1 L’HISTOIRE DES FAMILLES ACADIENNES qui sont restées en Acadie entre 1755 et 1764 demeure très mal connue. La plupart des études consacrées à l’histoire acadienne traitent cette question de façon plutôt sommaire pour ne pas dire superficielle, préférant plutôt examiner le sort réservé aux familles déportées dans les colonies anglo-américaines ou en Europe à la même époque2. Il s’agit pourtant d’un des épisodes les plus marquants de l’histoire de l’Acadie puisque ces familles qui sont demeurées sur place forment une importante partie des ancêtres de la communauté acadienne du Golfe et de la région de l’Atlantique. De surcroît, une bonne partie de ces familles sont passées par le camp d’Espérance de la Miramichi3 à l’hiver 1756-1757, au cours duquel elles ont connu la famine et une épidémie de contagion qui a semé la mort au sein d’une population déjà très éprouvée. Au juste, combien de réfugiés acadiens se trouvaient au camp d’Espérance au cours de cet hiver fatidique et combien de personnes y auraient trouvé la mort?
2 Des chercheurs se sont déjà posé cette question et ont tenté de fournir des éléments de réponse, dont Alonzo LeBlanc et Fidèle Thériault dans les années 19804. Dans son étude, LeBlanc conclut que de 600 à 700 personnes seraient décédées sur une population totale de 3 500 réfugiés acadiens à l’hiver 1756-1757 à la Miramichi5. Thériault estime la population totale de réfugiés acadiens à environ 6 000 personnes, dont entre 500 et 800 seraient décédées « selon les sources6 », c’est-à-dire Robert Cooney, qui évalue le nombre de victimes à plus de 800 personnes, Bona Arsenault à quelque 600, James Fraser à 500 et Marguerite Michaud à plus de 4007. Ni Cooney, ni Fraser ne donnent leurs sources, mais il est évident que les chiffres qu’ils avancent sont basés sur la tradition orale; plus on s’éloigne de l’événement, plus les chiffres sont gonflés. Quant à Arsenault et à Michaud, ils ne renvoient le lecteur à aucune source particulière, comme quoi les chiffres qu’ils avancent sont hypothétiques8.
3 Est-ce par souci de rendre plus dramatique cet épisode du Grand Dérangement que ces auteurs ont avancé ces données si divergentes? Cela est possible, mais pour notre part, nous préférons questionner ces chiffres et tenter d’établir avec plus de précision le nombre réel de victimes du camp d’Espérance à la lumière de la documentation dont nous disposons aujourd’hui. D’abord, très peu de ces études se réfèrent aux sources premières, soit les documents officiels de l’époque et, notamment, les recensements ou listes de réfugiés acadiens. De plus, en nous basant sur les données généalogiques dont nous disposons pour cette période9 , nous nous rendons compte que, dans certains cas, on a grossièrement exagéré le nombre de réfugiés acadiens de même que le nombre de personnes décédées au camp d’Espérance de la Miramichi à l’hiver 1756-1757.
4 Les événements qui ont mené à la création du camp de réfugiés acadiens, le camp d’Espérance, figurent sans aucun doute parmi les plus importants dans les annales du peuple acadien. La prise du fort de Beauséjour et du fort Gaspareau en juin 1755 sonne le glas pour le rêve d’empire des Français en Acadie, mais elle a des conséquences désastreuses pour la communauté acadienne : les Britanniques y sèment la destruction et en déportent la population. Sur une population acadienne totale évaluée à environ 14 100 personnes en 175510, l’Acadie anglaise ou la Nouvelle-Écosse péninsulaire en compte 6 345 et la région de Beaubassin et des trois rivières Chipoudie (Shepody), Petcoudiac (Petitcodiac) et Memramcook, 2 897, soit un total de 9 242 personnes d’après l’abbé de l’Isle-Dieu dans une lettre qu’il adresse au ministre de la Marine de France à l’automne 175511. À l’exception des établissements de la région de Cobeguit, de Tatmagouche, de la région de Cap- Sable et de quelques familles de la région de Pigiguit, de la région des Mines et de la région de Port-Royal, la majeure partie de la population acadienne de la Nouvelle- Écosse péninsulaire est déportée entre octobre et novembre 1755, soit approximativement 5 056 personnes (Mirligouèche 50, Pigiguit environ 1 100, les Mines – Grand-Pré et Rivière-aux-Canards – 2 242 et Port-Royal 1 66412), alors que 1 014 personnes sont déportées de Beaubassin et des trois rivières Chipoudie, Petcoudiac et Memramcook13. Par conséquent, sur une population totalisant 9 242 personnes, environ 6 070 sont déportées dans les colonies anglo-américaines à l’automne 1755. Où sont passées alors les quelque 3 17214 personnes qui n’ont pas été capturées et déportées par les autorités coloniales de la Nouvelle-Écosse dans cette première phase de la Déportation acadienne? Ces gens doivent pour la plupart trouver refuge dans les établissements déjà existants des îles Saint-Jean et Royale ou dans la forêt environnante, ce qui n’est guère évident pour une société paysanne ou une population sédentaire tirant sa subsistance ou vivant principalement des produits de la terre.
5 Dans la région de Port-Royal, nous apprenons de l’abbé François Le Guerne « qu’il ne s’est sauvé de Port Royal qu’environ trente familles dont la majeure partie s’est retriée dans les bois avec les habitans du Cap Sable, l’autre se tient au bois aux environs du lieu ». Il ajoute que cette région n’a pas encore été la cible des autorités britanniques au cours de cette première phase de la Déportation15. Toutefois, dès le printemps 1756, au retour des miliciens de la Nouvelle-Angleterre qui ont mené à bonne fin la déportation de l’automne 1755, un contingent s’arrête dans la région de Cap-Sable et y capture une partie des habitants, qui sont embarqués et emmenés de force au Massachusetts. À l’automne 1758 et au printemps 1759, deux autres expéditions dans la région de Cap-Sable ramèneront d’autres habitants de la région à Halifax, d’où ils seront déportés en France16. Quant aux familles de Port-Royal qui y ont trouvé temporairement refuge à l’automne 1755, la plupart d’entre elles ont quitté la région dès le printemps 1756 pour se réfugier à la rivière Petcoudiac, où elles arrivent à l’été 175617. Par ailleurs, des familles de la région des Mines arrivent à la Petcoudiac en même temps que ces dernières. Au dire de l’abbé François Le Guerne, ces familles, « au nombre d’environ 50 ou 60 », se rendent d’abord à la Petcoudiac à la mi-août 1756 avant de repartir pour Cocagne et ensuite la Miramichi18. Ces familles retrouvent ainsi leurs compatriotes qui ont échappé à la déportation à bord du Pembroke19.
6 Le sort des familles de la région de Tatmagouche et de Cobeguit a été un peu semblable, sauf qu’elles ont trouvé refuge à l’île Saint-Jean20. Enfin, quelques familles ou du moins des individus de la région des Mines et de Port-Royal semblent être demeurés dans la Nouvelle-Écosse péninsulaire afin de mener une guerre de résistance aux forces britanniques21. Dans la région de Beaubassin et des trois rivières Chipoudie, Petcoudiac et Memramcook, près des deux tiers de la population a échappé à la Déportation, soit environ 1 883 des 2 897 personnes recensées à l’automne 1754 et à l’hiver 1755, juste avant la chute du fort Beauséjour. De ce nombre, à peu près 500 personnes (une centaine de femmes et leurs enfants, de même que plusieurs jeunes gens, des vieillards et 5 ou 6 hommes) de la région de Beauséjour et de Tintamarre se rendent directement à l’île Saint-Jean sous la direction de l’abbé Le Guerne en novembre 175522. Ce sont principalement des femmes dont les maris ont été déportés sans elles et leurs enfants. Elles ont, en effet, refusé de rejoindre leurs maris, suivant les conseils de l’abbé Le Guerne, qui leur a assuré que leurs maris reviendraient les trouver peu importe où ils seraient déportés. Ainsi, quelque 300 familles des rivières Tintamarre, Memramcook, Petcoudiac et Chipoudie ont échappé à la déportation à l’automne 175523, dont une partie sont allées à l’île Saint-Jean, de telle sorte qu’il reste encore sur place 250 familles à la fin de l’automne 175524.
7 La région de Memramcook est particulièrement exposée aux exactions des troupes britanniques en raison de sa proximité du fort Beauséjour, rebaptisé fort Cumberland, et du fort Lawrence, à Beaubassin. En effet, Memramcook reçoit la visite d’au moins trois expéditions au cours de l’automne 1755 et au début de l’hiver 1756. Lors de leur dernière incursion, les Britanniques ont été « une demie lieu jusqu’à un endroit où s’étoient retirés plus de 80 familles, lesquelles par grand bonheur avoient changé d’endroit peu de temps auparavant et la nuit d’ailleurs dont l’anglois se servit pour y venir ne lui permit de voire au moyen de la nege la route qu’elles avoient tenus25 ». Après cette expédition, Le Guerne réussit à attirer de Memramcook à Cocagne 50 familles (230 personnes26) qui, après y avoir hiverné, gagnent l’île Saint-Jean.
8 Le Guerne cherche également à convaincre les habitants de Chipoudie d’en faire autant, mais en vain. Cependant, au début juin 1756, soit à la Pentecôte, les Britanniques y montent une expédition et y font quelques prisonniers : « Cet accident leur ouvrit les yeux. Ils vinrent me consulter et les fis sortir de leur endroit de concert avec Mr de Boishebert après quoy je les fis passer sur l’isle Saint Jean27. » Malheureusement, Le Guerne ne mentionne pas le nombre de personnes touchées par ce déménagement28, mais si l’on se fie aux chiffres avancés par les autorités coloniales françaises, l’île Saint-Jean a accueilli 1 257 réfugiés entre l’automne 1755 et le printemps suivant sans compter, semble-t-il, ceux qui y sont passés de Cocagne et de Cobeguit au printemps et à l’été 175629. Afin d’alléger le fardeau que représentent ces réfugiés pour l’île Saint-Jean, Gabriel Rousseau de Villejouin, le commandant ou l’officier chargé de l’administration de cette colonie française, en fait passer plusieurs à Québec ou au Canada au cours de l’été 1756, mais à l’automne il a encore au moins 1 400 personnes à la ration30. À la même époque, il reste encore environ 1 000 personnes aux trois rivières Chipoudie, Petcoudiac et Memramcook, sans compter de 50 à 60 familles nouvellement arrivées de la région de Port-Royal et des Mines31, de même qu’une trentaine de personnes revenues de la Caroline du Sud32.
9 Au lendemain de la prise des forts Beauséjour et Gaspareau à la fin juin 1755, les Britanniques portent leur attention sur le fort La Tour ou Ménagouèche, sis à l’embouchure du fleuve Saint-Jean. Comme ce poste français confié aux soins du jeune officier Charles Deschamps de Boishébert ne dispose que d’une faible garnison de 30 hommes, il ne peut résister au siège ou à l’attaque d’une expédition que les Britanniques ont lancée à partir de Beaubassin. Jugeant qu’il est futile de leur offrir une résistance, Boishébert ordonne qu’on fasse sauter la place après avoir fait transporter toutes les munitions en amont du fleuve. Après quelques jours, les Britanniques rebroussent chemin, ne voulant pas s’aventurer plus avant de crainte d’être attaqués par Boishébert, ses troupes, ses alliés amérindiens et les habitants acadiens venus à la défense du fort33. Aussitôt, Boishébert en informe le nouveau gouverneur, Pierre de Rigaud de Vaudreuil de Cavagnial, qui approuve la conduite qu’il a eue dans ces circonstances en empêchant les Britanniques de se rendre maîtres de ce poste, tout en « ayant empêché les habitants de tomber sous la domination des Anglois et d’avoir tous les mauvais traitements qu’ils font souffrir à ceux de Beauséjour34 ». En outre, Vaudreuil l’enjoint de se mettre en camp volant dans l’endroit qu’il jugera le plus convenable ou encore de s’en retourner à Québec, ce que Boishébert refuse de faire, préférant demeurer en Acadie jusqu’à l’automne dans l’espoir qu’à ce moment la situation se sera suffisamment améliorée pour qu’il ait du secours35. Vers la mi-août, suivant les sollicitations des Acadiens, il se porte à la rivière Petcoudiac avec un détachement de 120 hommes, soit sa garnison composée de 30 soldats et de 90 guerriers autochtones. C’est ainsi que, le 2 septembre 1755, il surprend un détachement de miliciens de la Nouvelle-Angleterre venus détruire les établissements de la rivière Petcoudiac après avoir semé la destruction la veille, à la rivière Chipoudie. Après un engagement de quelques heures, Boishébert et ses hommes infligent un dur revers aux troupes anglo-américaines, qui essuient de lourdes pertes avant de regagner leurs vaisseaux pour rentrer au fort Cumberland36.
10 Boishébert en informe aussitôt le gouverneur Vaudreuil et lui fait part de son intention de demeurer en Acadie, en l’implorant de lui faire parvenir des vivres au fleuve Saint-Jean à l’approche de l’hiver37. Or c’est plutôt à Cocagne que Boishébert va installer son camp volant, y étant à même de recevoir des vivres plus facilement de Québec par voie de mer, en plus de se trouver dans une meilleure position pour évacuer, au besoin, les familles de réfugiés acadiens38. Cette décision n’est pas étrangère aux désirs de Vaudreuil, qui évoque plusieurs raisons pour permettre à Boishébert de demeurer en Acadie : il pense par ce moyen garantir la possession de l’Acadie à la France, s’assurer la fidélité des Acadiens et des Autochtones qui, autrement, se croiraient abandonnés et se livreraient peut-être d’eux-mêmes aux Anglais, et permettre à Boishébert d’attirer les Acadiens et de les réunir en un corps et d’en faire autant avec les Autochtones afin de repousser l’ennemi au besoin. En outre, Boishébert pourra se servir de ces hommes pour espionner l’ennemi, pour le harceler, surtout à Beauséjour, afin de l’empêcher « de faire son bois de chauffage ». Enfin, il est primordial de garder le fleuve Saint-Jean afin de permettre une communication continue entre Louisbourg et Québec39. Vaudreuil s’en remet au ministre quant à la décision de suivre cet arrangement. Au cas où ce dernier déciderait qu’il n’est pas possible de repousser les Britanniques de l’Acadie ou encore d’y soutenir des forces capables de les contenir, Vaudreuil fera venir au Canada les familles de réfugiés acadiens et les Autochtones. Il ajoute enfin : « Les Acadiens en total peuvent consister à environ 2,000 âmes dont 700 hommes portant les armes. Il serait fâcheux qu’ils passent aux Anglois40. » Par ailleurs, Vaudreuil n’est pas le seul à reconnaître l’importance que revêt l’Acadie pour les intérêts de la France. Voici ce qu’en dit un officier de Louisbourg en 1757 : « l’escadre a consommé trois cents bœufs que l’on a tiré de l’Isle Saint-Jean et de l’Acadie. Il est étonnant que de l’Acadie toute dévastée qu’elle est, l’on en retire encore des bœufs; rien ne prouve tant la fertilité de ce païs, et combien il seroit nécessaire à la France pour l’accroissement de sa pêche41. » À l’été 1756, Vaudreuil attend toujours la décision du ministre à ce sujet42.
11 Entre-temps, il faut nourrir les familles de réfugiés, autant à l’île Saint-Jean qu’à Cocagne. Durant l’hiver 1755-1756, le bétail qu’on a réussi à soutirer aux Britanniques dans la région de Beaubassin suffit à nourrir les réfugiés de Cocagne, mais au dire de l’abbé Le Guerne, il n’est pas sain de se nourrir de viande uniquement, comme peuvent le constater la soixantaine de familles réfugiées à cet endroit : « aussy avons-nous une espèce de maladie épidémique, causée en apparence par des indigestions, accompagnée de migraine, de points de côté et suivie d’une forte dyssenterie. Cette maladie est longue, règne encore actuellement et a enlevé plusieurs personnes43. »
12 À l’île Saint-Jean, c’est un peu mieux, car les réfugiés peuvent au moins vivre dans les villages de réfugiés déjà établis depuis au moins cinq ans par les familles acadiennes qui ont fui la région de Pigiguit et de Cobeguit au printemps 1750. Par ailleurs, ce sont principalement des familles de Cobeguit, donc des parents, qui viennent trouver refuge à l’île Saint-Jean à l’automne 1755 et au printemps 1756. Ces réfugiés ont amené avec eux leur bétail et ils continuent d’en amener tout au long de l’été 1756 en prévision de l’hiver difficile qui s’en vient en raison des mauvaises récoltes à l’île et du blocus auquel est soumis Louisbourg à partir du printemps et jusqu’à l’automne 1756. Cette colonie est donc privée des secours qui lui arrivent normalement de France puisque aucun navire d’approvisionnement ne réussit à franchir ce blocus érigé par les Britanniques qui, par ce moyen, tentent d’affaiblir la position de leur ennemi44. Ce n’est pas étonnant que le gouverneur de la Nouvelle-Écosse, Charles Lawrence, écrit à lord Loudoun au printemps 1757 que des Acadiens qu’on vient de capturer l’informent que :
13 De fait, Louisbourg a été épargné de la disette en raison du bétail que les Acadiens ont ramené de la Nouvelle-Écosse à l’île Saint-Jean puis à la ville- forteresse; un officier estime à 4 000 le nombre de bêtes à cornes qu’on a ainsi réussi à faire sortir de la Nouvelle-Écosse46 et un autre officier ajoute qu’on en a fait passer « à l’Isle Royale plus de quatre cents, ce qui nous a rendu, quoique cher, de très grands services47 ».
14 Pour comble de malheur, la récolte de 1756 a été complètement ruinée par de forts vents à l’île Saint-Jean48, et la situation est aussi grave au Canada. Ainsi donc, en plus d’être privé des vivres provenant de France, Louisbourg ne peut compter non plus sur le Canada, où les récoltes ont également manqué, et tout ce que cette colonie réussit à y faire passer, c’est une petite cargaison de pois49. Par ailleurs, Vaudreuil écrit au ministre qu’il a informé le gouverneur de l’île Royale, Augustin Drucourt, de « la disette extrême où nous sommes des vivres, et qu’il doit essentiellement s’attacher à vous en demander50 ».
15 Nous pouvons facilement nous imaginer la triste situation dans laquelle se trouvent les réfugiés acadiens en 1756. Si la disette règne partout en Nouvelle- France, ces Acadiens sont les premiers à en sentir les effets puisqu’ils sont entièrement dépendants de l’aide attendue de la France, d’autant plus que la disette règne déjà à l’hiver 1756 dans le camp de réfugiés de Cocagne51. D’ailleurs, c’est ce qui a poussé les Français à évacuer 230 personnes, au printemps, vers l’île Saint- Jean qui, à son tour, en a fait passer à Québec52. C’est donc dans cette conjoncture difficile que se trouvent les réfugiés acadiens à l’été 1756, pendant que le gouverneur de la Nouvelle-France attend toujours des nouvelles de France quant à la marche à suivre à leur endroit.
16 D’abord, la question des réfugiés acadiens pose problème aux autorités coloniales françaises, qui ne savent exactement à quoi s’en tenir avec eux car il faut les nourrir, ce qui coûte beaucoup au trésor public et vient aggraver la situation, surtout en ces temps de disette53. L’abbé François Le Guerne et Boishébert ont tenté dès l’automne 1755 de diriger ces réfugiés soit vers l’île Saint-Jean, soit vers le fleuve Saint-Jean, dans l’intention de les faire passer éventuellement à Québec ou au Canada54. Toutefois, les Acadiens sont très tièdes à l’idée de se réfugier au Canada. Leur réticence est très bien traduite par l’abbé Le Guerne, qui s’évertue dès l’automne 1755 à les y inciter, mais en vain :
17 Malgré cette réticence de la part de ses paroissiens, à l’été 1756, Le Guerne est toujours d’avis que c’est pour eux le meilleur parti à prendre. Or Villejouin ne peut recevoir plus de réfugiés, et Vaudreuil attend toujours la décision du ministre au sujet de la marche à suivre à l’égard de ces derniers, d’autant plus qu’il y en a encore en Nouvelle-Écosse, soit 50 ou 60 familles de Port-Royal et des Mines, qui demandent à passer chez les Français, sans compter les familles toujours présentes dans la région des trois rivières Chipoudie, Petcoudiac et Memramcook56. Selon Le Guerne :
Il ne mentionne pas qui sont les personnes responsables de l’établissement d’un camp de réfugiés à Miramichi, mais il s’agit fort probablement de Boishébert et de l’abbé Jean Manach, le prêtre responsable de la mission de la communauté micmaque de Miramichi. De fait, Boishébert déclarera en 1763 que c’est lui qui a d’abord ordonné aux réfugiés acadiens de se transporter à la Miramichi et que Vaudreuil avait acquiescé à cette demande58. C’est probablement ce qui s’est produit, mais voici ce qu’écrit Vaudreuil à ce sujet :
18 Ainsi donc, à la fin de l’été 1756, le camp de réfugiés de la Miramichi ou le camp d’Espérance prend forme à un moment où la Nouvelle-France et les colonies de l’île Royale et de l’île Saint-Jean connaissent une période de disette. Or les réfugiés acadiens ne sont pas les seuls à y trouver refuge. Effectivement, il s’y trouve également des familles amérindiennes alliées des Français, dont les hommes sont appelés à faire la guerre aux Britanniques en retour de leur subsistance60. Comme les réfugiés acadiens, les Amérindiens qui vivent aux dépens du roi doivent lui être utiles61.
19 Au camp de réfugiés de Cocagne se trouvent, à l’hiver 1756, plusieurs familles canibas, malécites et abénaquises qui ont suivi Boishébert après son retrait du fort Ménagouèche, à l’embouchure du fleuve Saint-Jean. Les hommes ont participé aux campagnes de Boishébert à la rivière Petcoudiac et dans la région de l’isthme de Chignectou à l’automne 1755. Ce sont ces guerriers amérindiens qui reprennent aux Britanniques le bétail confisqué aux Acadiens l’été et l’automne précédents, ce qui leur permet de nourrir leurs familles ainsi que les familles de réfugiés acadiens62. Il est difficile d’évaluer le nombre de personnes composant ce groupe de familles autochtones, mais elles comportent certainement plusieurs centaines de personnes si l’on se fonde sur le nombre de familles avancé par l’abbé Le Guerne, selon qui « Boishébert a travaillé conjointement avec le père Germain à la subsistance des familles les plus nécessiteuses et de 4 à 500 familles sauvages qu’il arrêtoit pour les parties63 ». Ces familles, selon toute vraisemblance, sont passées au camp d’Espérance à l’été 1756 avec les familles de réfugiés acadiens et elles vont y hiverner en prévision du siège de Louisbourg, que les Français appréhendent pour l’été 175764.
20 Assez tôt à l’hiver 1756-1757, la disette est manifeste au camp d’Espérance. D’abord, tel qu’il l’a promis, l’intendant François Bigot fait partir de Québec un bâtiment chargé de vivres pour la Miramichi même si la disette règne au Canada. Malheureusement, ce navire doit faire relâche en cours de route à cause des vents contraires qu’il affronte65. Boishébert se tourne également vers l’île Saint-Jean pour du secours, mais Villejouin n’y peut rien, la colonie étant réduite à la dernière ressource66. En conséquence, la misère est si grande au camp d’Espérance que, dès le début de l’hiver, Boishébert est contraint de réduire la ration des réfugiés acadiens, des familles autochtones et de la garnison, même si l’on a reçu 40 bœufs de la Petcoudiac pour les nourrir, la pêche étant complètement épuisée67. Très rapidement, le pain manque et on est réduit à se nourrir des peaux des bœufs qu’on a mangés l’année précédente, ainsi que de l’huile de phoque dont il reste une petite provision68. Quand ces provisions sont épuisées, les enfants à la mamelle69 meurent et les Acadiens, désespérés, se révoltent en prenant les armes pour forcer les autres à leur donner les vivres qu’ils les soupçonnent d’avoir en réserve. Boishébert doit alors intervenir et leur demander ce qu’ils prétendent faire, ce à quoi ils répondent : « Prolonger nos jours », une réponse qui lui perce le cœur et l’afflige à tel point qu’il leur fait livrer sur-le-champ la moitié de ce qui lui reste pour sa propre nourriture. Il engage alors ceux qui en ont encore la force à se fabriquer des traîneaux pour tirer les plus faibles sur la neige et à gagner la rivière Pokemouche, sise à environ 26 lieues, soit une centaine de kilomètres de distance. Un groupe de 500 personnes entreprennent ce pénible voyage au cours duquel 83 meurent. N’eût été des peaux de bœufs que l’abbé Manach leur a données lors de leur passage à sa mission située à 10 lieues ou à une quarantaine de kilomètres du camp d’Espérance, le bilan serait encore plus lourd70.
21 Entre-temps, Boishébert a encore 1 200 hommes, tant soldats qu’Acadiens, à nourrir et il manque de tout. Il propose alors à un autre groupe d’en faire autant en se transportant à la rivière Pokemouche pour rapporter une provision de poisson à ceux qui restent derrière. De ce groupe, trois n’atteindront pas leur destination, mais 11 jours plus tard, les autres reviennent au camp d’Espérance avec le petit secours qu’on y attendait, ce qui permet aux plus faibles de partir à leur tour pour la rivière Pokemouche. En refaisant souvent ce voyage, on réussit à passer l’hiver, mais à compter de la fin mars, les glaces étant devenues trop minces, il n’est plus possible de se rendre à Pokemouche, et toutes les provisions de poisson ou d’anguille sont consommées assez rapidement. On doit avoir recours ensuite aux peaux de castor qu’il reste et on en est bientôt réduit à manger jusqu’aux souliers faits de peaux de chevreuil. Alors, Boishébert, « les officiers, les soldats & les Acadiens, tombant en défaillance, & couchés languissant à terre », n’attendent plus que la mort lorsque arrive de Québec, à travers les glaces, un bâtiment chargé de provisions71.
22 En effet, Vaudreuil n’est pas insensible aux malheurs qui affligent le camp d’Espérance et il informe le ministre de la Marine de France que Bigot fera partir un bateau d’approvisionnement qui suivra les glaces afin d’y porter les secours qu’il leur est possible de fournir72. Ce bâtiment ne part de Québec que le 9 mai, et Vaudreuil en profite pour y faire passer sa correspondance destinée à Louisbourg et à Paris73. De plus, un autre bateau de ravitaillement quitte Port-Toulouse à destination de la Miramichi après le 30 avril 1757, sous le commandement du capitaine Alexandre LeBlanc, un des fils de Joseph dit LeMaigre74. L’ordre a été donné, semble-t-il, par François-Gabriel d’Angeac, le commandant des postes de Port-Dauphin et de Port- Toulouse, qui l’a probablement reçu de Drucour, le gouverneur de l’île Royale, qui est bien au fait de la situation pénible dans laquelle on se trouve au camp d’Espérance puisque Boishébert s’est sans doute également adressé à lui pour des secours.
23 Au juste, combien de personnes se trouvent au camp d’Espérance de la Miramichi à l’hiver 1756-1757 et quel est le bilan des victimes? En nous appuyant sur les chiffres avancés dans le mémoire de Clos, il est possible de fixer le nombre total de réfugiés, d’Autochtones et de soldats à approximativement 1 800 personnes, soit les enfants morts à la mamelle, les 500 partis à la rivière Pokemouche et les 1 200 qui sont restés derrière. De ce dernier nombre, combien y a-t-il de réfugiés acadiens? D’abord, le mémoire de Clos fait référence à la « petite garnison » du camp d’Espérance, ce qui laisse supposer que celle-ci n’est pas trop nombreuse75. À la fin du printemps 1757,
24 comme prévu, Boishébert doit se porter au secours de la ville-forteresse de Louisbourg, assiégée par les Britanniques. Joubert, l’officier de Louisbourg de qui relèvent Boishébert et ses hommes, nous apprend qu’il a avec lui en juillet 1757 « cent dix Canibas, Malichites et Abénakis et cent Mikmaks que le sieur de Boisbert à emmenés de l’Acadie avec dix-huit soldats et cent cinquante miliciens acadiens76 ».
25 En supposant que Boishébert a laissé à la Miramichi quelques soldats de sa garnison, nous pouvons estimer celle-ci à une trentaine d’hommes au total, c’est-à-dire un nombre équivalent à sa garnison du fort La Tour ou Ménagouèche, à l’embouchure du fleuve Saint-Jean, deux ans plus tôt, qui d’ailleurs l’a suivi à Cocagne77. Quant aux Autochtones présents au camp d’Espérance, en supposant que Le Guerne ou la personne qui a transcrit sa correspondance à Prévost s’est trompée en indiquant de 400 à 500 « familles » au lieu de « personnes », nous osons croire qu’ils comptaient environ 500 personnes au plus78. En soustrayant 530 personnes de 1 200, nous arrivons à un chiffre approximatif de 670 réfugiés acadiens, en plus des 500 qui formaient le premier groupe qui s’est rendu à la rivière Pokemouche et les enfants morts à la mamelle. Ainsi donc, en nous fondant sur les données des documents officiels, nous arrivons à un chiffre total mais approximatif de 1 250 réfugiés acadiens qui auraient entamé l’hiver 1756-1757 au camp d’Espérance. Voyons maintenant de plus près comment nous pouvons justifier ce chiffre approximatif.
26 D’abord, d’après Vaudreuil, il se trouvait 600 personnes79 outre les Autochtones au camp de Cocagne à l’hiver 1755-1756, dont 230 personnes ou 50 familles de Memramcook qui sont passées à l’île Saint-Jean au printemps. Il en est donc resté 370 à Cocagne. Par après, on a fait passer 87 autres réfugiés acadiens à l’Île, dont 16 des 50 revenus de la Caroline du Sud80, avant que Villejouin ne refuse d’en recevoir d’autres. Or, vers ces temps-là, Le Guerne a fait passer des familles de Chipoudie à l’Île et il est fort possible que ce soit ces familles qui composent la majeure partie de ces 87 personnes, soit 71 personnes en tout. D’un autre côté, avec la création du camp d’Espérance à la fin de l’été, un certain nombre des réfugiés déjà passés à l’île Saint-Jean se rendent à la Miramichi81. À ces personnes, il faut ajouter également les familles qui sont arrivées à l’été de la région de Port-Royal, dont Vaudreuil estime le nombre à 30 et Le Guerne, à 50 ou 6082. En outre, Boishébert avise Vaudreuil que 250 des 1 000 personnes qui se trouvent toujours aux trois rivières Chipoudie, Petcoudiac et Memramcook à l’été 1756 comptent se rendre au camp de réfugiés83. Évidemment, il est possible que cela ne se soit jamais concrétisé, mais en admettant que tel a été le cas, nous arrivons à un chiffre approximatif de 1 250 à 1 300 réfugiés acadiens au camp d’Espérance à l’automne 175684. Maintenant que nous avons établi ce chiffre approximatif à partir des documents contemporains, voyons ce que nous avons réussi à établir comme chiffre à partir des données généalogiques tirées des recensements et des listes des familles acadiennes entre 1754 et 1763 et du Dictionnaire généalogique des familles acadiennes85.
27 Puisqu’une bonne partie des familles qui ont abouti au camp d’Espérance étaient originaires de la région de Beaubassin et des rivières Chipoudie, Petcoudiac et Memramcook, nous avons dépouillé le recensement qui a été dressé dans cette région à l’automne 1754 et à l’hiver 1755, soit moins d’un an avant la Déportation86. À partir de l’étude de Paul Delaney, nous avons pu identifier les familles qui ont été déportées, de même que les hommes qui ont été déportés sans leurs familles87. Ce sont ces dernières que Le Guerne a réussi à faire passer en grande partie à l’île Saint-Jean en novembre 1755, au nombre de 500 personnes dont la plupart sont parties par après pour le Canada. Avec celles-ci, d’autres familles se sont réfugiées directement au Canada en passant par le fleuve Saint-Jean ou en passant d’abord à l’île Saint-Jean, comme celles qui y ont traversé à partir de Cocagne en 1756. Nous devons avouer d’emblée que ce travail n’est pas nécessairement concluant, car ce n’est qu’à partir de l’automne 1757 surtout que ces familles laissent des traces dans les registres paroissiaux de Québec notamment, où quelques centaines de réfugiés acadiens sont décédés d’une épidémie de picote ou de variole88. Or nous savons qu’au moins 120 réfugiés acadiens qui ont survécu au dur hiver de 1757 au camp d’Espérance se rendent à Québec, où ils arrivent à la mi-juin 175789. Comme ces personnes ne sont pas identifiées, il est difficile de les distinguer des autres réfugiés acadiens qui étaient déjà à Québec depuis l’année précédente ou l’automne 175590. En outre, il convient d’éliminer les familles qui demeurèrent dans la région des rivières Chipoudie, Petcoudiac et Memramcook, surtout dans la partie supérieure de la Petcoudiac et à proximité de la rivière de Memramcook, à l’hiver 1757. Pour la plupart, ces familles se sont rendues aux autorités britanniques à l’automne 1759 et en 1760, et ont été transportées à Halifax, où on les trouvera en 176391. Quoi qu’il en soit, nous arrivons à un chiffre de 957 personnes recensées en 1754-1755 qui ont possiblement figuré au nombre des réfugiés acadiens présents au camp d’Espérance à l’hiver 175792.
28 Afin de compléter la liste des familles ayant passé l’hiver de 1756-1757 au camp d’Espérance, nous avons jumelé les listes suivantes : la liste des réfugiés dressée à Ristigouche en octobre 1760 par Bazagier, le recensement des familles réfugiées autour de la baie des Chaleurs et à la Miramichi, dressé par Pierre du Calvet en août 1761; les listes de prisonniers acadiens au fort Edward en 1761-1762 et au fort Beauséjour (Cumberland), à Halifax et à Annapolis Royal en 176393. Ainsi, à l’aide des notes généalogiques de Stephen A. White, nous pensons avoir identifié la majorité des ménages et des individus qui ont séjourné au camp d’Espérance en 1756-1757. Nous en présentons la liste dans le tableau I94. À partir de ces listes, nous avons identifié 13 familles ou 71 personnes originaires de Port-Royal, 7 familles ou 43 personnes originaires des Mines et 10 familles ou 41 personnes dont nous n’avons pu déterminer l’origine, ce qui donne un total de 156 personnes réparties dans 30 familles95. En ajoutant ces personnes aux 957 de la région de Beaubassin et des trois rivières et aux 143 célibataires, nous arrivons à un chiffre approximatif de 1 256 personnes, auxquelles il convient d’ajouter les 120 personnes qui sont passées à Québec au printemps 1757, ce qui nous donne un total de 1 376 personnes, soit une centaine de personnes de plus que le chiffre de 1 250 à 1 300 personnes que nous avons établi à partir des documents de l’époque. Il ne nous reste donc plus qu’à établir le nombre approximatif de personnes qui ont trouvé la mort au camp d’Espérance au cours de l’hiver fatidique de 1756-1757.
29 D’abord, les témoins oculaires de ce tragique événement sont très avares de détails précis quant au nombre de victimes. Le Guerne se contente de dire : « ces pauvres gens sont morts l’hyver dernier en grande quantité de faim et de misère96 ».
30 Que signifie « en grande quantité » dans l’esprit de Le Guerne? Nous ne le saurons probablement jamais, mais il existe au moins les chiffres donnés par Boishébert. Selon l’information contenue dans le mémoire produit pour sa défense lors de son procès dans l’affaire du Canada, 86 personnes sont décédés lors des deux premiers voyages à la rivière Pokemouche et « [t]ous les enfans moururent97 ». Assertion plutôt audacieuse à la lumière de ce que nous connaissons des survivants du camp d’Espérance98. Vaudreuil est plus nuancé dans ses propos, qui s’appuient sans doute sur ceux de Boishébert lui-même ou de Le Guerne. Selon lui, ce sont plutôt les enfants à la mamelle qui sont morts, ce qui nous rappelle trop bien les images, projetées au petit écran, d’enfants mourant de faim dans des zones sinistrées ou dans des régions atteintes de sécheresse! Nous avons relevé environ 140 femmes mariées ou épouses qui auraient pu porter un enfant au sein des familles que nous avons identifiées au camp d’Espérance. Il serait plutôt invraisemblable que toutes ces femmes aient eu un enfant à la mamelle en même temps, mais au moins la moitié de ce nombre, donc 70 femmes environ. En présumant que 70 enfants à la mamelle sont décédés, cela nous donne un chiffre totalisant 156 victimes au cours de l’hiver 1757 d’après Boishébert. Or un autre chiffre remontant à l’époque de cette tragédie figure dans un mémoire présenté au duc de Choiseul vers 1762, dans lequel il est question d’un manifeste présenté par « les puissances du Canada », c’est-à-dire les autorités britanniques, à la cour de France contre le traité de neutralité et de pacification signé par les Acadiens en février 1760. Voici l’argument que l’on présente pour dénoncer les conditions dans lesquelles les Acadiens ont été contraints de se rendre aux Britanniques : « [L]es auteurs de ce manifeste n’avoient pas pris soin de s’informer de la dure nécessité et de la fâcheuse extrémité où se trouvoient depuis plusieurs années les Accadiens comme leur missionnaire jusqu’au manque de toutes espèces d’aliment, et au point qu’il en est mort plus de 400 faute de subsistance et de nourriture99. » Le nom de l’auteur de ce mémoire n’est pas mentionné, mais nous soupçonnons qu’il s’agit de l’abbé de l’Isle-Dieu, sans doute une des personnes les mieux renseignées en France à cette époque sur l’Acadie, à l’exception, bien entendu des Acadiens eux-mêmes et de leurs missionnaires de qui ce personnage avait obtenu ses renseignements. Le missionnaire dont il est question ici est sans doute l’abbé Jean Manach, qui venait d’être déporté de l’Acadie un an après avoir conseillé aux Acadiens de signer le traité de neutralité et de pacification dont il est question dans ce mémoire. Ce prêtre était présent à la Miramichi à l’hiver 1757 et était donc à même de connaître, dans les moindres détails, la misère qui a régné parmi les familles acadiennes réfugiées au camp d’Espérance. Ce chiffre correspond davantage au qualificatif dont s’est servi Le Guerne pour donner une idée de l’ampleur de la tragédie et il est assez près de celui de 500 victimes avancé par Fraser100. Par ailleurs, dans des notes manuscrites portant sur la misère qu’ont connue les familles de réfugiés acadiens à la Miramichi, Placide Gaudet estime à 400 le nombre de personnes décédées là101. En présumant que ce nombre de 400 personnes décédées au camp d’Espérance est exact, force est de conclure que des 1 376 réfugiés acadiens de l’automne 1756, il serait donc resté environ 976 survivants au printemps 1757, dont 120 vont passer à Québec102, ce qui nous donne un chiffre approximatif de 856 personnes restées en Acadie.
31 Dans une lettre d’octobre 1757, où il est question de la situation pénible dans laquelle se trouvent les Acadiens, Mg de Pontbriand écrit : « sans compter qu’il y en a encore 8 à 900 à Miramichy au nord de l’Isle St. Jean dont ils ne sont séparés que par la mer, et qui ne demanderoient pas mieux que d’y passer dans les postes de Malpek et de Bedek s’ils avoient espérance d’y pouvoir subsister au lieu qu’ils périssent de besoin et de misère à Miramichy103. » La liste de Bazagier à Ristigouche en octobre 1760 fait état de 930 personnes104 (560 personnes à Ristigouche, 194 à Miramichi, 150 à Caraquet et 26 à Shippagan) qui auraient pu séjourner au camp d’Espérance, mais cette liste a été dressée quatre ans après la création de ce camp de réfugiés, alors il se peut que ce chiffre soit plus élevé en raison des naissances qui ont eu lieu entre-temps. En combinant les données des listes d’Acadiens présents en 1763 au fort Cumberland (Beauséjour), à Halifax et à Annapolis Royal, nous arrivons à un nombre total de 729 personnes qui auraient pu séjourner au camp d’Espérance105. Ici également, il faut exclure les enfants nés depuis 1757. Mais en ajoutant les personnes qui ne sont pas inscrites sur ces listes et qui ont hiverné au camp d’Espérance, nous sommes beaucoup plus près du nombre de 856 personnes qui auraient survécu à l’hiver 1756-1757 à la Miramichi et qui seraient demeurées en Acadie. Dans ce cas, il serait donc réaliste de fixer le nombre de victimes du camp d’Espérance à environ 400 personnes, soit le chiffre avancé dans le mémoire au duc de Choiseul vers 1762.
32 Après la chute de Louisbourg en juillet 1758, le sort du camp d’Espérance est scellé à tout jamais. D’abord, Boishébert, le commandant de ce poste, rentre à Québec dès l’automne 1758. Parti de Louisbourg à l’été, Boishébert se rend dans la région du fleuve Saint-Jean et, plus précisément, le long du littoral atlantique, dans la région du fort George, où il engage une action contre les Britanniques, à qui il inflige un dur revers106. Comme lui et ses hommes s’apprêtent à poursuivre leur route, ils sont avisés que les Britanniques sont en train d’attaquer les établissements du fleuve Saint-Jean et de la Miramichi107. En effet, dès le lendemain de la chute de Louisbourg, le commandant en chef de l’armée britannique en Amérique du Nord, le général Jeffery Amherst, a ordonné au brigadier-général James Wolfe de diriger une expédition contre les établissements de la Miramichi, de Gaspé et d’autres postes environnants108. Suivant ces ordres, Wolfe charge le colonel James Murray de diriger une expédition de près de 800 hommes contre les établissements de la Miramichi, où il arrive à bord du Juno , commandé par le capitaine John Vaughan, le 15 septembre 1758109. Ce dernier, n’étant pas à l’aise en raison de la mauvaise situation où se trouve son navire, c’est-à-dire à l’embouchure de la baie de Miramichi, où il est exposé aux vents du large qui risquent de le pousser à la côte, presse Murray d’agir le plus rapidement possible110. Avec 300 de ses hommes, Murray dirige donc une attaque contre le poste français de la baie des Quines qu’il trouve déserté à l’exception du chirurgien Jean-Louis Bazert et de sa famille, qui sont immédiatement faits prisonniers. En apprenant qu’il y a un autre établissement de l’autre côté de la Miramichi, soit la mission micmaque, Murray y envoie des troupes sur-le-champ et y fait incendier l’église et les habitations des Micmacs et des réfugiés acadiens111. En outre, Murray apprend de Bazert :
33 Bazert informe également Murray que le passage qui mène au camp d’Espérance est très étroit, mais assez profond pour son sloop. Comme la température est clémente, Murray désire entreprendre de monter la rivière afin de détruire le camp d’Espérance, mais après consultation auprès des capitaines Vaughan et Bickerton, il décide de laisser tomber et de faire embarquer ses hommes113. Les commandants des vaisseaux étant visiblement inquiets et craignant pour la sécurité de leurs bâtiments, la petite escadre lève l’ancre dès le 18 septembre114 et regagne Louisbourg une semaine plus tard, laissant le camp d’Espérance intact115.
34 Au printemps 1759, le camp volant établi à la Miramichi par Boishébert est transféré à la Ristigouche par son successeur, le lieutenant Jean-François Bourdon de Dombourg116 . Les familles de l’île Saint-Jean l’y suivent ainsi que des familles réfugiées au camp d’Espérance depuis l’été 1756. Déjà, une partie de ces familles ont laissé cet endroit de malheur, comme nous l’apprenons de Murray : « that there are several Habitations dispersed all over the Bay, for many Leagues both above and below where we were […]117 ». Wolfe ajoute : « From Pas-beau round the Bay des Chaleurs to Caraquet, there are no french Inhabitants, from Caraquet to Miramichi, there may be about forty who either fish, or trafick with the Indians for Furr118. » Si nous prêtons foi à l’information dont Wolfe dispose en y ajoutant celle que le chirurgien Jean-Louis Bazert communique à James Murray, la majorité des familles de réfugiés demeure toujours au camp d’Espérance à la fin de l’été 1758, avec des familles de l’île Saint-Jean qui déménageront au camp établi par Bourdon à la Ristigouche, où on les retrouvera en octobre 1760119. Au même moment, Bazagier fait état de 35 familles comptant 194 individus aux trois postes de la Miramichi, à savoir Néguac, le camp d’Espérance et la baie des Ouines120. Dès l’année suivante, le poste de Ristigouche est complètement déserté, et les familles de réfugiés sont éparpillées autour de la baie des Chaleurs, notamment à Bonaventure, à Nipisiguit, à Caraquet, à Shippagan, mais également à la Miramichi. En effet, du Calvet y recense 24 familles dont 3 à la baie des Ouines121. Toutefois, il ne fait pas de distinction entre les familles réfugiées à Néguac et celles au camp d’Espérance, alors il est impossible d’identifier les familles qui habitent toujours ce lieu à la veille de l’expédition où le capitaine Roderick MacKenzie et ses hommes les arrêteront en novembre 1761, ainsi que la majeure partie des familles recensées par Pierre du Calvet trois mois plus tôt122.
35 Au cours des années qui ont suivi, ces familles ont été gardées prisonnières des Britanniques, qui les ont laissées partir là où elles le souhaitaient à partir de l’automne 1764. Plus de la moitié des ménages ou individus qui auraient séjourné au camp d’Espérance en 1756-1757 ont décidé de rester en Acadie123, alors que les autres se sont établis principalement en Louisiane, mais également au Québec, en France et dans l’île de Saint-Domingue ou Haïti. Grâce au DGFA , il nous est possible de suivre les familles réfugiées au camp d’Espérance, comme le démontre le tableau I. Sur les 452 ménages ou individus qui y auraient séjourné, nous connaissons les lieux d’établissement de 309 d’entre eux, à savoir : 145 en Acadie (58 en Nouvelle-Écosse, 6 à l’Île-du-Prince-Édouard et 81 au Nouveau-Brunswick), 114 en Louisiane, 43 au Québec et 41 en France (dont 21 à Miquelon et 7 à Saint- Domingue)124.
36 Nous ne connaîtrons probablement jamais le nombre exact de réfugiés acadiens qui ont séjourné au camp d’Espérance de la Miramichi à l’hiver 1756-1757 ni le nombre de personnes qui y sont décédées, faute de témoignages donnant des détails précis à ce sujet. Toutefois, une chose est certaine, les chiffres qu’on a avancés jusqu’à présent dans les quelques études portant sur cet événement nous paraissent exagérés à la lumière des renseignements tirés de la documentation de l’époque et, surtout, des notes généalogiques qui contiennent des renseignements incontestables sur ceux et celles qui ont survécu à cet hiver fatidique de 1756-1757. Pour notre part, nous estimons à 1 376 le nombre approximatif de réfugiés acadiens qui y ont séjourné. Quant au nombre de victimes, nous l’estimons à environ 400 personnes si l’on s’en tient au nombre de 856 personnes qui auraient survécu et qui seraient demeurées en Acadie à cette époque, c’est-à-dire près du tiers des réfugiés acadiens du camp d’Espérance.
RONNIE-GILLES LEBLANC