l’Action sociale – la question sociale –, inhérente aux mouvements d’Action catholique, à quelques indications que nous approfondirons dans le cadre d’études ultérieures. Ainsi, nous avons volontairement centré notre analyse sur l’étude des grandes mutations qu’a connues le mouvement acéjiste – lié à l’ACJC – en Acadie, de sa genèse à son essoufflement, ne serait-ce que pour offrir un premier tour d’horizon de l’histoire des associations jeunesse acadiennes de la période et pour préparer le terrain en vue de nos études projetées sur l’histoire de la jeunesse et de la question sociale. Pour nous, cette posture initiale est nécessaire pour circonscrire – contextualiser – la seconde.
5 Le présent article est divisé en quatre parties. D’une part, nous documentons la fondation d’associations jeunesse en Acadie au début du 20e siècle, période marquant l’entrée des jeunes dans l’espace public acadien. Nous expliquons ensuite, par une étude de la polémique nationaliste entourant la fondation des cercles de l’ACJC en Acadie, que l’attitude réfractaire des nationalistes acadiens à se joindre à une association canadienne-française, craignant d’y voir leur spécificité absorbée, les mène à fonder une association analogue, mais distincte : l’Association catholique de la jeunesse acadienne (ACJA). Ensuite, nous interprétons l’entrée massive des jeunes Acadiens au sein de l’ACJC, au tournant des années 1930, par le contexte international de condamnation par les papes des nationalismes exacerbés, qui s’accompagne du déploiement des mouvements d’Action catholique spécialisée au sein du monde catholique. Enfin, nous montrons qu’avec le retour à l’Action nationale de l’ACJC dans les années 1940, les cercles en Acadie disparaissent pour laisser place aux mouvements d’Action catholique qui se sont enracinés depuis les années 1930.
6 Dans le cadre des premières Conventions nationales acadiennes de la fin du 19e siècle, la jeunesse ne compose pas encore un sujet en soi au sein du projet collectif. L’« élite définitrice », qui est à définir la « nation », s’affaire surtout à formuler la spécificité de l’Acadie – son caractère « distinct » – par rapport au Canada français16 . Il est alors attendu des jeunes qu’ils répondent aux impératifs de la société acadienne : s’enraciner au sol – coloniser – pour lutter contre l’émigration et s’éduquer « à la science de la vertu » et au respect de leurs traditions ancestrales, de leur langue et de leur religion17 . Les affres de l’industrialisation, de l’urbanisation et de l’engouement pour les villes étasuniennes conduisent toutefois les élites à des actions marquées, au début du 20e siècle, pour encadrer la jeunesse. Particulièrement, l’émigration de jeunes Acadiens dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre – « villes accapareuses d’hommes, où [...] règnent le désordre et le mal18 » – et la trop grande « liberté19 » dont jouissent les écoliers durant la saison estivale inquiètent les nationalistes. Reprenant les condamnations du cardinal Louis-Nazaire Bégin à l’endroit des « fléaux modernes20 », ceux-ci dénoncent les méfaits moraux chez les jeunes du cinéma, du mauvais théâtre, de l’intempérance, des danses – ces lieux de « dégénérescence morale21 » et « école[s] de vice22 » –, des « modes indécentes23 », de la paresse, du vagabondage, du luxe24 et de la « littérature malsaine », dont les romans, qui « peuplent l’imagination de chimères25 », et les œuvres de fiction, telles celles relatant les aventures des détectives Nat Pinkerton et Nick Carter, « qui atrophie[nt] l’esprit et souille[nt] le cœur de la jeunesse26 ». En 1909, à l’occasion d’une conférence prononcée devant les membres d’un cercle étudiant du Collège Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse, le jeune nationaliste acadien Hyacinthe Arsenault résume cette critique de l’« oisiveté27 » d’une partie de la jeunesse
7 C’est dans ce contexte où naît le désir d’encadrer la jeunesse pour éviter qu’elle ne sombre dans la criminalité – surtout durant cette période de taxation excessive, de récession économique et de prohibition de l’alcool29 –, et pour la préserver de l’américanisation immorale qui l’entoure, que les nationalistes acadiens fondent des associations de jeunes pour offrir à ceux-ci un lieu catholique de socialisation et de loisirs30 . Une pléthore de cercles jeunesse sont ainsi créés au début du 20e siècle. Sont notamment fondés le cercle Montcalm de Campbellton en 1905 à l’initiative de l’abbé Louis-Joseph-Arthur Melanson31 , le cercle Saint-Thomas de Memramcook en 191332 , le cercle Dollard d’Edmundston en 1921 sous le patronage des nationalistes de la Petite Boutique 33 , le cercle paroissial Nicolas-Denys de Bathurst en 1928 34 et le cercle Beauséjour de Moncton en 1910, lequel, après une existence sans cesse chancelante, laisse place au Cercle catholique de la jeunesse acadienne (CCJA) fondé en 1923 dans la même ville 35 . Notons que ces associations jeunesse ont connu quelques précédents, dont la Société de la Jeunesse acadienne de Moncton, qui aspire à offrir aux jeunes, dès 1893, un lieu « de récréation honnête et d’instruction ». Outre quelques cercles des établissements d’enseignement d’Acadie toutefois, dont la Société Saint-Jean-Baptiste du Collège Saint-Joseph fondée en 1866, ces groupes mis sur pied au 19e siècle n’ont connu qu’une vie éphémère, pour ne pas dire qu’ils sont restés à l’état d’ébauche 36 .
8 Ces divers cercles de jeunes sont tous animés d’un double objectif : susciter l’engouement de la jeunesse pour les questions nationales et religieuses et lui offrir un sain lieu de récréation. Dans les termes de la constitution du cercle Beauséjour, le but de ces organisations est de « développer parmi ses membres le dévouement à la patrie acadienne pour l’exaltation des sentiments religieux, le souvenir de l’héroïsme des aïeux, de les former à la lutte contre tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, attenteraient aux droits religieux ou civils du peuple acadien [et, dans un deuxième temps,] de procurer à tous ses membres un lieu de réunion et d’amusements variés37 ». Dans les faits toutefois, la majorité de ces associations consacrent une large partie de leurs énergies à pourvoir aux besoins de la jeunesse pour quelle puisse « s’amuse[r] chrétiennement38 », particulièrement le CCJA qui, animé par sa devise Mens sana in corpore sano!, organise nombre de compétitions sportives et gère les locaux de l’Académie Sacré-Cœur, véritable centre de récréation jeunesse pourvu d’un gymnase, d’une piscine, de salles de jeux, de billard et de bowling39 . Quant à l’effectif de ces cercles, précisons que la jeunesse acadienne organisée jusqu’aux années 1930 est surtout masculine et recrutée à même l’élite, soit parmi les jeunes universitaires, collégiens ou professionnels. En ce qui concerne la jeunesse féminine, bien qu’elle ne soit pas complètement absente du portrait, elle y est marginalisée, largement en raison de l’idéologie des sphères séparées, dominante au sein du monde occidental de la période, qui tend à exclure les femmes des mobilisations dans l’espace public40 , du moins de celles menées par l’élite traditionaliste. Ainsi, bien que le CCJA réserve des soirées aux femmes, « où seules elles sont admises » à l’Académie pour y profiter des jeux et organiser leurs propres équipes sportives, et que dans certains cercles les jeunes invitent « leurs dames ou leurs amies » à assister à leurs activités41 , ce n’est qu’avec la montée des mouvements d’Action catholique, au cours des années 1940-1950, que la jeunesse féminine acadienne gagne en autonomie et fonde les premières associations jeunesse de femmes42 . Enfin, relevons que la participation des jeunes aux activités des cercles mentionnés plus haut est surtout passive. Ce sont des adultes qui s’occupent bien souvent de la gestion de ces associations et qui, lors des réunions publiques, animent la jeunesse-auditoire par des conférences, des déclamations et des performances musicales ou autres.
9 La passivité de la jeunesse à l’égard de sa formation nationale, morale et religieuse est toutefois jugée inadéquate par certains nationalistes acadiens, pour qui la conjoncture du moment appelle à l’engagement actif des jeunes, à la nécessité d’une jeunesse agissante : « Noble Jeunesse d’Acadie, À l’action l’on te convie43 ». Ce besoin d’organiser les jeunes en vue de l’action, les nationalistes le revendiquent en suivant les enseignements du pape Pie X, qui clame dans son encyclique E Supremi : « L’action, voilà ce que réclament les temps présents44». C’est cet intérêt pour l’engagement de la jeunesse envers sa propre formation nationale et religieuse qui mène certains Acadiens, au cours de la première décennie du 20e siècle, à s’intéresser aux cercles de l’ACJC, dont l’aspiration à préparer les jeunes « à une vie efficacement militante pour le bien de la religion et de la patrie45» rejoint leur volonté.
10 En 1908, une série de lettres d’opinion publiées dans L’Évangéline marque le début d’une campagne encourageant les étudiants des collèges classiques acadiens à imiter l’exemple de l’Association catholique de la jeunesse franco-américaine (ACJFA) et de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française et à mettre sur pied une organisation similaire, mais distincte. L’idée est de fonder une « Association catholique de la jeunesse acadienne » capable de lutter contre les « dangers » du temps, une « société de jeunes où régneraient une activité intellectuelle, une franche amitié et une chrétienne camaraderie46» et où les jeunes pourraient se « préparer à devenir de véritables apôtres de [la] cause religieuse et nationale47». L’appel donne rapidement des résultats alors que le cercle Jean-Eudes du Collège Sacré-Cœur de Caraquet, fondé en janvier 1908, devient, un peu malgré lui étant donné les sollicitations qui lui sont adressées par « la presse acadienne [qui] s’en empara », le premier cercle de l’ACJA48. L’Association se consolide en octobre 1908 avec la fondation, à l’initiative du père Joseph-Edmond Mondou, c.s.c., du cercle Lafrance au Collège Saint-Joseph de Memramcook49. Distincte de ses associations sœurs canadienne-française et franco-américaine, l’ACJA ne s’abstient pas pour autant de faire sien le programme acéjiste – inauguré en France par l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) –, résumé par la devise Piété, Étude, Action.
11 Bien que l’ACJA aspire à fonder un cercle dans chacun des collèges acadiens, le Collège Sainte-Anne de Pointe-de-l’Église, en Nouvelle-Écosse, ne se rallie pas au mouvement. Au contraire, un groupe de jeunes de l’institution, dirigé par le père eudiste Émile Georges, fonde en 1914 le cercle Garcia-Moreno, premier cercle de l’ACJC en Acadie. Le père Georges dit dès lors répondre aux résolutions du premier Congrès de la langue française du Canada de 1912 – dont les vœux et conférences sont publiés en 1914 –, qui souhaite, notamment, l’union dans « l’autonomie » et « sans fusion » des francophones de l’Amérique du Nord et préconise que « des sections [...] de l’ACJC soient créées dans tous les centres canadiens-français ». De l’avis des membres de ce cercle, puisque les jeunes Canadiens français appuient les mêmes luttes et ont à affronter « les mêmes ennemis » que les Acadiens, il va de soi que les jeunes d’Acadie « march[ent] avec eux la main dans la main50».
12 Résolument axé vers l’Action nationale, le programme des associations acéjistes de l’époque conjugue catholicisme et nationalisme. Comme l’explique le père Georges dans une chronique, par son seul nom – Garcia-Moreno51–, le cercle de la Nouvelle-Écosse témoigne de l’intérêt pour l’action à la fois patriotique et religieuse :
13 Cet appel à « l’action » de la jeunesse acadienne est toutefois paradoxal pour l’époque, car elle ne va pas de soi. Durant la première moitié du 20e siècle, il est généralement attendu de l’étudiant, tant en Acadie qu’au Canada français, qu’il soit formé dans les collèges classiques avant de prendre part aux débats publics, qu’il se prépare à la vie adulte par « l’apprentissage de la vie militante » avant de se « lanc[er] sur la scène du monde53». Le collège classique constitue alors « la ligne de démarcation qui sépare [la] vie préparative [sic] de [la vie] active54», le lieu où le jeune passe du statut d’« étudiant coquille55» à celui d’adulte. Cette attente des élites acadiennes à l’égard de la jeunesse collégiale est intériorisée par les jeunes de l’époque. Expliquant les aspirations de l’ACJA, Placide LeBlanc, membre du cercle Lafrance, soutient à ce sujet en 1912 :
14 Quelle forme prend donc l’action des collégiens du temps? L’étudiant est surtout appelé à se faire un « apôtre » de la nationalité et de la religion, un « entraîneur » qui par « ses paroles et sa manière d’agir » guide ses confrères57. Il est attendu de l’acéjiste qu’il extériorise dans son comportement et son discours les idéaux de la nationalité pour se constituer en « exemple » au sein de la société : « Le bon exemple, voilà le grand moyen d’action58». L’exemple que doivent donner les acéjistes s’alimente, suivant les enseignements d’Albert de Mun et de François René de La Tour du Pin, au catholicisme social59. Autour de la découverte de la question sociale en Acadie, les jeunes acéjistes commencent à s’initier à la « sociologie catholique60», sociologie de l’engagement prônant une action éclairée par les enseignements de la doctrine sociale de l’Église catholique. Enfin, il serait réducteur de limiter l’action des acéjistes à un comportement qui inspire car, comme nous l’avons noté, l’« exemple » qu’ils incarnent, guidé par la piété et l’étude de la sociologie doctrinale61, s’accompagne d’une prise de parole.
15 Outre par les campagnes de souscription, les conférences et les réunions publiques organisées par les cercles de l’ACJA et de l’ACJC en Acadie62, la venue de ces associations marque la genèse de l’entrée des jeunes Acadiens dans l’espace public par la voie des journaux et des revues. Les jeunes commencent dès lors à s’exprimer dans les périodiques de leurs collèges, tels Le Sacré-Cœur63du Collège de Caraquet et Le Trait d’union64, « Organe de vacances du Cercle Garcia Moreno » fondé à l’été 1916, mais également au sein des journaux acadiens à plus grand tirage, particulièrement dans les pages du journal L’Assomption de la Société fraternelle l’Assomption qui, dès ses premiers numéros en 1909, accorde une place prépondérante aux contributions de jeunes étudiants. La relation qu’entretient le journal avec la jeunesse se consolide en 1912, lorsque le périodique fonde sa rubrique « Pour les jeunes », page entière où l’« Acadie [peut] lire ce que cette jeunesse pense, ce qu’elle formule d’idées, de sentiments et de désirs pour la lutte pour la vie nationale ». L’Assomption en vient d’ailleurs à être désigné comme « le porte-voix de la jeunesse acadienne65», voire l’« organe de la Jeunesse Acadienne66». Il en va de même du journal L’Évangéline qui, en 1910, commence à publier la rubrique « Pour la jeunesse », suivie de la fondation en 1916, à l’initiative du père Émile Georges, qui s’inspire du journal montréalais La Croix, de la rubrique « Le coin des jeunes67». Dans chacun de ces périodiques, la jeunesse acadienne peut à la fois se « former à la polémique68», faire valoir ses opinions et s’informer des activités acéjistes réalisées dans le reste du Canada français par la reproduction qui y est faite d’articles du Semeur, organe de l’ACJC, et d’autres journaux et revues. À maints égards, toutefois, cette reproduction d’articles de périodiques canadiens-français résume largement les relations entretenues entre la jeunesse acadienne et la jeunesse canadienne-française jusqu’aux années 1930.
16 « Méfiants », « peuple hostile » au Canada français écrit même le chanoine Lionel Groulx dans ses mémoires, les Acadiens se font longtemps hésitants à adhérer à l’ACJC, craignant de voir s’y fondre leur spécificité nationale dans le grand tout canadien-français70. Parmi d’autres Acadiens du temps, le fonctionnaire fédéral Domitien-T. Robichaud attribue, à tort ou à raison, la cause intériorisée de cette méfiance, et de la sporadicité des relations entre les deux nationalités qui en découle, à la méprise perçue qu’entretiennent les Canadiens français à l’égard des Acadiens : « Nous ne pouvons nous le dissimuler : les Canadiens français n’entretiennent pas pour nous les égards amicaux qu’ils devraient avoir. Nous le savons par le fait que nous leur vouons un peu de méfiance, pour ne pas dire plus. S’il y a une entente entre les Acadiens et les Canadiens français, elle est plutôt factice, plus apparente que réelle, et plus d’après les fins diplomatiques et de formalités que sincère et de bonne foi71».
17 Nonobstant cette méfiance, les membres de l’ACJC n’en cherchent pas moins à rallier la jeunesse d’Acadie à leur mouvement. Bien que les Acadiens justifient la fondation de l’ACJA par la spécificité de leur histoire et de leurs traditions et par l’existence d’autres associations autonomes, telles l’ACJFA et l’ACJF, les acéjistes du Québec ne partagent pas leur avis. Ce sont précisément ces arguments que Guy Vanier et Anatole Vanier, deux jeunes membres de premier plan de l’ACJC résidant à Montréal, s’engagent à réfuter à l’occasion d’une campagne de recrutement menée au sein des journaux acadiens L’Évangéline et L’Impartial entre 1909 et 1910. De leur point de vue, les « intérêts communs » aux deux nationalités, l’avantage pour le mouvement de consolider les forces de toute la jeunesse en son corps et les mêmes réalités politiques fédérales que partagent les deux nationalités, à l’opposé des Franco-Américains qui vivent dans des « conditions exceptionnelles » du fait qu’ils habitent un pays différent, appellent à l’union de tous les jeunes francophones du Canada, à l’image de la jeunesse de France qui, malgré ses spécificités régionales – Bretagne, Provence, etc. –, se rallie sous la bannière de l’Association catholique de la jeunesse française72. Plaidant pour une telle union de la jeunesse francophone du Canada, le jeune Guy Vanier se fait explicite sur l’impertinence de l’ACJA : « Estil vraiment dans le plus grand intérêt de la religion catholique et de la race française au Canada de fonder, l’une à côté de l’autre, deux associations de jeunes parfaitement indépendantes quand respectivement la raison de cette union est la même, quand les principes à défendre sont les mêmes, quand les moyens sont les mêmes, quand l’organisation est la même? Sincèrement, je ne le pense pas. Que disje, c’est diviser nos forces sans motif sérieux73».
18 Insistant sur le fait que leur sollicitation ne s’accompagne « pas d’arrière-pensée [et qu’ils ne souhaitent] pas effacer la distinction des deux groupes74», les membres de l’ACJC invitent les Acadiens à devenir membres de leur association dans l’autonomie et le maintien de leur spécificité nationale en fondant une « union régionale acadienne », un comité régional où seraient regroupés tous les cercles d’Acadie avec leur « constitution et [...] coutumes propres75». Comme l’explique Guy Vanier :
19 La campagne de propagande menée par Guy et Anatole Vanier n’entraîne pas de réponses immédiates de la part de la jeunesse et de l’élite acadiennes, qui n’engagent pas le dialogue avec leurs homologues du Québec et décident de maintenir l’ACJA. Durant la seconde décennie du 20e siècle, toutefois, nous observons une réorientation des perceptions, plus favorables aux rapports entretenus entre Acadiens et Canadiens français, qui change la donne. Les relations davantage soutenues entre les deux nationalités depuis près d’un demi-siècle, et les contributions notables de l’ACJC aux francophones – minoritaires – de l’Ontario dans le contexte des luttes autour du Règlement XVII, contribuent à ce changement des perceptions. Qui plus est, la consolidation de la référence acadienne et de ses symboles nationaux distinctifs – drapeau, hymne et fête nationale –, la multiplication des ouvrages relatant la « survivance » acadienne, les acquis institutionnels depuis les premières Conventions nationales et la reconnaissance de l’Acadie comme nationalité distincte par les Autres – Canadiens français, Français, Étasuniens – convainquent nombre d’Acadiens de l’impossibilité de voir l’Acadie absorbée par le Canada français : « Maintenant que notre organisation nationale est complète, nous pensons que tout danger de fusion ou autre atteinte à notre autonomie nationale est disparu77. » Dès lors s’extériorise en Acadie la conception organiciste du Canada français, au mieux synthétisée par l’abbé Lionel Groulx, voulant que le Québec, comme « foyer national », ait un devoir de « solidarité nationale » envers les minorités françaises de l’Amérique du Nord et que celles-ci, pour leur part, composent les « avant-gardes » devant « poursuivre, à l’extérieur du “foyer national”, la mission civilisatrice et évangélisatrice que la Providence avait conférée au Canada français78». Cette idée que « “la petite patrie se fortifie dans la grande patrie” » est notamment promue par l’abbé François Bourgeois, pour qui l’Acadie constitue « les marches de l’est [, une] digue qui défie toute infiltration de la marée montante de l’anglicisation et de l’américanisation79».
20 Nous l’avons vu, l’ouverture chez certains Acadiens envers le Canada français et l’ACJC80conduit en 1914 à la fondation du cercle Garcia-Moreno, premier cercle de l’Association en Acadie. La mise sur pied de ce cercle mène le Comité fédéral de l’ACJC à consacrer la séance centrale de son congrès de 1915 au « Souvenir acadien » pour souligner l’entrée de l’Acadie dans l’Association. À l’occasion de ce congrès, où sont délégués l’abbé François Bourgeois et l’assomptionniste Henri-P. LeBlanc comme représentants de l’Acadie, la conception organiciste du Canada français, qui insiste sur les « devoirs réciproques » entre Acadiens et Canadiens français, est ravivée. À la suite des célébrations, il est décidé que le Congrès connaîtra son dénouement par la participation de l’abbé Lionel Groulx, de l’oblat Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve et de Guy Vanier à la fête nationale des Acadiens à Moncton, occasion en or pour ces chefs de file de l’ACJC de faire connaître leur association et de resserrer les liens entre les deux nationalités81. C’est ainsi que, pendant un voyage de près d’un mois dans les provinces maritimes, Groulx plaide, à l’occasion de plusieurs célébrations publiques, en faveur de l’ACJC et invite les Acadiens à se rallier, tout en maintenant leur spécificité, au projet national canadienfrançais : « donnez-nous la main par-dessus vos frontières82». La venue de la petite délégation canadienne-française en Acadie n’est toutefois pas ponctuée que d’acclamations, car elle survient en plein cœur d’une polémique sur l’ACJC.
21 En effet, s’il est notable que certains Acadiens se rallient au mouvement acéjiste canadien-français, il s’en trouve toujours qui, pour le bien de l’Acadie avancent-ils, revendiquent que la jeunesse acadienne soit organisée dans une association distincte. Parmi d’autres, Clément Cormier83, rédacteur-gérant du journal libéral L’Acadien, qui reproche à l’ACJC de se faire trop élitiste, intellectuelle et détachée de la « masse des jeunes » – organisant presque exclusivement la jeunesse collégiale –, soutient que par tradition, ayant depuis les premières Conventions nationales acadiennes fondé des associations et des symboles distincts du Canada français, les Acadiens doivent organiser leur jeunesse dans un mouvement à part84. Parmi les protagonistes opposés à l’ACJC, Hyacinthe Arsenault, fonctionnaire acadien à Ottawa, est sans contredit le principal. Pour Arsenault, les Canadiens français du Québec, ne connaissant pas le contexte singulier des réalités vécues des Acadiens, sont indisposés à leur venir proprement en aide. Comme il est indubitable pour lui que le maintien de l’Acadie passe par sa complète indépendance en toute matière, les Acadiens doivent, à son avis, consacrer la « somme totale » de leurs « énergies [...] talents [...] [et] économies » aux institutions acadiennes. Il condamne dès lors les souscriptions acadiennes, encouragées par l’ACJC, aux mobilisations autour du Règlement XVII en Ontario, y voyant l’exode de ressources qui pourraient servir aux causes de l’Acadie. Dénonçant ainsi l’« engouement stupide » qu’accordent certains Acadiens aux « mouvements du dehors » et revendiquant que le Canada français laisse « à l’Acadie l’indépendance et l’autonomie complète de toutes ses associations », Arsenault se fait catégorique pour rejeter la présence de l’ACJC dans les provinces maritimes : « nous voulons rester nous-mêmes et contrôler toutes nos institutions afin de les rendre propres. [...] Si nous voulons une association de la jeunesse chez-nous, nous la bâtirons nous-mêmes, et nous en serons les seuls propriétaires85».
22 Malgré les démentis et les insultes formulés par les protagonistes acadiens lors de la polémique86, les dissensions demeurent autour de la question acéjiste, laissant entrevoir les régionalismes caractéristiques du pluralisme référentiel en Acadie87. Le cercle Garcia-Moreno en Nouvelle-Écosse demeure le seul cercle de l’ACJC en Acadie aux côtés des deux cercles de l’ACJA des collèges classiques du Nouveau-Brunswick et du CCJA, cercle jeunesse indépendant de Moncton. Les profondes querelles régionales, marquées notamment par le dévouement des nationalistes de Moncton pour faire de cette ville le centre de l’Acadie88, sont des réalités saisies par Lionel Groulx lors de son séjour. Il écrit à ce sujet dans son journal de voyage :
23 Nonobstant l’optimisme de certains acéjistes, dont Guy Vanier90, et la notoriété dont en viennent à jouir certains d’entre eux auprès des Acadiens – notamment Lionel Groulx, désigné comme « un des jeunes maîtres de l’heure91» –, le voyage de l’ACJC en Acadie lors de la polémique donne peu de suites. Dans les faits, c’est la désorganisation des mouvements acéjistes qui s’ensuit. L’incendie du Collège Sacré-Cœur de Caraquet en décembre 1915 sonne l’arrêt de mort du cercle Jean-Eudes. Appelé à venir en aide aux Eudistes du Collège reconstruit à Bathurst, le père Émile Georges quitte le Collège Sainte-Anne en 1917 et, par le fait même, destine le cercle Garcia-Moreno à disparaître92. Ainsi, malgré les appels à l’organisation de la jeunesse de la part de l’élite acadienne93, le cercle Lafrance, par moments léthargique au gré du dévouement de son aumônier et de ses membres94, fait cavalier seul comme cercle acéjiste dans les provinces maritimes durant près d’une décennie. Les tendances changent toutefois à la suite du « pèlerinage » de Canadiens français en Acadie organisé par le Service de voyages du journal Le Devoir en 1924. Pour l’occasion, l’ACJC délègue son vice-président, l’avocat Jean-Chrysostome Martineau, pour tenter de relancer le mouvement acéjiste dans les provinces maritimes95. Par la suite, à l’initiative des médecins Joseph-Émile LeBlanc et Amédée Melanson, le cercle Acadie de l’ACJC est fondé en Nouvelle-Écosse en 1925. C’est notamment par l’intermédiaire de ce cercle, qui regroupe un nombre important de nationalistes acadiens des comtés de Digby et de Yarmouth, que l’ACJC parvient à s’établir de manière importante dans les provinces maritimes au tournant des années 193096.
24 Conditionné par la conjoncture des événements contemporains – crises idéologique et économique –, le monde catholique connaît une mutation durant les premières décennies du 20e siècle qui touche les mobilisations collectives au Canada français et en Acadie. Les condamnations par les papes de l’instrumentalisation de la foi à des fins politiques, dans le contexte de la montée des fascismes européens, bousculent la relation entre Action nationale et Action catholique au sein des mouvements nationalistes. Notamment, la condamnation du journal L’Action française de Charles Maurras en France (1926) – dont un périodique du même nom existe au Québec –, l’excommunication de sentinellistes franco-américains du Rhode Island (1928) et, surtout, les interventions du pape Benoît XV autour du Règlement XVII en Ontario (1916 et 1918) ébranlent les nationalistes canadiensfrançais, qui voient la thèse centrale de leur projet collectif – « la langue gardienne de la foi » – infirmée par l’autorité pontificale elle-même. Dès lors, les nationalistes orthodoxes qui tiennent au maintien des relations entre Action nationale et Action catholique sont contraints de quitter l’espace public et de poursuivre leur militantisme dans l’ombre au sein de l’Ordre de Jacques-Cartier (OJC), société secrète canadienne-française fondée en 1926, précisément dans ce contexte où sont décriés les « nationalismes excessifs98». C’est alors que les mobilisations mutent, suivant les vœux du pape Pie XI qui appellent à la rechristianisation des âmes, au rétablissement de l’ordre social, par l’Action catholique, soit par « la participation des laïcs catholiques à l’apostolat hiérarchique pour la défense des principes religieux et moraux, pour le développement d’une saine et bienfaisante action sociale99».
25 La condamnation des nationalismes exacerbés se vit différemment en Acadie, mais n’est pas sans incidence. Dans la majorité des cas, les périodiques acadiens en font fi ou reproduisent les nouvelles et les lettres pontificales sans les commenter100. Certes, il se trouve quelques militants qui y réagissent, notamment le père Émile Georges qui, cherchant à justifier les mobilisations nationalistes en évoquant le « droit naturel » – entendu dans son sens traditionaliste – des minorités françaises à conserver leur langue pour l’épanouissement de leur nationalité, soutient, après la parution de l’encyclique Commissum Divinitus, qui infirme la relation entre langue et foi, qu’un tel postulat « n’a rien qui doive ni nous effrayer, ni nous arrêter ». Par une gymnastique rhétorique, il précise qu’une « distinction entre le domaine de la théorie et celui de la pratique » s’impose. Même si en théorie, soutient-il, « il n’y a pas, en soi, de relations essentielles et nécessaires entre notre foi et notre langue », en pratique c’est « un fait incontestable, qu’il y a entre la langue et la foi d’un peuple – et dans l’espèce, ce peuple est le nôtre, – des relations qui pour être accidentelles dans le sens philosophique du mot, n’en ont pas moins une haute portée ethnographique et morale101». Outre quelques interventions ponctuelles similaires, l’absence de commentaires prédomine. Ce silence des Acadiens sur la rupture entre Action nationale et Action catholique ne les empêche néanmoins pas de se voir rattraper par le mouvement en raison du contexte religieux international et national qui les entoure, le catholicisme demeurant après tout une composante centrale de leur référence. C’est précisément pour cette raison que l’ACJC, réorientée vers l’Action catholique, jouit d’une entrée massive dans les provinces maritimes au début des années 1930.
26 Au seuil des années 1930, l’ACJC se réorganise afin de répondre aux volontés du pape Pie XI et des évêques du Québec à sa suite, qui souhaitent la fédération de tous les mouvements de jeunesse sous l’emblème de l’Action catholique. Ces « orientations nouvelles » de l’Association, esquissées à son congrès fédéral de 1931, entraînent une ouverture de ses cadres pour surpasser la formation de cercles collégiaux et permettre le recrutement de jeunes de divers milieux : « À part la jeunesse studieuse, il ne faut pas ignorer l’autre jeunesse », lance Mgr Villeneuve à la suite du congrès acéjiste102. Animé de cette double aspiration – Action catholique et fédération des associations jeunesse –, le jésuite Joseph-I. Paré, aumônier général de l’ACJC, entreprend une campagne de propagande qui, de 1931 à 1932, le conduit à parcourir le Canada, des provinces de l’Ouest aux provinces maritimes, pour y fonder des cercles103.
27 Paré arrive dans les provinces maritimes en octobre 1931 pour participer à l’Assemblée annuelle du cercle Acadie de la Nouvelle-Écosse. L’aumônier général de l’ACJC poursuit dès lors en Acadie sa campagne de fondation de cercles acéjistes inaugurée dans les provinces de l’Ouest. Entrecoupée d’un répit de quelques mois, la campagne de Paré dans les provinces maritimes, s’étalant d’octobre 1931 à avril 1932, donne des résultats consternants étant donné les réticences manifestées par les Acadiens à l’égard de l’ACJC durant les années 1910. En près de six mois, Paré permet la mise sur pied de trois comités régionaux, soit dans les diocèses de Saint-Jean, de Chatham et d’Halifax, qui en somme regroupent 92 cercles et 3 avant-gardes et au sein desquels sont rassemblés près de 6 000 jeunes104.
28 À l’évidence des résultats obtenus par l’ACJC en Acadie, Paré « triompha des dernières hésitations105». Divers facteurs expliquent les succès de l’aumônier général. D’une part, l’élargissement des cadres de l’Association, afin de regrouper la jeunesse rurale acadienne et non seulement la jeunesse des collèges, rejoint les préoccupations de ceux qui, comme Clément Cormier en 1915, accusent l’ACJC de ne pas s’adresser à la « masse des jeunes », mais seulement à l’élite. De manière plus importante, la prudence discursive et les habiletés rhétoriques de Paré comptent pour beaucoup dans les résultats de sa campagne. Ayant saisi combien les Acadiens sont méfiants à l’égard du Canada français et à quel point ils tiennent à leur « marque distinctive », il insiste pour présenter l’ACJC comme une organisation fédérative des cercles de jeunes du Canada et non pas du Canada français : « [L]’ACJC, c’est l’Association Catholique de la Jeunesse du Canada comme l’ACJF ou l’ACJB sont les Associations Catholiques des Jeunesses de France ou de Belgique. » Plaidant ainsi pour « l’union sans la fusion » et garantissant aux Acadiens le maintien de leurs « traditions séculaires » et de leur « autonomie administrative », il leur offre de se rassembler sous la bannière de la « Section acadienne de l’ACJC », assurant le respect de leur spécificité : « [n]ous distinguerons toujours la Section Acadienne de l’ensemble, nous dit le Père, et elle aura son autonomie et son adoption spéciale par ses comités régionaux106». Bien que le maintien de la spécificité acadienne en convainque plusieurs de se rallier à l’Association, il n’explique pas l’engouement démesuré avec lequel les Acadiens joignent ses rangs. Après tout, ce que propose Paré avec la « Section acadienne » est analogue au projet infructueux, lancé au cours des décennies précédentes, de créer une « union régionale acadienne ». Dans les faits, c’est l’orientation nouvelle de l’ACJC vers l’Action catholique, conforme aux directives du pape et des évêques, qui explique l’entrée massive des Acadiens dans l’organisation.
29 Lors de sa campagne, l’aumônier général insiste sur le fait que l’ACJC est liée au « mouvement universel » d’Action catholique « tant recommandée par le Saint-Père lui-même107». La participation à l’Action catholique de la jeunesse du Canada (ACJC), tel que désiré par le pape, le délégué apostolique et les évêques, est dès lors interprétée comme un « ordre » par la hiérarchie catholique : « impossible de s’y soustraire, lance le curé Noé Bourgeois aux jeunes d’Adamsville, [u]n simple désir du Pape, de l’Évêque : c’est un ordre108». Pour ces mêmes motifs, le docteur Albert-Marie Sormany, président de la Société mutuelle l’Assomption, réitère le commandement : « À différentes reprises le pape actuel Pie XI a demandé l’apostolat laïque. Nous sommes catholiques, à nous d’obéir109». Suivant ces directives, les évêques d’Acadie commandent l’organisation de la jeunesse au sein de l’ACJC comme œuvre d’Action catholique110. Réaffirmant que « le désir du Pape devient un ordre111», Mgr Chiasson se fait explicite et sollicite le ralliement des jeunes dans l’Association : « Vous connaissez le désir du Souverain Pontife de voir s’exercer partout l’Action Catholique; ce doit être aussi le désir des évêques et des prêtres du monde entier. Il y a sans doute bien des manières d’exercer cette action, mais aucune n’est meilleure, croyons-nous, que celle qui se fait par des groupes de jeunes gens, comme le sont les cercles de l’ACJC112». Revenant sur cette prise de position des évêques, un acéjiste souligne l’infaillibilité d’un tel commandement : « Le pessimisme n’est pas permis quand les évêques parlent de la sorte113».
30 Servant de porte d’entrée aux œuvres et aux initiatives canadiennes-françaises en Acadie, le réseau de l’ACJC, dûment enraciné, permet l’organisation des premières commanderies de l’Ordre de Jacques-Cartier dans les provinces maritimes au cours des années 1933-1935114. De même, c’est à la suite des premiers congrès acéjistes des diocèses de Saint-Jean et de Chatham en 1932, tous deux consacrés à l’étude de l’apostolat laïque, que les évêques acadiens entreprennent l’organisation formelle de l’Action catholique dans leurs diocèses respectifs115. Les comités diocésains d’Action catholique absorbent dès lors la majorité des associations et des œuvres dites « nationales ». Le journal L’Évangéline, désigné comme journal national, devient une œuvre d’Action catholique au point où il tombe sous l’administration de l’archevêque Norbert Robichaud en 1942116. La Société mutuelle l’Assomption se voit, par suite d’une demande officielle à l’évêque, « affiliée aux œuvres de l’Action Catholique dans le diocèse de Chatham117». Pour sa part, la jeunesse acadienne, de la petite enfance à l’âge adulte, est encadrée par les associations d’Action catholique, allant des croisades eucharistiques – « École primaire d’Action catholique » – à l’ACJC, en passant par les groupes scouts – mis sur pied en Acadie en 1932 par le cercle acéjiste d’Edmundston118.
31 C’est peu dire, l’Action catholique – l’apostolat laïque – est la composante centrale des mobilisations collectives publiques du moment en Acadie. Néanmoins, notons que les comités diocésains et paroissiaux d’Action catholique servent tout de même la collectivité acadienne, non seulement par leur structure – les francophones et les anglophones ayant leurs comités propres –, mais également par leurs corps militants, constitués des nationalistes orthodoxes qui parviennent à arrimer leur projet collectif aux exigences de l’Action catholique. D’ailleurs, les Commandeurs de l’OJC extériorisent nombre de leurs projets élaborés en catimini au sein des corps intermédiaires de l’Église. Notamment, la fondation de la Société de colonisation et d’éducation agricole du diocèse de Chatham et celle de l’Association acadienne d’éducation (AAE), toutes deux en gestation au sein de l’ACJC avant d’être transférées à l’Ordre de Jacques-Cartier pour être organisées, sont orchestrées de sorte qu’elles paraissent « émaner d’En Haut », de l’évêché, afin de répondre aux impératifs du moment dans le contexte de condamnation des nationalismes excessifs119.
32 Ces relations entre Action nationale et Action catholique sont en partie la raison pour laquelle la Société nationale l’Assomption (SNA) entre en léthargie à la suite de son congrès de 1927, alors que les mobilisations collectives acadiennes se poursuivent malgré la crise économique. Dans le contexte de l’époque, les mouvements plus strictement nationaux se voient absorbés par l’Action catholique ou encore redirigés vers l’Ordre de Jacques-Cartier. Néanmoins, nous ne pouvons pas écarter le fait que la mise au rancart de la SNA s’explique également par un conflit générationnel opposant les « Pères de la Survivance acadienne » – M gr Marcel-François Richard, Pascal Poirier, Pierre-Amand Landry, etc. – à la relève nationaliste de l’époque – Albert-Marie Sormany, Calixte-F. Savoie, Henri-P. LeBlanc, etc. La forte emprise de la vieille garde sur la SNA, laissant peu de place à la relève, impose aux jeunes nationalistes acadiens des années 1910 et 1920 de se diriger vers d’autres associations, en l’occurrence la Société mutuelle l’Assomption (SMA), qui, par ailleurs, répond peut-être mieux aux intérêts de cette relève par sa structure en succursales – cercles d’étude régionaux – et ses réunions périodiques. Le docteur A.-M. Sormany, président de la Société mutuelle l’Assomption de 1927 à 1951 et président du Comité diocésain d’Action catholique de Chatham/Bathurst, dit d’ailleurs préférer la SMA à la SNA dans ses mémoires : « Personnellement, je préférais travailler avec la mutuelle120». De ce conflit de générations, il résulte que la SNA est largement désertée au tournant des années 1930, alors que la plupart des pionniers de ladite société sont décédés et que leurs successeurs se sont rassemblés au sein de la SMA. Il est d’ailleurs pertinent de relever que le congrès de 1937 de la SNA est largement organisé à titre de fête religieuse « sous l’impulsion vigoureuse de S. E. Mgr Melanson » pour célébrer sa nomination comme archevêque et que par la suite, sous la présidence de François Grégoire Justinien Comeau, un quasi-octogénaire de la vieille faction nationaliste, les tentatives de la SNA d’organiser un congrès sont perpétuellement avortées tandis que l’AAE, la SMA et les comités diocésains d’Action catholique organisent les leurs121. Dès 1915, Lionel Groulx perçoit d’ailleurs l’emprise du « vieil état-major » sur la SNA et les conflits générationnels qui en découlent :
33 En gestation depuis le congrès fédéral acéjiste de 1931, la fédération des cercles jeunesse du Canada français et leur spécialisation selon leur milieu – étudiant, agricole, ouvrier, etc. – sont officialisées en 1935. L’idée derrière cette spécialisation souhaitée par l’Action catholique est de permettre aux jeunes de mieux répondre aux divers problèmes sociaux de leurs milieux respectifs. Comme l’avance Jean-Paul Verschelden, président de l’ACJC, la spécialisation s’explique par des impératifs sociaux :
34 L’ACJC commande alors à ses cercles, au cours de la première moitié des années 1930, de se spécialiser et d’adapter leurs activités selon les exigences de leur milieu et les nouvelles méthodes d’enquête du « Voir, Juger, Agir », qui se substituent au triptyque acéjiste « Piété, Étude, Action ». Les quelque 20 000 membres de l’ACJC se réorganisent dans des cercles spécialisés : Jeunesse étudiante catholique (JEC), Jeunesse ouvrière catholique (JOC), Jeunesse agricole catholique (JAC), etc. Le 1er décembre 1935, l’« évolution » de l’organisation est complétée lorsqu’elle devient l’organe fédérateur des divers mouvements spécialisés au sein desquels se sont réorientés la majorité de ses anciens cercles124. Les membres du Comité central de l’ACJC s’affairent ensuite, de 1936 à 1938, à mettre sur pied l’Union des jeunes catholiques du Canada (UJCC) afin de fédérer toutes les associations jeunesse du pays, indépendamment de leur statut linguistique, au sein d’une seule organisation. Avec le congrès de fondation de l’UJCC à Ottawa en 1938, le Comité central de l’ACJC compose officieusement, par ses membres qui y siègent, la section francophone de la nouvelle organisation bilingue125.
35 Cet affermissement des « orientations nouvelles » de l’ACJC n’est pas sans influer sur le mouvement en Acadie. Dès 1935, certains cercles acéjistes entreprennent d’étudier les divers mouvements spécialisés pour déterminer celui auquel se rallier. Tel est le cas des membres du cercle Ste-Jeanne-d’Arc-Évangéline du Collège de Bathurst qui, après la lecture du journal « révolutionnaire » de la JEC, décident d’adhérer au mouvement jéciste – lié à la JEC. Les membres du cercle entreprennent alors de réorienter leur méthode d’étude selon les principes du « Voir, Juger, Agir », lesquels mettent l’accent sur l’enquête, l’observation, le travail d’équipe et la critique126. À l’occasion du congrès acéjiste de l’archidiocèse de Moncton en 1937, Oswald Léger, secrétaire du cercle Boishébert, résume cette nouvelle méthode d’étude des cercles qui marque le passage d’une culture livresque individuelle à une culture de l’enquête menée en équipe :
36 Malgré la spécialisation officielle de certains cercles, ces initiatives demeurent individuelles et isolées. Dans les faits, à la suite de l’appel à la spécialisation du Comité central, c’est le retrait de l’ACJC qui s’effectue en Acadie. La question de la spécialisation n’est cependant pas entièrement la cause de cette désaffection, mais plutôt une conséquence, parmi d’autres, qui consolide une tendance déjà en cours depuis 1934, lorsque les cercles ont commencé à se vider de leurs officiers et de leurs membres. Deux facteurs sont à l’origine de ces déboires acéjistes. D’une part, l’organisation de l’Action catholique dans les diocèses, avec sa pléthore d’associations – croisades eucharistiques, mouvement scout, Ligue du Sacré-Cœur, retraites fermées, etc. –, entraîne un essoufflement du corps militant catholique, qui n’arrive pas à leur consacrer tout le temps qu’elles requièrent. De manière plus importante toutefois, les débats autour de la place du sport et des activités intellectuelles dans les cercles constituent le facteur déterminant.
37 Aux débuts de l’ACJC en Acadie, ses dirigeants sont catégoriques pour présenter l’Association comme une « école de formation » qui, par son « éducation » morale des valeurs religieuses et patriotiques, saura pallier les manques de l’« instruction128» fournie dans les « écoles sans Dieu » : les écoles publiques129. Dans ce contexte, le sport au sein de l’ACJC est considéré comme « un moyen et non une fin130», soit comme une façon de former la jeunesse à certains idéaux de la religion et de la patrie – « l’honnêteté, la loyauté, les bonnes manières et les bonnes habitudes131» – et non pas comme un objectif à atteindre en soi. Gaspard Boucher, président du cercle Immaculée-Conception d’Edmundston, se fait explicite en 1932 en présentant les cercles acéjistes comme un lieu de formation pour la jeunesse :
38 Les désirs des chefs de file de l’ACJC sont toutefois dépassés par les intérêts des jeunes eux-mêmes, qui apprécient considérablement les activités sportives. Les sports au sein des cercles sont rapidement l’objet des discussions les plus « chaudes ». Les cercles se dotent pour la plupart d’un comité sportif, plusieurs ligues inter-cercles de baseball et de hockey sont créées, des patinoires sont bâties et de nombreuses parties de boxe, de tennis, de bowling, etc., sont organisées. Y voyant un moyen d’« intéresser les jeunes à l’ACJC » et de « stimuler la vie acéjiste », les conseils diocésains font volte-face sur leurs principes fondateurs en encourageant eux-mêmes les activités sportives par l’attribution de trophées aux équipes victorieuses des ligues sportives créées. Les sports composent dès lors le cœur de la vie acéjiste de plusieurs cercles au point où le volet « Action » de ces derniers se résume aux activités sportives133. Certes, il se trouve tout de même nombre de cercles qui organisent des débats, mettent sur pied leur propre bibliothèque, mènent des études sur divers sujets d’actualité – colonisation/agriculture, caisses populaires, communisme, etc. –, mais force est de constater que les activités sportives dominent.
39 Alerté de cette prédominance du sport qui a fait de certains cercles des groupes « complètement sportif[s]134», le père Paré condamne la pratique au congrès acéjiste du diocèse de Saint-Jean en 1934. Pour lui, il est indubitable que « la culture physique [...] [ne doit pas avoir] prédominance sur la culture morale et intellectuelle » au sein des cercles. Il commande alors aux acéjistes acadiens de réorienter leurs activités vers l’étude, quitte à mettre un terme à leurs activités sportives si elles y portent entrave : « Périsse donc l’organisation sportive là où elle serait une menace pour le cercle d’étude135». C’est en suivant cette directive que le comité acéjiste du diocèse de Saint-Jean lance en 1936 son propre concours d’Action intellectuelle, distinct de celui du Comité central, et fonde la même année le journal Le Réveil, périodique « Au service de la jeunesse » voué à tirer les acéjistes acadiens de leur « apathie » intellectuelle136. Bien que ces initiatives permettent de redynamiser la vie intellectuelle au sein de certains cercles, elles s’accompagnent néanmoins d’une réduction des effectifs, car les jeunes davantage intéressés par les sports quittent l’ACJC.
40 Dans le diocèse de Chatham/Bathurst, la désaffection des membres entraîne une baisse des cotisations. Faute de fonds, le comité régional est contraint de mettre fin à son service de propagande et cesse d’organiser des congrès à la suite de celui de 1935, à l’exception d’une tentative de les relancer en 1938137. Au mieux par la suite, une séance est consacrée à l’ACJC au sein du congrès annuel d’Action catholique du diocèse. Tel est le cas en 1937, lorsque certains acéjistes tentent de réorganiser l’ACJC dans le diocèse à l’occasion du Congrès d’Action catholique d’Atholville. Malgré leur dévouement, l’initiative ne donne aucune suite. L’ACJC dans le diocèse de Chatham/Bathurst, qui compte plus de 50 cercles au début des années 1930, n’en compte plus que 4 en 1939, dont un seul véritablement actif – le cercle Mgr Allard de Caraquet. Notons que, cette même année, l’Action catholique dans le diocèse compte pour sa part 45 comités paroissiaux138. Comme l’affirme alors l’abbé François-M. Lanteigne, ancien aumônier diocésain de l’ACJC, les énergies des militants catholiques de la région se sont réorientées vers les autres mouvements d’Action catholique et les cercles d’éducation aux adultes du mouvement d’Antigonish139: « je dois avouer que les comités diocésains de l’ACJC ne fonctionnent guère dans notre diocèse. Ces comités sont presque tous disparus, à l’exception de quelques-uns qui fonctionnent plus ou moins. [...] Les cercles d’étude et les comités d’Action Catholique ont pour ainsi dire remplacer [sic] l’ACJC140».
41 Dans l’archidiocèse de Moncton, nouvellement créé en 1936, la situation est toutefois différente, le Comité diocésain de l’ACJC arrivant à maintenir quelques cercles actifs. Cette situation est largement due aux initiatives de l’archevêque M gr Arthur-L.-J. Melanson, « l’évêque des jeunes141», qui, vivement engagé dans les mouvements jeunesse durant toute sa carrière, entreprend de réorganiser l’Association. Étant d’avis qu’il est impossible de spécialiser les cercles en Acadie en raison de leur petit nombre, risquant de fractionner l’unité de la jeunesse, M gr Melanson décide que les cercles de son diocèse adopteront les méthodes de la spécialisation, mais tout en demeurant des cercles officiellement associés au Comité central de l’ACJC : « En principe nous spécialisons, mais pour simplifier l’organisation extérieure à cause aussi du petit nombre de nos cercles, nous attendons leur affiliation du Comité Central de l’ACJC avec qui nous voulons demeurer en relation, et non avec la Fédération des mouvements spécialisés142». En 1938, afin de redynamiser les mobilisations jeunesse et l’ACJC dans son diocèse, M gr Melanson lance, avec l’assistance de l’abbé Albert Leménager, une « tournée de réorganisation » de cercles acéjistes et fonde les Chevaliers de Pier Giorgio Frassati143pour récompenser les militants qui se sont distingués par leur engagement dans les œuvres jeunesse144. De même, il encourage en 1940 la mise sur pied du Conseil de la jeunesse acadienne de Moncton sous le patronage de l’ACJC diocésaine pour consolider toutes les organisations de jeunes de la ville145. Les initiatives de l’archevêque portent leurs fruits et les cercles acéjistes se maintiennent dans le diocèse. En 1941, toutefois, alors que l’ACJC réoriente à nouveau sa vocation et que Mgr Melanson décède, la stabilité établie est ébranlée.
42 Étant plus ou moins devenu, depuis 1935, une association de coordination des différents mouvements jeunesse d’Action catholique spécialisée et se sentant limité dans cette position par la hiérarchie catholique, l’exécutif de l’ACJC décide, après consultation avec les évêques du Québec, de reprendre son autonomie et de revenir aux fondements nationalistes de son origine. Le 16 mai 1941, l’ACJC se détache de l’Action catholique et revient à ses principes antérieurs, redevenant une association d’éducation nationale : « l’ACJC est maintenant un mouvement d’éducation nationale organisé parallèlement et indépendamment de l’Action catholique », écrit François Desmarais, directeur général de l’ACJC, à l’abbé Léonard Léger, aumônier acéjiste de l’archidiocèse de Moncton146. Bien que l’Ordre de Jacques-Cartier, confortablement établi au Nouveau-Brunswick, soutienne l’initiative tout de suite après l’annonce de l’ACJC et commande à ses commanderies de s’« assurer le contrôle de ce mouvement national » en fondant des comités provisoires pour l’Association147, les Commandeurs d’Acadie ne s’y engagent pas. Dans les faits, les Commandeurs acadiens ne s’intéressent à nouveau à l’ACJC qu’en 1954, lorsqu’ils étudient la possibilité de créer une association jeunesse « similaire », mais distincte de l’organisation canadienne-française148.
43 Le retour de l’ACJC à l’Action nationale marque ainsi la fin de son existence en Acadie. Dans le diocèse de Chatham, bien que le cercle Mgr Allard poursuive ses activités jusqu’aux années 1950 149, son rapport à l’ACJC se limite au maintien de sa désignation comme cercle de l’« ACJC ». À l’invitation des officiers du Comité central de remettre sur pied l’organisation dans son diocèse en 1941, Mgr Chiasson répond ne pas avoir le temps de consacrer ses énergies à d’autres œuvres que celles de l’Action catholique : « Nous sommes pris en ce moment dans le diocèse par l’organisation de plus en plus générale de l’Action catholique et nous n’avons guère le temps de penser à autre chose : c’est la chose qui presse150». Dans le diocèse de Moncton, l’Association maintient ses activités jusqu’à la nomination du nouvel archevêque en 1942, Mgr Norbert Robichaud, lequel se dévoue entièrement, dès sa nomination, à faire du périodique « catholique » L’Évangéline un journal quotidien. Pressé en 1950 pour faire revivre l’ACJC dans l’archidiocèse, Mgr Robichaud rejette à son tour l’invitation de l’exécutif de l’Association en affirmant avoir plus « d’organisations à encourager que de temps à leur consacrer pour une organisation efficace151».
44 Au tournant du 20e siècle, les élites acadiennes, préoccupées par les méfaits moraux de l’urbanisation, de l’industrialisation et de l’américanisation chez les jeunes, entreprennent de leur offrir de sains lieux de socialisation et d’amusement en fondant des associations jeunesse pour les préserver des « fléaux modernes », de la criminalité et des loisirs de perdition qui les entourent. La passivité de la jeunesseauditoire au sein de ces associations largement dirigées et animées par des adultes en vient à être jugée insatisfaisante par les tenants du catholicisme social, qui sollicitent dès lors l’action des jeunes. La volonté de ces nationalistes doctrinaux d’engager les jeunes – ces « chefs » en devenir de la nation – dans leur formation religieuse et nationale les conduit à s’intéresser aux cercles des associations catholiques de la jeunesse tels que ceux fondés en France, en Belgique, aux États-Unis et au Québec. À l’image de ces cercles d’Action nationale que sont ceux de l’ACJC, des cercles de l’Association catholique de la jeunesse acadienne sont fondés en 1908 au sein des collèges classiques acadiens du Nouveau-Brunswick. Bien que les militants de l’ACJC tentent de rallier les Acadiens à leur association durant les années 1910, la méfiance qu’entretiennent un bon nombre de nationalistes acadiens à l’égard du Canada français, craignant de voir leur « petite patrie » absorbée par la « grande patrie », les conduit à s’opposer au projet de créer une « Union régionale acadienne » de l’ACJC dans les provinces maritimes et à maintenir l’ACJA comme association distincte. À l’aube des années 1930, toutefois, le débat autour de la fondation de cercles de l’ACJC dans les provinces maritimes connaît un tournant. Dans le contexte des condamnations des nationalismes excessifs formulées par les papes, les militants de l’ACJC réorientent le programme de leur association pour se constituer en organe d’Action catholique tel que « souhaité » et promu par le pape Pie XI. À compter de ce moment, l’ACJC se présente comme l’Association catholique de la jeunesse du « Canada » et non plus du « Canada français ». Dans ce contexte, recevant dès lors comme un « ordre » les souhaits du pape de voir les jeunes s’organiser au sein de mouvements d’Action catholique, les nationalistes acadiens, assistés du jésuite Joseph-I. Paré, délaissent l’ACJA et fondent, au début des années 1930, 92 cercles de l’ACJC, lesquels rassemblent à leurs débuts près de 6 000 jeunes. Cette entrée massive des jeunes Acadiens dans l’ACJC marque le passage, au sein des mobilisations collectives publiques en Acadie, de l’Action nationale à l’Action catholique. Les nationalistes orthodoxes, soucieux de maintenir la symbiose entre le religieux et le national dans le cadre du projet collectif acadien, se rassemblent pour leur part dans l’Ordre de Jacques-Cartier, association où ils élaborent en catimini leur programme d’action nationaliste. L’ACJC se maintient en Acadie jusqu’en 1942, année où, après avoir fait un retour à ses principes initiaux d’Action nationale canadienne-française, les Acadiens délaissent l’organisation. Pour une large part, la jeunesse acadienne s’éduque et milite par la suite à l’intérieur des mouvements jeunesse d’Action catholique spécialisée – JEC, JOC, JAC –, dont les cercles augmentent en nombre au cours des années 1940. Notons tout de même que d’autres jeunes se regroupent durant la période au sein d’associations à caractère davantage patriotique et nationaliste, dont l’Association des étudiants acadiens fondée à l’Université Laval en 1944, les succursales juvéniles de la Société mutuelle l’Assomption152et les noyaux collégiaux de l’Ordre de Jacques-Cartier.