1 ANDRÉ MAGORD DÉCLARE QUE « les études acadiennes ont le vent en poupe1 ». Ce constat est particulièrement juste en ce qui concerne le domaine de l’histoire acadienne coloniale. Les ouvrages magistraux de Naomi Griffiths et de John Mack Faragher, publiés en 20052, ont suscité la relance d’une historiographie souvent isolée des autres domaines d’études. En effet, l’aspect le plus remarquable de cette renaissance est son ouverture sur le monde. De plus en plus, les experts ont cherché à intégrer l’histoire acadienne dans le cadre des études françaises et atlantiques. Toujours une colonie frontalière, l’Acadie n’est plus une colonie à la périphérie des débats scientifiques; en effet, elle est devenue un terrain d’enquête privilégié pour plusieurs sujets, y compris l’ancien régime français, l’impérialisme britannique, l’exploitation des ressources naturelles (notamment la morue), le développement du commerce atlantique, ainsi que la persévérance des identités minoritaires au Canada, en France et aux États-Unis.
2 Cet essai fera la synthèse de cinq ouvrages récents (et va en mentionner d’autres) afin de présenter cette tendance et d’expliquer ses qualités et ses limites. D’une part, Jean-François Mouhot, Christopher Hodson et André Magord ont étudié la période du Grand Dérangement et, surtout, la diaspora acadienne. D’autre part, Josette Brun et Nicolas Landry ont effectué des études approfondies des colonies atlantiques voisines de l’Acadie, telles que Terre-Neuve, l’île Royale et la Gaspésie. Dans leur ensemble, ces ouvrages montrent les diverses problématiques et la grande variété des approches méthodologiques s’appliquant au domaine de l’histoire acadienne. Qui plus est, ces ouvrages redonnent aux Acadiens leur place dans le monde atlantique concret de l’époque moderne ainsi que dans le monde atlantique conceptuel de l’historiographie actuelle.
3 Les études atlantiques constituent un domaine de recherche très dynamique aujourd’hui. La notion d’un monde atlantique formé pendant l’époque moderne était au début inspirée de la guerre froide et de la confrontation mondiale entre la société occidentale et l’Union soviétique. Les études historiques de cette époque ont souligné la création d’une nouvelle frontière de la civilisation européenne dans les Amériques et l’émergence graduelle d’un système politique plus ou moins contemporain et commun3. Avec le temps, plusieurs experts ont affirmé que cette interprétation n’était qu’une reformulation de la vieille histoire impériale trop triomphaliste. Grâce à la prolifération de nouvelles études pendant les années 1990, le domaine de l’histoire atlantique est devenu beaucoup plus rigoureux et moins idyllique4. Il s’est également diversifié; par exemple, les études circum-atlantiques mettent l’accent sur les études transnationales pendant que les études cis-atlantiques soulignent l’histoire régionale dans un contexte atlantique5. Pour ce qui est des historiennes et des historiens français, les premières études atlantiques s’intéressaient surtout à la bureaucratisation de l’Ancien Régime et aux tentatives de transplanter les structures politiques et institutionnelles de l’absolutisme dans les Amériques6. Récemment, plusieurs experts mettent plutôt l’accent sur les actions des gens ordinaires sur place – les pêcheurs, les colons, les engagés, les soldats, les marins et d’autres personnes qui ont influé sur l’évolution de ce nouveau monde, en relation avec les Premières Nations et en concurrence avec leurs rivaux européens.
4 En effet, c’est un domaine de recherche encore très ouvert et fluide : « the great virtue of thinking in Atlantic terms is that it encourages broad perspectives, transnational orientations, and expanded horizons at the same time that it offers a chance for overcoming national and other parochialisms7 ». Aujourd’hui, l’histoire atlantique comprend plusieurs volets, y compris les études migratoires, le commerce transatlantique, la transmission de connaissances et de culture, et les études de l’environnement.
5 Il y a un parallèle entre l’histoire atlantique et l’histoire acadienne. À l’origine, ces domaines étaient fortement imprégnés des mythes fondateurs idéologiques favorisés par les élites politiques et religieuses. D’une part, l’histoire atlantique était au début une façon de célébrer l’histoire américaine, une sorte d’« antichambre » de la mondialisation du 21e siècle menée par les États-Unis8. Quant à l’Acadie, d’autre part, les premiers ouvrages ont caractérisé la colonie comme une sorte de paradis terrestre idéalisé. Par exemple, Edme Rameau de Saint-Père souligne la piété, la fidélité et la fécondité des colons9. Heureusement, avec le temps, ces domaines sont devenus plus rigoureux, dynamiques et pluridisciplinaires. Dans le cas de l’Acadie, le corpus d’ouvrages de Naomi Griffiths en constituait une fondation essentielle10. Pour ce qui est de l’histoire atlantique, il s’agit surtout d’une série d’études effectuées vers la fin du 20e siècle11. En effet, le renouvellement de l’un a mené à l’essor de l’autre : les nouvelles perspectives de l’histoire atlantique ont suscité une véritable explosion d’études en histoire acadienne coloniale surtout à partir de 2005. Un sujet particulièrement bien traité est la diaspora acadienne après le Grand Dérangement. L’histoire de la diaspora, impliquant plusieurs acteurs à plusieurs endroits des deux côtés de l’océan, est justement une histoire atlantique.
6 Avant d’aborder la diaspora acadienne, il s’avère pertinent de souligner les origines françaises des Acadiens – une question qui continue de déranger les experts. Il y a une division fondamentale entre deux groupes : l’un appuie l’hypothèse de Geneviève Massignon, affirmée pour la première fois en 1959, qu’un noyau de colons provenait du Centre-Ouest de la France en général et du Loudunais en particulier; l’autre rejette cette hypothèse en soulignant l’absence de preuves concrètes et les diverses origines de certains colons12. Dans un article scientifique essentiel, Ronnie-Gilles LeBlanc survole les données pertinentes à ce débat. Premièrement, il souligne l’impossibilité de déterminer un lieu d’origine pour deux tiers des colons jusqu’à 1713. Quant au tiers des colons restant, on observe bel et bien une diversité de leurs origines, 19 provinces françaises y étant représentées. Cela dit, LeBlanc retrouve une proportion importante d’Acadiens originaires de l’ouest de la France, notamment le Poitou et l’Aunis. Qui plus est, il souligne les liens de parenté déjà présents entre plusieurs colons avant leur émigration en Acadie et il remarque donc que Massignon « n’a peut-être pas eu complètement tort13 ». Ses conclusions reflètent bien un enjeu central de l’historiographie acadienne. Les Acadiens étaient à la fois une communauté liée par des représentations identitaires très fortes ainsi qu’un groupe divers et fragmenté dont les membres avaient vécu des expériences distinctes.
7 Le Grand Dérangement évoque également cet enjeu. La trame narrative du poème Évangéline et l’histoire de la déportation des habitants de Grand-Pré vers les Treize Colonies racontée par le commandant britannique John Winslow demeurent des textes essentiels, même si bon nombre d’Acadiens ne furent jamais embarqués sur des bateaux anglais ou n’habitèrent jamais les colonies anglaises14. En effet, c’est encore Ronnie-Gilles LeBlanc qui a souligné la nature plurielle du Grand Dérangement15. D’ailleurs, l’historien français Jean-François Mouhot suit un groupe distinct d’Acadiens pendant le Grand Dérangement, c’est-à-dire les réfugiés déportés en France16. La première partie de l’ouvrage de Mouhot est consacrée aux divers projets d’établissements destinés à accueillir les Acadiens. On retrouve des Acadiens rassemblés à Saint-Malo, envoyés en Guyane ou aux îles Malouines (maintenant les îles Falkland), fixés à Belle-Île-en-Mer en Bretagne ou à Archigny au Poitou. Tous les projets démontrent l’objectif d’assimiler les Acadiens à d’autres colonies ou collectivités françaises. En deuxième lieu, Mouhot examine l’assistance donnée aux réfugiés acadiens, notamment une solde de six sous par jour, puis les difficultés économiques de cette période17. Si les Acadiens étaient au début considérés comme de bons sujets, fidèles et travaillants, avec le temps le gouvernement voulut se débarrasser de la charge qu’ils représentaient. Enfin, dans une dernière partie novatrice, Mouhot analyse les diverses représentations identitaires des Acadiens, puis leur statut imprécis comme sujets français. Il affirme que si certains Acadiens disaient former « un corps de nation », par exemple, d’autres avaient un discours beaucoup moins autonomiste. Les Acadiens savaient bien comment utiliser les traditions de l’Ancien Régime à leur avantage, de sorte qu’il faut voir toute manifestation identitaire avec un œil pragmatique. Par exemple, certaines provinces françaises telles que la Bretagne, le Dauphiné et la Bourgogne ainsi que plusieurs villes, organismes et groupes ont avancé des arguments fondés sur leur particularisme afin d’appuyer leurs privilèges au sein de l’État. Bref, Mouhot est très sceptique concernant toute notion d’identité acadienne, surtout pour la période d’avant 1755. Il souligne plutôt les multiples stratégies familiales, l’importance des réseaux sociaux parmi les réfugiés et les défis de l’État à réintégrer les Acadiens qui, bien entendu, étaient séparés de la métropole depuis longtemps18. Sa position a été critiquée notamment par Naomi Griffiths19. Même sa propre conclusion, soulignant le départ pour la Louisiane de presque tous les Acadiens réfugiés en France pendant les années 1780, semble démontrer un sentiment d’appartenance particulier, même 20 ans plus tard. Il caractérise cette migration comme une sorte de « compromis » nécessaire. Mais étant donné que presque tous les réfugiés acadiens préférèrent cette option à plein d’autres, nous serions ici devant une décision collective affirmant la force de l’identité acadienne20.
8 L’ouvrage de Mouhot est avant tout une étude française de la réponse gouvernementale suscitée par l’arrivée des Acadiens. L’auteur utilise son sujet surtout pour mieux comprendre la nature et le fonctionnement de l’Ancien Régime, puis les ambitions particulières de la France après 1763. En ce sens, il suit d’autres experts français qui abordent le monde atlantique avant tout pour analyser l’histoire politique et institutionnelle de l’époque moderne.
9 Dans l’ouvrage de Christopher Hodson, les Acadiens sont encore une fois des acteurs de l’histoire, mais également des pions des forces politiques et impériales supérieures. Comme point de départ, Hodson souligne la grande détresse créée par le Grand Dérangement; il affirme que « to be torn away from familiar places and people is to know terror21 ». De plus, il souligne la diversité des expériences vécues pendant cette période et même la présence d’antagonismes importants au sein des groupes de déportés. Le fil conducteur de son analyse est la notion d’un marché de la main-d’œuvre dans le monde atlantique créé par les demandes d’empires pendant la deuxième moitié du 18e siècle. Après l’échec de la guerre de Sept Ans, surtout la perte de la Nouvelle-France, la France essaya d’établir de nouvelles colonies afin de regagner son prestige et son influence. En même temps, la Grande-Bretagne cherchait à consolider ses acquisitions ainsi que sa prépondérance impériale. Bref, l’histoire du Grand Dérangement et celle de cette nouvelle phase d’impérialisme sont la même22.
10 Hodson adopte une structure intéressante dans son ouvrage. Chaque chapitre est consacré à une région d’exil particulière, et le chapitre commence et se termine par l’étude d’un acteur historique associé à cette région. Cette approche rend l’ouvrage vivant et dynamique. On comprend mieux la diversité des histoires de la diaspora, allant d’Achille Gotrot, qui se suicide après avoir longtemps vécu isolé en Nouvelle-Zélande, à Charles White (LeBlanc), mort d’une maladie pulmonaire après une longue vie réussie, mais assimilé à Philadelphie. Bien que Hodson cherche également à mieux comprendre l’impérialisme de l’époque à la lumière du Grand Dérangement, son ouvrage s’intéresse principalement à l’histoire acadienne. Par exemple, il se penche sur l’histoire des Acadiens jusqu’à leur rétablissement au Québec, en France ou en Louisiane. Pourtant, comme Mouhot, il insiste peu sur la formation d’une identité acadienne distincte. Il voit plutôt « un sentiment d’appartenance collective » forgé par un contexte politique et impérial23.
11 En guise de conclusion de cette section, il faut revenir à l’ouvrage collectif d’André Magord. Cet ouvrage comprend plusieurs chapitres consacrés au sort des réfugiés acadiens en France, puis au souvenir qu’on a conservé des colons et des réfugiés acadiens conservé dans la région de Poitou-Charentes. Par exemple, Damien Rouet analyse la fondation de « la colonie acadienne » au Poitou à partir de 1775 sur l’instance du marquis de Pérusse. Il affirme que les défis d’intégration et, surtout, la question des droits de propriété constituèrent les principaux facteurs de l’échec du projet. D’ailleurs, Christophe Cérino évoque l’insularité du système agraire pour expliquer l’échec du projet d’établissement à Belle-Île-en-Mer24. En outre, ces conclusions s’accordent bien avec celles de Mouhot et de Hodson : d’autres facteurs peuvent expliquer les défis de la réintégration, outre une forte identité acadienne. Pourtant, le fait que l’on perpétue encore aujourd’hui la mémoire des colons acadiens qui se sont réfugiés en France témoigne de l’importance de ce sentiment d’appartenance qui les animait.
12 Certes, on dispose maintenant de plusieurs ouvrages consacrés au sort réservé aux réfugiés acadiens en France et ailleurs pendant et après le Grand Dérangement. Ces ouvrages ont également démontré l’importance du Grand Dérangement dans le contexte plus large de l’histoire du monde atlantique français. Ils constituent donc une contribution d’envergure à nos connaissances en histoire acadienne. Par ailleurs, certains lecteurs seront peut-être agacés par le consensus dans ces ouvrages contre l’idée de la présence à l’époque d’une identité distincte acadienne. Ce n’est pas une coïncidence si, à l’exception de Ronnie-Gilles LeBlanc, les auteurs mentionnés ne sont pas Acadiens; il s’agit surtout de Français se penchant sur le Grand Dérangement et ses conséquences. La problématique de la formation identitaire est vaste et complexe. Qu’est-ce qui constitue une identité distincte pendant la période coloniale, bien avant le nationalisme de la période contemporaine? Comment mesurons-nous l’existence d’une identité distincte chez une population qui a laissé très peu de documents historiques écrits de sa propre main? Le moment est propice pour les chercheuses et les chercheurs acadiens de se pencher sur cette problématique et d’autres, à la lumière des recherches effectuées par Mouhot, Hodson et Magord. Bref, ces études de la diaspora acadienne sont un début plutôt qu’une fin.
13 Si le Grand Dérangement et la diaspora sont à la fois des histoires acadiennes, françaises et atlantiques, nous pouvons dire la même chose pour la période antérieure à 1755. En effet, plusieurs ouvrages récents ont mieux situé l’Acadie et d’autres colonies françaises de la région dans le cadre plus large de l’histoire du développement de la Nouvelle-France et de l’évolution du monde atlantique. Le meilleur exemple est sans doute l’ouvrage de Nicolas Landry consacré à la région située aux limites de l’Acadie, c’est-à-dire la zone côtière du Nouveau-Brunswick et la Gaspésie25. Trop souvent ignorée par les experts en raison de l’absence d’une population sédentaire considérable, cette région était une base importante pour la pêche dans le golfe du Saint-Laurent, ainsi que pour la mission évangélisatrice chez les Mi’kmaq. Qui plus est, Landry a effectué plusieurs recherches afin de mieux comprendre l’histoire des Autochtones de cette région – leur mode de vie, leurs ambitions, leur culture. Pour ce qui est des Français, cette zone côtière appartenait à un plus grand territoire concédé en seigneurie à Nicolas Denys en 165326. La seigneurie fut divisée en plusieurs concessions pendant les années 1670 et, avec le temps, on observa l’émergence de quelques nouvelles localités côtières. Pourtant, la population française n’était jamais grande; il s’agit d’une zone périphérique où l’on se livrait à la pêche et aux échanges avec les Mi’kmaq.
14 « La Cadie » ou l’Acadie continentale (l’actuel Nouveau-Brunswick) resta française même après que le traité d’Utrecht de 1713 eut cédé l’Acadie péninsulaire – et la plupart des Acadiens – à la Grande-Bretagne. Cette ancienne Acadie devint définitivement la Nouvelle-Écosse. C’est à partir de ce moment que l’Acadie continentale revêtit une importance stratégique pour les Français comme zone tampon terrestre entre les colonies britanniques et le cœur de la Nouvelle-France. Qui plus est, c’était un territoire essentiel pour l’alliance mi’kmaq-française27. Plus tard, la région fut une zone de refuge et de résistance pour les Acadiens et les Autochtones pendant le Grand Dérangement28.
15 Encore une fois, cet ouvrage affirme la diversité de l’histoire acadienne. Ce n’est plus seulement l’histoire des communautés agricoles entourant la baie de Fundy; des communautés de pêche, de commerce et de mission sont aussi présentes dans la région. Les colons acadiens étaient des acteurs parmi d’autres acteurs régionaux d’importance. C’est exactement cette sorte de réseautage et d’intégration graduelle qui caractérise l’histoire atlantique.
16 En ce qui a trait à la méthodologie utilisée, Landry propose, à partir de sources abondantes et variées, une étude approfondie et même exhaustive sur plusieurs plans, soit politique, économique et démographique. Il s’agit de l’histoire régionale dans une approche magistrale. Landry a d’ailleurs donné le même traitement à la colonie française de Plaisance, ainsi qu’à l’histoire de la Compagnie sédentaire de la pêche en Acadie29. À la lumière de ce corpus impressionnant de production scientifique, on remarque l’importance de la pêche dans toute la région de l’Atlantique – en Acadie comme à Terre-Neuve – et on comprend mieux comment la colonisation française en général dépendait du commerce lucratif de la morue. Alors, les acteurs essentiels comprennent les armateurs, les entrepreneurs et les financiers en France, ainsi que les intermédiaires autochtones sur place. Conformément au constat établi par Hodson, Landry souligne que ce monde atlantique était tissé par de l’argent et avait besoin d’une augmentation continue de main-d’œuvre sur place. Les Acadiens, comme les Autochtones, constituaient une source de main-d’œuvre importante, mais il faut ne pas oublier les populations saisonnières (pêcheurs, graveurs, et matelots) et temporaires (engagés) impliquées dans cette grande entreprise qu’était l’empire français.
17 Si Landry nous renseigne sur les périphéries de la Nouvelle-France, Josette Brun se concentre sur son cœur, les villes de Québec et de Louisbourg30. Elle examine l’organisation sociale des colonies, surtout le mariage et le veuvage. D’une part, son étude s’annonce assez traditionnelle. Il s’agit d’une analyse démographique et juridique d’un échantillon de familles par le biais des contrats de mariage et d’autres fonds notariaux. Elle cherche à contribuer au long débat portant sur la condition féminine en Nouvelle-France. D’autre part, elle met l’accent sur la réalité « infiniment plus complexe » que celle affirmée par des théories antérieures31. Selon Brun, même si la Coutume de Paris offrait certaines protections aux femmes et aux veuves, ce n’était pas suffisant pour éviter la pauvreté, l’isolement et les abus, trop présents en Nouvelle-France comme en France32. Brun fait quelques contributions précieuses à nos connaissances sur les sociétés coloniales. D’abord, elle explique l’importance de la main-d’œuvre féminine pour les tentatives de colonisation permanente. Oui, sans conjointe, l’homme ou le veuf se trouve dans une situation difficile devant les tâches familiales et ménagères. Pourtant, on oublie souvent la contribution féminine à l’entreprise familiale, soit la ferme, le magasin, la boutique ou l’artisanat et, surtout en milieu urbain, au réseautage social. Deuxièmement, bien que l’échantillon pertinent soit minime (25 couples), Brun nous renseigne sur la situation particulière des femmes de Louisbourg; parfois, il s’agit de femmes acadiennes. Étant donné la pénurie des femmes à l’île Royale, nous pourrions supposer que la situation des femmes y était meilleure qu’en France. Cependant, Brun souligne l’exercice de l’autorité patriarcale et l’isolement relatif des femmes dans la ville33. En guise de résumé, l’ouvrage de Brun nous rappelle comment les femmes constituaient une ressource essentielle dans le cadre du développement des colonies françaises et du monde atlantique. En somme, les colons, hommes et femmes et surtout en couple, étaient considérés comme une ressource de base et une main-d’œuvre essentielle à la production bien avant 1763.
18 Avant de terminer cette section portant sur l’Acadie et la Nouvelle-France, je voudrais mentionner deux travaux récents d’étudiantes qui représentent bien la relance du domaine de l’histoire acadienne dans le cadre du monde atlantique. Il s’agit des mémoires de Master 2 rédigés par des étudiantes françaises. Toutes deux ont effectué un séjour à l’Université de Moncton et ont donc profité des fonds d’archives qui s’y trouvent et de l’expertise présente dans la région. Laura Huet examine le cabotage acadien pendant la période allant jusqu’à 175534. Ses résultats de recherche soulignent l’importance de Louisbourg, mais également le développement d’une classe entrepreneuriale en Acadie, signalée par la grande augmentation de la fréquence des voyages et des échanges commerciaux effectués par et parmi les Acadiens, surtout à partir de 1713. On sait depuis longtemps que les Acadiens faisaient du commerce avec Louisbourg et Boston. Ce qui est nouveau ici, c’est la complexité des relations commerciales d’un grand réseau de familles de la Nouvelle- Écosse, de l’Acadie française et de l’île Royale. En effet, ces familles entretenaient de multiples échanges qu’elles effectuaient de plus en plus au moyen de leurs propres bateaux et de leurs propres équipages. Si certaines familles étaient bien positionnées pour dominer ce cabotage, plusieurs habitants cherchèrent à y contribuer et à en profiter. Pour leur part, les administrateurs français étaient bien conscients de l’importance du cabotage acadien pour le développement du commerce atlantique.
19 De son côté, Justine Leger analyse l’élite militaire de Louisbourg de 1713 à 174535. Il y a un élément acadien à cette étude étant donné que certains officiers provenaient de l’ancienne colonie. Un autre groupe avait déjà servi à Plaisance. Pourtant, la contribution la plus importante de cette étude est l’explication du fonctionnement de l’administration française ainsi que l’analyse de la dimension familiale du service outre-mer. Avec plusieurs exemples de trajectoires individuelles, Leger nous renseigne sur les ambitions et les méthodes de l’élite composée des officiers français de l’île Royale. Les horizons de cette élite étaient carrément atlantiques. Son étude pose une plus grande question, c’est-à-dire, jusqu’à quel point les objectifs des habitants différaient de ceux des officiers. Qui plus est, parmi chaque groupe il y a eu plusieurs sous-groupes, chacun avec ses propres intérêts. Bref, l’étude de Leger complète les ouvrages de Landry en signalant les éléments mobiles et changeants de la présence française dans la région de l’Atlantique en même temps qu’elle s’inscrit dans la suite des recherches françaises portant sur les structures politiques et institutionnelles de l’Ancien Régime dans les colonies.
20 Étant donné la contribution de ces étudiantes ainsi que celle d’experts tels que Landry et Brun, la porte est maintenant grande ouverte à de nouveaux travaux d’étudiants consacrés à l’histoire acadienne et/ou à l’histoire de la région de l’Atlantique pendant la période coloniale. Ici, il s’agit avant tout d’études cis-atlantiques, c’est-à-dire des histoires régionales dans le cadre du monde atlantique.
21 Cette année, le Consulat général de France à Moncton célèbre le cinquantenaire de son établissement36. Depuis longtemps, le consulat a donné un appui considérable aux échanges France-Acadie, notamment par le biais de programmes de mobilité étudiante et de bourses. Il me semble opportun de signaler cet anniversaire parce que la relance de l’histoire acadienne coloniale effectuée depuis 2005 doit beaucoup aux collaborations institutionnelles et individuelles françaises-acadiennes. J’ai souligné les contributions des chercheuses et des chercheurs français, y compris André Magord, Jean-François Mouhot, Laura Huet et Justine Leger. Elles et ils s’intéressent aux études acadiennes afin de mieux comprendre l’Ancien Régime et le monde atlantique français. Il est également possible de faire l’inverse : de profiter de la richesse documentaire des archives françaises afin de mieux comprendre la société coloniale. Par exemple, à la lumière des recherches effectuées en France, j’ai été en mesure d’effectuer des études transatlantiques et d’élucider les éléments distincts de la société acadienne, notamment les techniques de mise en valeur des marais ainsi que le régime seigneurial et les institutions communautaires37.
22 Bref, l’avenir de l’histoire acadienne s’annonce très dynamique et pluridisciplinaire, grâce à l’apport de nouvelles idées, de nouvelles problématiques et de nouvelles collaborations. La relance de ce champ d’étude engage des chercheurs établis et jeunes, des experts du Canada, des États-Unis et de la France. L’Acadie prend enfin sa place dans le monde atlantique. C’est maintenant aux Acadiens de participer davantage à la discussion.
GREGORY KENNEDY