1 BIEN QUE L’HISTORIOGRAPHIE COLONIALE française ait accordé beaucoup d’attention à la structure administrative imposée par la France, peu d’historiens se sont intéressés à décortiquer les réalités quotidiennes de ceux qui faisaient fonctionner le système judiciaire. Dans sa thèse doctorale complétée en 1975, Terry Crowley déplore que les cours et le système judiciaire de la Nouvelle-France n’aient pas attiré l’attention des historiens. Par exemple, aucun livre ou article n’a examiné la structure judiciaire de Louisbourg. Pour le Canada, Jacques Mathieu s’est arrêté sur la nature des cas déposés devant la prévôté de Québec au siècle précédent. Lui aussi soutient que le fonctionnement des cours de justice n’a pas été étudié.1 Cette note de recherche vise donc à mieux faire connaître le rôle des fonctionnaires des cours responsables d’administrer la justice à l’Île Royale. Toutefois, cette recherche se limite à l’étude d’un seul aspect, soit le processus judiciaire entourant la liquidation de successions. Nous pensons ainsi contribuer à ouvrir une fenêtre sur l’activité notariale à l’Île Royale qui, comparativement au Canada, a été grandement négligée par l’historiographie. Nous pourrons constater que la Coutume de Paris est appliquée intégralement dans cette colonie de pêche. Par contre, compte tenu de la pauvreté des pêcheurs-engagés, il est probable que les règles régissant la préservation et la transmission des patrimoines étaient appliquées de manière plus expéditive dans leurs cas. Les fonctionnaires se limitaient à un minimum de procédures puisqu’ils avaient peu de revenus à espérer de la liquidation par vente judiciaire.2
2 Contrairement à Québec, Louisbourg n’a pas de cour seigneuriale ou ecclésiastique. En fait, il n’y a pas de cour comme telle durant les quatre premières années de la colonie. Par un décret royal de 1717, le roi créait trois baillages ou cours royales et un Conseil supérieur. Jusqu’en 1734, le Conseil supérieur demeure une cour de première et de dernière instance. Toujours en 1717, le roi crée aussi une cour d’Amirauté ayant juridiction sur les affaires maritimes. La Coutume de Paris est le seul code civil autorisé à Québec et à Louisbourg. Le Conseil supérieur est composé de fonctionnaires et de membres nommés par le roi sur les recommandations du gouverneur et de l’ordonnateur. Ces conseillers détiennent ces postes à vie, selon le bon plaisir du roi, leur nombre ne dépassant jamais cinq. Souvent plus préoccupés par leurs propres affaires que par celles du Conseil, ils sont parfois absents et remplacés par des résidents en vue dans la colonie. L’intérêt pour les postes de conseiller réside dans l’honneur attaché à la position et dans la satisfaction de statuer sur les affaires des autres. Les conseillers ne reçoivent que 300 livres à titre de salaire, mais sont rémunérés pour chaque tâche liée à la préparation des inventaires après décès ou à la liquidation des successions, par exemple.
3 Assez rapidement, les conseillers du Conseil supérieur de l’Île Royale deviennent une petite clique bénéficiant de la bienveillance royale dont les membres solidifient parfois leur réseau par des mariages d’intérêt. Le personnel du Conseil supérieur se compose d’un procureur général, d’un commis et d’un huissier. Il y aura éventuellement un deuxième commis et un autre huissier. À compter de 1731, l’un des conseillers est nommé gardien des sceaux et peut demander de 30 à 40 sols pour chaque document exigeant le sceau de la cour. Le procureur général demeure le plus important du groupe. De 1719 à 1755, le Conseil aura 14 conseillers titulaires, 3 gardiens des sceaux et 3 procureurs généraux. Guillaume Delort, Joseph Lartigue et André Carrerot, tous des personnages très en vue à l’Île Royale, seront à la fois conseillers et gardiens des sceaux.
4 La cour d’Amirauté, pour sa part, s’occupe des poursuites relatives aux contrats, aux salaires, aux crimes commis en mer, ainsi qu’aux infractions aux règlements royaux et locaux ayant trait à la contrebande et aux activités portuaires. Elle voit aussi à la certification des pilotes et des capitaines, et à l’octroi des permis de navigation. Le personnel compte aussi un procureur général, un commis et un huissier en plus d’un interprète et d’un receveur des droits. Les salaires associés à ces fonctions sont parmi les plus élevés de l’administration, et en plus, des frais sont imposés pour chaque tâche effectuée. À titre d’exemple, les dix premiers mois de 1738 indiquent des revenus de 5 723 livres divisés entre les officiers en place. Comme pour le Conseil supérieur, des noms bien connus de l’élite marchande de l’Île Royale oeuvrent dans cette cour. Philippe Carrerot et Jean La Borde sont procureurs du Roi; Antoine Lartigue est commis; Pierre Lannelongue est assistant-commis; Pierre et Philippe Carrerot de même qu’Antoine Lartigue sont receveurs des droits.
5 Voilà pour la structure. Mais qu’en est-il de la Coutume de Paris et de l’institution du notariat? Il s’avère fondamental de bien saisir l’essentiel de ces thématiques avant d’aborder l’étude du corpus utilisé, soit les inventaires après décès. Laurier Turgeon est d’avis que pour déboucher sur une vision plus globale de la vie du pêcheur, "seule la lecture des minutes notariales et judiciaires pourrait nous faire appréhender le comportement du pêcheur et nous révéler les permanences et les transformations de la pêche à l’aube des temps".3 Toujours en fonction de l’étude de l’inventaire par rapport au monde maritime, Jean Meyer pense qu’il est faux de croire que l’on puisse généraliser les conclusions s’appliquant à une seule région. Il y a donc une géographie notariale fortement différente d’une région ou encore, d’un pays à l’autre.4 C’est ainsi que, progressivement, le grand commerce international maritime échappe au système notarial auquel il n’a plus affaire que dans des circonstances bien précises. La pratique varie de port à port, de pays à pays et même, de notaire à notaire.5 Pour sa part, Jean-Paul Poisson avance que les actes notariés permettent d’en connaître davantage sur la pêche et les activités maritimes, par exemple, l’étude de la répercussion des campagnes de pêche sur le volume saisonnier du travail notarial.6
6 C’est d’ailleurs Peter Moogk qui souligne que l’utilisation d’un éventail plus large d’inventaires permettrait peut-être de faire émerger des variations régionales dans la structure sociale des sociétés de la Nouvelle-France. Quoique les documents notariaux soient plutôt rares pour l’Acadie de la période française, Brenda Dunn et Kenneth Donovan estiment qu’il en existe au moins 18 pour Terre-Neuve et environ 180 pour l’Île Royale.7 Bien que notre projet à long terme consiste en une analyse détaillée des inventaires après décès des gens de mer de ces deux colonies françaises, nous devons d’abord comprendre les procédures et le processus conduisant à la production des inventaires.8 Pour ce faire, notre corpus documentaire se compose de 33 inventaires rédigés à l’Île Royale, soit 16 de pêcheurs-engagés, 7 d’habitants-pêcheurs et 8 d’habitants alliant des activités de pêche à une autre occupation économique lucrative. Cet échantillon limité s’explique par l’absence presque totale de description de la procédure dans une majorité des inventaires, surtout chez les pêcheurs-engagés. Qui plus est, dans l’optique d’une étude quelque peu comparative entre les classes sociales, il demeure essentiel de scruter quelques inventaires chez les trois principaux groupes sociaux s’adonnant à la pêche à l’Île Royale.
7 À compter des années 1950, les historiens, surtout ceux de France, s’intéressent aux structures sociales et aux problèmes de stratification et de classification. À titre d’exemple, dans sa recherche de sources nécessaires à l’étude du social, Ernest Labrousse souligne la grande richesse des minutes notariales pour esquisser une définition des groupes sociaux.9 Rappelons-le, l’inventaire est un acte juridique très fréquent au 18e siècle et plusieurs situations donnent lieu à son application, notamment un décès, une séparation de biens ou une faillite. Chaque inventaire va habituellement fournir le nom du défunt, sa profession ou sa qualité et le nom de la ou des personnes qui ont demandé l’inventaire, ainsi que les motifs de celui-ci. Ces personnes peuvent être une veuve et tutrice, un héritier testamentaire ou de droit, un créancier, etc. Étant donné que l’inventaire n’est pas obligatoire, Maurice Garden estime qu’au 18e siècle, dans une ville comme Lyon, en France, on procède annuellement à environ un inventaire pour chaque 8 ou 10 décès.10
8 À titre de source pour l’histoire sociale et économique, l’inventaire permet de cerner la fortune de chaque profession, de chaque groupe de métier, bref, de chaque catégorie ainsi définie. L’usage fréquent de l’inventaire par les professions marchandes est équivalent d’un dernier bilan pour une société commerciale. À titre d’exemple, Jean-Paul Poisson explique que le notariat parisien, entre 1698 et 1749, apparaît comme un organisme financier et de droit des affaires. Cette opinion est partagée par Jean-François Brière, pour qui les notaires de l’époque jouent souvent le rôle de banquier et d’intermédiaire entre créditeurs et crédités.11 Depuis les années 1970, de nombreuses études d’histoire sociale sur le Régime français font grand usage des inventaires après décès. Bien que le livre de Louise Dechêne, Habitants et marchands (1971), marque une étape fondamentale dans l’exploitation de cette source, d’autres exemples plus récents peuvent être cités.12 Ainsi, Louis Lavallée a commenté la vie professionnelle de Guillaume Barette, notaire rural sous le Régime français, qui rédigea 1 593 actes, dont 54 inventaires, entre 1709 et 1744.13 Peter N. Moogk explique que la richesse personnelle est un outil de mesure du statut social en Nouvelle-France où, contrairement à la Nouvelle-Angleterre, la structure sociale ne repose pas sur les différences économiques. C’est plutôt le rang social qui dicte le comportement économique, et pour étayer sa thèse, Moogk dépouille une cinquantaine d’inventaires après décès pour la région de Montréal. Comme nous l’avons constaté dans nos recherches, il n’est pas toujours facile d’identifier le domaine d’activité des personnes, et c’est souvent le contenu de l’inventaire qui détermine l’identification de sa profession ou de son métier.14 Pour l’Île Royale, Josette Brun vient tout juste de publier les résultats de sa recherche sur les femmes en affaires dans cette colonie. Elle y fait un bon usage de cette source.15
9 L’inventaire représente aussi une source fondamentale pour l’histoire matérielle du Régime français. Kenneth Donovan et Anita Campbell utilisent quelques inventaires pour étudier l’intérieur des maisons des habitants de Louisbourg.16 Contrairement à l’Acadie, incluant Plaisance et l’Île Royale, le Canada bénéficie d’un nombre important d’études sur l’histoire matérielle du 17e et 18e siècle. On pense, entre autres, aux travaux de Dominique Bouchard, de Jean-Pierre Hardy et de Paul-Gaston L’Anglais.17 Dans nos propres travaux sur la culture matérielle des pêcheurs de Plaisance et de l’Île Royale, le dépouillement de 54 inventaires permet de présenter un canevas préliminaire des biens matériels et de leur utilisation chez ces populations maritimes de l’époque coloniale.18 C’est bien peu comparativement au corpus canadien pour la même époque, mais rappelons qu’il n’existe qu’environ 198 inventaires couvrant l’ensemble des catégories sociales pour Plaisance et l’Île Royale. Précisons que ce nombre ne comprend pas ceux contenus dans la série d’archives de la Charente maritime (La Rochelle) sur laquelle nous reviendrons plus loin. Par contre, certaines études menées en France se limitent à des corpus réduits. Par exemple, Françoise Wardo-Desjardins dépouille seulement 78 inventaires pour sa recherche sur la vie domestique du 18e siècle dans un village du Vexin français.19
10 Du côté de l’historiographie du Régime anglais, l’inventaire trouve son équivalent dans les Probate Records. Peter E. Pope se sert de cette source pour étudier les possessions matérielles d’habitants de Terre-Neuve durant la période 1630-1700. Ceci lui permet de dresser l’inventaire des biens de marchands ou de d’autres habitants de la colonie.20 C’est aussi le cas pour Daniel Vickers dans son brillant ouvrage sur les fermiers et les pêcheurs du comté d’Essex, au Massachusetts. Il construit des biographies de pêcheurs à partir de diverses sources, dont les Probate Records. Comme nous le faisons avec les inventaires, il utilise ces informations pour évaluer les niveaux de richesse des pêcheurs à leur mort.21
11 Comme l’indiquent Yves F. Zoltvany, Jacques Mathieu et Jean-François Brière, l’existence de documents tels que les inventaires, ou les contrats de mariage, s’explique par la nature du régime juridique existant à l’époque en France et en Nouvelle-France. La Coutume de Paris est introduite au Canada vers 1640 par les Cent-Associés, mais ce n’est qu’en 1664 qu’elle devient le seul code légal permis dans la colonie.22 Jacques Mathieu explique que la Coutume de Paris définit des cadres juridiques qui fixent pour chacun et pour chacune, selon l’âge et le sexe, des droits et des obligations, à l’intérieur d’une communauté familiale et à l’égard d’autrui. La Coutume impose ainsi à la famille le principe de la communauté de biens. Là se gèrent, sous la mainmise presque totale du mari, le capital économique et social et l’honneur de la communauté familiale.23
12 Le notaire joue donc un rôle primordial dans l’application de la Coutume de Paris. Tout en soulignant l’importance des documents notariés français pour l’histoire maritime, Jean-François Brière explique que le notaire s’occupe de "register and preserve in the name of the state all private agreements, deeds (marriage contracts, real estate, etc) and wills. As a group, notaires hold a public monopoly on the drawing and archiving of legally-valid documents (minutes) signed by private parties".24 Il nous rappelle aussi que les notaires sont une composante du système judiciaire royal, tout comme les juges et les procureurs. À l’Île Royale, tel que précisé plus haut, cette responsabilité revient à deux instances administratives, soit le plumitif du Conseil supérieur de l’Amirauté et la Cour du Baillage.25 L’Amirauté de l’Île Royale, établie à Louisbourg, fonctionne de 1718 à 1758, sauf pendant l’occupation anglaise, entre 1745 à 1749. Son personnel comprend un lieutenant général, un procureur, un greffier, un receveur et un huissier. Le lieutenant général nommait des subdélégués à Port-Dauphin et à Port-Toulouse. Les historiens s’intéressant à l’histoire administrative de l’Île Royale sont assez familiers avec un bon nombre de fonctionnaires exerçant leur autorité dans ces deux instances décisionnelles. Le Tableau Un présente une liste des fonctionnaires revenant le plus souvent dans notre corpus.
Tableau Un : Fonctionnaires exerçant au Conseil supérieur et au Bailliage de Louisbourg mentionnés dans le corpus d’étude
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13 Règle générale, l’inventaire se fait aussi vite que possible après la mort, parfois même avant l’enlèvement du corps de la maison. L’inventaire lui-même ne constitue qu’une partie des actes établis après le décès. Dès celui-ci, il y a apposition des scellés au domicile du défunt et une ordonnance qui permet alors l’inventaire. Les héritiers de droit, s’ils peuvent réclamer le bénéfice de la succession seulement après l’inventaire, peuvent aussi en demander la jouissance directe et la levée des scellés.26
14 Chaque inventaire est généralement divisé en deux parties, soit l’estimation détaillée des meubles et des effets mobiliers, et celle des titres et des papiers de la famille, qui peuvent d’ailleurs être nombreux et variés. Il peut s’agir d’une procédure en justice, de la pose d’une borne dans une propriété, d’un ancien contrat de mariage, de l’acquisition d’une terre ou d’un contrat de constitution de rente.27 Le Tableau Deux donne l’exemple de l’inventaire des papiers d’un habitant-pêcheur de l’Île Royale, Elie Tesson La Floury.
Tableau Deux : Relevé des papiers à caractère juridique dans la succession La Floury
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15 Les deux premières pages de l’inventaire forment l’intitulé: indications d’état civil, adresse, description sommaire de la demeure et exposé de la requête. Il y a ensuite la description, pièce par pièce, du mobilier, ce qui constitue la partie la plus longue de l’inventaire. Le huissier-priseur, qui estime les effets, fait appel à un spécialiste marchand ou à un maître-artisan — sellier, tonnelier, libraire — lorsqu’il doit évaluer la valeur des marchandises commerciales en magasin. Les armoires ouvertes, les scellés des meubles levés, les titres enfermés dans un tiroir, tout le personnel se déplace vers une autre maison, lorsque nécessaire. Les coûts de déplacement sont onéreux puisque la journée d’un commissaire coûte de six à sept livres en ville et de dix à douze livres à la campagne.28
16 Finalement, tous les papiers sont alors décrits : contrats familiaux, titres de propriété, dettes, promesses, obligations, billets en faveur du défunt, et plus rarement, les dettes passives. Les livres de comptes des commerces et négoces sont lus, paraphés et décrits, mais rarement avec les indications qui permettent de déterminer le chiffre d’affaires. La description des baux de location passés au défunt ou par lui, les quittances de loyer et celles des impositions complètent ces indications. L’inventaire n’est pas tout à fait terminé puisqu’il faut aussi que le gardien des scellés, la veuve et les domestiques prêtent serment, comme quoi qu’aucune spoliation n’a eu lieu.29
17 Dans un premier temps, il est à propos de signaler l’existence d’un vocabulaire juridique déjà connu des historiens utilisant les documents notariaux. Un relevé sommaire des termes utilisés par les fonctionnaires du greffe du baillage de Louisbourg confirme une similitude avec ce qui existe en France et au Canada à la même époque. Le meilleur exemple de ceci provient des papiers composant la succession d’Elie Tesson La Floury. Le 17 avril 1741 à compter de 9 h du matin, débute la deuxième journée des travaux d’inventaire des biens du défunt, alors qu’on s’attarde à l’énumération d’une "liasse de papiers de procédures". Bien que les démarches suivant la déclaration d’un décès soient généralement les mêmes, la taille de l’inventaire dépend habituellement de l’importance des possessions du défunt. Plus il possède de biens, plus long et détaillé devient l’inventaire, entraînant ainsi des frais de justice plus élevés, entre autres, pour la vente publique qui nécessite parfois plus d’une séance.
18 Généralement, l’habitant-pêcheur a droit à une description plus détaillée que dans le cas du pêcheur-engagé, ce qui est chose somme toute normale puisque le premier, contrairement au second, réside en permanence dans la colonie. L’habitant-pêcheur est habituellement propriétaire d’une habitation de pêche comprenant au moins une maison, des cabanes pour loger les engagés, l’équipement, le sel pour la morue, etc. Les investissements requis sont importants, car en plus de l’équipement, des bâtiments, des embarcations et de l’aménagement de la grave, il faut aussi compter les salaires pour la main-d’oeuvre. Celle-ci se compose d’engagés se répartissant dans des équipages de goélettes ou de chaloupes, et de personnes qui apprêtent la morue sur la grave. Selon Christopher Moore, durant les années 1730, les habitants-pêcheurs et les marchands-pêcheurs s’approprient annuellement environ les trois quarts des prises de morue à l’Île Royale. Ces propriétaires d’établissements de pêche sont au nombre de 80 à 100 durant cette période, et la plupart d’entre eux possèdent un peu plus du nombre minimum requis de bateaux et d’employés pour que l’activité soit rentable. Les plus importantes entreprises de pêche, incluant celle de la famille Daccarrette, qui compte 34 chaloupes en opération en 1726, peuvent rapporter jusqu’à 100 000 livres annuellement. 30
19 Pour leur part, les pêcheurs-engagés sont de passage et figurent assez bas dans l’échelle sociale. Ils sont toujours logés dans des cabanes séparées de la maison de l’habitant-pêcheur et de nature très rudimentaires. B.A. Balcom donne l’exemple de Joannis de l’Etapy qui, en novembre 1733, signe un contrat avec François Lessenne à titre de saleur sur un terrain de pêche à Saint-Esprit. L’entente stipule une allocation hebdomadaire d’une pinte de rhum, en plus d’une part de 22 quintaux pour chaque 600 quintaux recueillis. Mais les habitants-pêcheurs tel François Picard, ont tendance à parfois abuser des engagés. En 1743, Picard vend à ses pêcheurs du rhum à un prix atteignant près du double de celui vendu à Louisbourg.31
20 Qui plus est, le niveau de richesse des habitants-pêcheurs ne peut être établi sur la base des seuls éléments énumérés dans les inventaires. Il faut aussi étudier leur niveau d’endettement. En fait, des dizaines d’habitants-pêcheurs de l’Île Royale étaient fortement endettés. Par exemple, La Floury valait 19 000 livres à sa mort mais il en devait aussi 9 000. D’autres exemples sont à retenir, comme celui de Bonnaventure LeBrun, qui affiche un bilan déficitaire de 694 livres, 13 sols et 8 deniers, celui de Jean Gaillon Preville (669 livres, 8 sols), de Jean Milly LaCroix (381 livres, 9 sols) ou de François Blondel (381 livres, 9 sols). Pourtant, un habitant tel Jean Milly LaCroix fait partie d’une famille relativement bien nantie d’habitants-pêcheurs. Avec ses frères François, Thomas et Gaspard, il émigre à l’Île Royale en 1714. En 1719, les quatre frères détiennent en copropriété des établissements de pêche situés du côté nord du port de Louisbourg, sur la rue du Quay et la rue Dauphin, et à Saint-Esprit. Les frères effectuèrent le partage de leurs biens en 1727.32
21 Afin de mieux saisir le déroulement de la session d’inventaire des pêcheurs de l’Île Royale, prenons l’exemple de l’habitant-pêcheur François Blondel, décédé en 1732. Le 2 août en après-midi, le greffier Pierre Vincent, accompagné du procureur général et conseiller au Conseil supérieur, François-Marie Desgoutins, se dirige vers la demeure de Blondel au Petit Lorembec. Il veut ainsi s’assurer de "la conservation" des biens composant la succession de Blondel et garantir le respect des droits de ses créanciers, de sa veuve et de ses enfants mineurs. Une première visite de reconnaissance visant à dresser un inventaire partiel des pièces et des objets les plus en évidence avait déjà eu lieu. Une fois sur les lieux, la clé de la cabane du défunt leur est remise par Guillaume Vallet, neveu du défunt et habitant du havre de la Pointe de Blondel. C’est à ce moment-là qu’on appose les scellés sur les biens meubles, portes et fenêtres de la cabane.33
22 Les fonctionnaires se déplacent ensuite dans la cour arrière, où interviennent les évaluateurs Jacques Alexandre de La Forterie, capitaine de navire, et François Dupont, habitant du lieu. Ils doivent à la fois distinguer les catégories de morues s’y trouvant, en estimer le poids et départager la morue d’automne de celle d’été ou de printemps. Les deux évaluateurs confirment leur verdict par une signature au registre du greffier. Nous reviendrons sur le rôle des évaluateurs plus loin dans le texte.
23 Cette étape terminée, les officiers se rendent à la cabane des compagnons-pêcheurs à l’emploi de Blondel. Les pêcheurs s’y trouvant sont informés des motifs de la visite et on leur demande de rendre compte des meubles de la cabane en question. Selon eux, en plus des deux chaloupes à la Pointe à Blondel, il y en a deux autres à l’Indienne pêchant aussi pour Blondel. La déclaration de ces pêcheurs-engagés a valeur de témoignage sur la nature de l’entente existant entre Blondel et son neveu Vallet. Les engagés rappellent que Blondel a l’obligation de fournir des vivres aux équipages des chaloupes, ce qu’il aurait fait jusque-là. Ils pensent aussi que la pêche réalisée au poste de l’Indienne doit être partagée entre l’oncle et le neveu, qui commande les chaloupes à l’établissement de l’Indienne. Également, les pêcheursengagés s’attendent à ce qu’on ne les prive pas de leurs vivres en imposant le scellé sur celles-ci, Blondel s’étant engagé à les nourrir jusqu’à la fin de la saison de pêche.
24 La requête des engagés de Blondel est toutefois mise en veilleuse, en attendant la fin de l’inventaire le lendemain. L’autre préoccupation de Vincent est d’éviter, dans la mesure du possible, à la veuve et aux créanciers d’avoir à se rendre à Louisbourg à plus d’une reprise.34 Une fois la lecture du procès-verbal de l’inventaire complétée, on somme Vallet de déclarer s’il a connaissance de d’autres biens appartenant à Blondel. Le neveu répond que non et ajoute qu’il estime avoir des droits dans "ladite succession". Cependant, sans insister sur la question et par considération pour son oncle décédé, il accepte de se charger de la garde des biens meubles et immeubles ainsi que du règlement des dettes. Desgoutins accepte l’offre à la condition que Vallet se présente aux autorités lorsque la demande lui en sera faite, et qu’il maintienne les biens en "bon état et réparation dont il sera remboursé sur la succession et pour l’exécution de l’obligation", ce à quoi il s’engage. Desgoutins lui remet donc les papiers inventoriés en précisant que Valet ne devient pas garant des dettes de son oncle.35
25 L’inventaire de feu Blondel est sans contredit l’un des plus détaillés en ce qui à trait aux procédures préliminaires de la prise d’inventaire d’un habitant-pêcheur. Mais dans le cas d’un simple pêcheur-engagé comme François Ruel, Joseph Lartigue peut parfois tenir la session d’inventaire au greffe même, à condition qu’il puisse, au préalable, y faire apporter le coffre du défunt, dans ce cas-ci à partir de Saint-Esprit.36 Thomas Perée, lui, prend l’initiative d’apporter lui-même au greffe les deux coffres du défunt Pierre Darroguy. Ce dernier, décédé sur la pointe de Scatary en février 1756, était maître de grave au service de Perée.37
26 D’autres inventaires, également brefs, décrivent mieux les procédures initiales lors de la liquidation des effets de trois engagés noyés en pêchant au service du sieur François Lessenne de Louisbourg. Le 26 avril 1735, Joseph Lartigue déclare que les coffres des nommés Mathieu Laisné, Johannis de l’Estapy et Noel Leclanche ont été transportés à Louisbourg sous ses ordres. Lartigue se rend tout de même à la cabane des trois engagés pour procéder à la vente du contenu des trois coffres, suivant l’inventaire déjà fait au havre du Saint-Esprit, où les engagés s’étaient noyés. La présence de Lartigue est d’autant plus nécessaire qu’elle vise à empêcher le "déprisement desdits effets et en conserver les deniers qui en proviendront pour être remis à leurs héritiers".38
27 Le processus peut être à la fois expéditif ou très long, tout dépendant des possessions du défunt. Un bon exemple où le processus judiciaire est suivi à la lettre est celui de la vente permettant le partage des biens de la succession de Pierre Carrerot, receveur des droits de l’Amirauté, décédé en 1732. Les Carrerot sont une des plus illustres familles de l’Île Royale. Plusieurs membres de la famille exercèrent des fonctions publiques, entre autre au Conseil supérieur de la colonie. Ainsi André et Philippe, deux des fils de Pierre, sont marchands. Le premier devient commissaire des classes et des troupes de la marine à l’Île Royale et conseiller au Conseil supérieur. Même s’il fait du commerce avec Bayonne et Québec et qu’il possède des terrains dans l’Île Royale, il laisse sa famille sans ressource au moment de sa mort en 1749. Phillipe devient receveur des droits de l’Amirauté après avoir succédé à son père comme gardemagasin en 1713. Il s’adonne lui aussi au commerce maritime avec Québec, en plus de la pêche. Pourtant, lui non plus ne réussit pas à accumuler de fortune.39
28 Conformément à la Coutume de Paris, les requérants Carrerot demandent au Conseil supérieur de nommer un conseiller de la cour comme commissaire pour procéder à la vente des meubles du défunt. Les suppléants pourront alors liquider les dettes de la succession et partager entre eux ce qui restera. Le Conseil émet promptement l’acte de la requête permettant la vente judiciaire qui, selon les règles, se fera en présence du procureur général. Une fois cela confirmé, les fils Carrerot demandent la permission de faire placer des affiches annonçant le lieu et la date de la vente. De préférence, les affiches seront posées à la porte de l’église paroissiale, sur la place publique et au magasin du Roi. La vente aura lieu devant la maison du défunt, 16 rue de l’Étang, à Louisbourg. Les conditions de la vente seront alors lues à haute voix pour qu’elles soient connues de tous :Le public est averti qu’il fera demain mercredi sur les deux heures de relevée par Mondit Sieur DeGoutin procédé sur le quay de cette ville à la vente des meubles et effets délaissés par led feu Sieur Pierre Carrerot, au plus offrant et dernier enrichisseur. À la charge par les adjudicataires et payer comptant en mains desdits sieurs Carrerot, frères, et Delort le prix de leurs adjudication à défaut de quoi lesd meubles et effets seront recriées à leur folles encheres; à laquelle il demeureront obligé par corps et biens comme depositaires des biens de justice.40
29 La vente des coffres de Laisné, l’Etapy et Leclanché est faite après l’émission d’une publication par le huissier, assisté d’un tambour, tout le long de la grave, suivant l’usage de la colonie. Les acheteurs potentiels sont avisés qu’il faut payer comptant et que "sera recrié à la folle enchère" les effets à vendre.41 La vente des hardes des trois défunts rapporte 64 livres et l’argent restant, suite à la liquidation des successions, est déposé auprès du greffier pour être ensuite distribué à "qui il appartiendra". On connaît au moins deux cas où les mesures de liquidation sont encore plus expéditives. Le 27 février 1715, à 9 h du matin, le lieutenant de l’Amirauté Marc-Antoine Delaforets, accompagné du greffier, se rend à la maison du marchand Jean Rochefort pour procéder à l’inventaire des meubles et hardes du compagnon-pêcheur Louis Louvras, décédé chez Rochefort le 18 du même mois. Après avoir fait prêter serment à Rochefort et à "ses gens", Delaforets confirme l’inventaire et vend le tout aux enchères.42 C’est là un scénario semblable à celui adopté par Joseph Lartigue chez l’aubergiste Daugan. Une fois l’inventaire des effets de feu le compagnon-pêcheur Mathurin Couqueville complété, la vente a lieu sur le quai.43 Également, pour Blondel, la vente judiciaire des effets se tient le vendredi 11 décembre 1733 à 9 h du matin alors que François-Marie Desgoutins "se transporte" sur la place publique de Louisbourg, au devant du quai. Étant donné que personne ne se présente pour réclamer la succession, la vente devient nécessaire pour éviter, là aussi, le "dépérissement des effets". Contrairement au cas des trois compagnonspêcheurs cité plus haut, la publication de la vente se fait tout au long du quai et dans les rues de la ville.44
30 Il existe plusieurs situations où la liquidation de successions donne lieu à des réclamations et à des contestations de tout genre. Ainsi, François Lessenne estime que l’argent récupéré suite à la vente des effets de ses trois anciens employés lui revient puisqu’ils sont débiteurs de sommes considérables qu’il leur a avancées. Sur présentation d’états de comptes, Lartigue accepte de remettre la somme de 35 livres, en déduction de ce qui est dû par les défunts à leur maître.45 Le même genre de dilemme se présente pour François Picard en 1743. Habitant au Saint-Esprit et employeur de trois compagnons-pêcheurs noyés au printemps, il demande à être remboursé pour des fournitures avancées à Verdieu, Jouet et Roger pour un total de 172 livres, 6 sols. À cette somme s’ajoute une autre de 36 livres, 10 sols pour laquelle il s’est porté garant en faveur de Verdieu, auprès des nommés Hamon et Julien Plaisis. Il demande à être dédommagé à même les revenus de la vente des coffres et hardes des trois défunts. Sur présentation d’un mémoire des fournitures avancées, le procureur du Roi lui remet finalement 165 livres, 48 sols.46
31 Picard n’est pas le seul à prendre des mesures visant à éviter des pertes totales pour des avances non remboursées. Un mémoire de Lartigue relate le cas du compagnonpêcheur Gabriel Malenfant. En 1729, il cède un chargement de morue valant 130 livres au sieur chirurgien Barbudeau, habitant du Saint-Esprit, somme pour laquelle Barbudeau émet un billet à ordre, payable en septembre 1730. Gabriel remet le billet à son père, Jean Malenfant, pour qu’il retire le paiement. N’étant pas en mesure de se faire payer par Barbudeau, Jean confie, en 1731, le même billet à François Ruel, également compagnon-pêcheur. Or, il n’est pas clair pourquoi Jean pense que Ruel risque d’avoir plus de succès dans la quête d’un paiement auprès de Barbudeau. Il demeure toutefois possible que ce billet ait servi de garantie pour une avance que Ruel aurait consentie à Jean Malenfant. Mais Ruel se noya avant de se faire payer, et le dit billet se retrouva dans ses papiers personnels suite à l’inventaire. L’argument des Malenfant pour reprendre possession du billet est assez clair; ni eux, ni Ruel n’ont reçu de paiement. Ruel ne devant faire "office que d’ami", les Malenfant estiment normal que le greffier leur remette le billet, une demande qui sera finalement acceptée.47
32 Une situation plus corsée se présente toutefois au sieur Michel Daccarette, marchand bien connu de l’Île Royale, en 1732. Conformément à la sentence rendue en sa faveur par l’Amirauté de Louisbourg, il charge Céprien Lagoanère de récupérer 40 quintaux de morue au Lorembec, provenant de la succession de feu Blondel. Mais les sieurs Dupré et Aubry s’opposent à ce que Lagoanère récupère les morues, ce qui l’oblige à les aviser, devant le huissier et deux témoins, qu’il proteste afin de les forcer à payer au moins 20 quintaux de morue marchande au sieur Daccarrette. Les témoins Bertrand Lahupa et Julien de Lalande signent la protestation, sommant les réfractaires de livrer la morue manquante au domicile de Daccarrette.48
33 Un cas assez semblable se présente en 1733, lorsque Marie Deguarbaret demande à se faire rembourser pour des frais de loyer que lui doit feu Antoine Duval. Elle est représentée par Dregent Lebris, huissier au Conseil supérieur, qui confirme qu’en vertu d’un billet du défunt datant du 4 avril 1729, elle est effectivement créancière de feu Duval pour la somme de 62 livres. Elle réclame ainsi les deniers qui proviendront de la vente des biens de Duval, jusqu’à ce qu’elle estime être "parvenue à son paiement".49 Une réclamation de moindre importance est également déposée par Geneviève Boucher, blanchisseuse. Le défunt Jacques Fretel, compagnon-pêcheur, lui doit 6 livres pour "le restant dudit blanchissage", dont elle demande le paiement sur les deniers provenant de la vente de ses hardes.50 Pour sa part, Pierre Detchevery réclamme 51 livres pour les soins médicaux et autres qu’il a prodigués au défunt Miquel Camino durant les 18 jours que dura sa maladie.51
34 Il peut aussi arriver que les héritiers légaux potentiels soient absents au moment de la mort d’un parent habitant l’Île Royale ou y travaillant à titre d’engagé. Le 21 avril 1734, Catherine Duhart, tante de Marlan Duhart, de la paroisse de Rogne en France, remet une procuration au capitaine de navire Marsans Darismendy, en partance pour le Cap-Breton. Il doit se présenter au greffe de Louisbourg afin de réclamer ce qui subsiste de la succession de Marlan Duhart, noyé au havre Fourché en 1734. Charles Blondel, un habitant du même endroit, informe Darismendy qu’il a lui-même déposé au greffe le produit de la succession, soit, la somme de 145 livres, 14 sols, 4 deniers, ayant vendu les hardes du défunt en présence du curé du havre Fourché. Il est alors décidé que Darismendy se verrait remettre les deniers déposés en fournissant sa quittance, jointe à sa procuration, au plus tard le 31 octobre 1735.52
35 Dans un deuxième cas, Gilles et Aubin Guérard se présentent au greffe de Louisbourg un an après le décès de leur frère Étienne. Un troisième frère, Mareiot, est toutefois absent. L’inventaire des effets du défunt a été réalisé le 8 avril 1735, en leur absence, et est demeuré au greffe. Ces derniers réclament maintenant la succession, composée d’argent et de billets. Joseph Lartigue, conseiller du Roi, se dit toutefois incapable d’acquiescer à leur demande puisqu’ils ne possèdent aucune procuration et que Mareiot est absent. Ils doivent donc se présenter à nouveau en possession d’une procuration et d’une quittance. Comme "cautionnaire", ils ont recours à Julien Fizel. C’est finalement le 15 octobre 1736 que Gilles et Aubin obtiennent les papiers et les deniers qui restent de la succession. Les Guérard sont tous compagnons-pêcheurs et natifs de la paroisse de Saint-Aubin de Preaux, dans l’évêché de Coutance. Ils héritent chacun du tiers de la succession du défunt, mais étant donné l’absence de Mareiot, ils devront revenir en 1737 afin de récupérer le dernier tiers de l’héritage à condition de présenter une décharge.53
36 Finalement, le cas de la succession François Ruel montre un dépôt de 2 554 livres, 8 sols, 8 deniers. La somme est remise au sieur Georges Ross, un habitant de Louisbourg, au profit des frères Guillaume et Jean Ruel, de la paroisse de Saint-Léger dans l’évêché de Coutance, héritiers de leur frère François. Ross est porteur d’une procuration que lui ont remis les frères Ruel. La succession se compose d’argent, de lettres de change et de billets. Joseph Lartigue confirme la remise du contenu à Ross le 4 septembre 1735.54 Dans le même ordre d’idées, le père de Miquel Camino, héritier de son fils, a remis une procuration datée du 4 février 1735 à François DeSarresteguy, marinier, pour qu’il récupère la somme de 85 livres, 13 sols, ce qui reste de la liquidation de la succession de Miquel le 2 avril. La procuration a été rédigée à Saint-Jean-de-Luz par le notaire Royal De var Casserre. La liquidation de la succession a permis de payer les dettes de Miquel et les frais de justice. La procuration demande au greffier dépositaire de la dite somme de la remettre à DeSarrestguy, une requête acceptée par Joseph Lartigue.55 La même demande est faite pour le défunt Bonnaventure LeBrun, un négociant décédé en 1740. C’est Guy Droguet, marchand, qui se présente au baillage "au nom et comme fondé de pouvoir de Jérome LeBrun, employé dans les fermes du Roi demeurant dans la ville de Paimpot, évêché de Saint-Brieux, et de Jeanne LeBrun, héritiers par bénéfice d’inventaire de Bonnaventure, leur frère".56
37 Quand le défunt laisse des enfants mineurs, il y a désignation d’un conseil de tutelle et le tuteur désigné peut demander l’inventaire des effets délaissés. Selon Garden, ce sont souvent les actes les plus intéressants parce qu’ils concernent des personnes en pleine activité avant leur décès, souvent encore jeunes. La composition des conseils de tutelle donne des précisions intéressantes sur les relations familiales, sociales ou professionnelles. Quand la veuve est désignée comme tutrice, elle demande l’inventaire pour protéger ses droits dotaux.57 La finalité de la retransmission du patrimoine exige donc la confirmation des responsabilités de tutelle. Par exemple, à l’Île Royale, des enfants de feu René Herpin et de veuve Bastienne Robin, par l’intermédiaire de Pierre Herpin, fils majeur du défunt, demandent la désignation d’un conseil de tutelle. À la mort de son père, sa mère Bastienne n’a pas demandé d’inventaire des biens meubles et immeubles de leur communauté. Par le fait même, elle n’a pas, non plus, procédé à l’élection d’un tuteur et d’un subrogé-tuteur pour Martin, Jean, Isabelle et Charles, tous enfants mineurs. Louis, Marin et Pierre sont les enfants majeurs. La nomination d’un tuteur subrogé et d’un tuteur aux mineurs permet de compléter l’inventaire et de procéder à la distribution de l’héritage. La demande est acceptée par François-Marie Desgoutins le 25 février 1739.
38 Dès le 4 mars, le huissier-audiencier Jacques Chantrel convoque sept personnes pour le lendemain, afin qu’ils comparaissent devant François-Marie Desgoutins à l’hôtel de ville. Il sollicite leur avis sur l’élection d’un tuteur et d’un subrogé-tuteur des enfants mineurs de feu Herpin et de la veuve Robin. Comme François Lessenne l’apprendra à ses dépens, l’absence à une session de comparution entraîne une amende. C’est ce qui explique qu’une copie de la convocation est remise à chaque personne à son domicile. En plus de Bastienne Robin, les personnes convoquées sont les aubergistes André Paris, Nicolas Deschamps et Julien Fizel, le navigateur Claude Pervin, de même que les habitants Noël Ross et Nicolas Gaudin. Suite à la séance du 5 mars, la veuve Robin reste tutrice et Noël Ross devient subrogé-tuteur. Ils doivent dorénavant régir et gouverner les "personnes et biens des enfants mineurs" suivant l’avis des parents et des amis qui ont comparu à la séance. Les deux prêtent serment comme quoi ils s’acquittent de leurs responsabilités.58 La situation est peut-être encore plus pressante pour les quatre enfants de Jean Milly et Marie Daccarrette, tous deux décédés sans qu’il y ait eu l’élection d’un tuteur et d’un subrogé-tuteur. Il n’y avait pas non plus d’inventaire des biens meubles et immeubles de la succession. Les mineurs demandent donc au Conseil supérieur de procéder à l’élection pour ensuite faire l’inventaire. Les parents et amis convoqués par Pierre Martissance, conseiller du Roi, élisent unanimement Gaspard Milly à titre de tuteur et Blaise Cassaignolles pour subrogé-tuteur.59
39 Dans le cas de Simone Millioû, le règlement semble plus expéditif. En mars 1741, les autorités du baillage de Louisbourg reçoivent une requête de la veuve d’Elie Tesson La Floury et tutrice des enfants mineurs issus de leur mariage. La Floury l’ayant établie tutrice de ses enfants, elle estime qu’il est de l’intérêt de ceux-ci que les scellés posés sur la maison le 21 mars soient retirés afin que la requérante puisse "agir et travailler" pour le bien des enfants "par la continuation du commerce de son défunt mari". Selon un testament commandé par La Floury et daté du 27 février, il est indéniable que le défunt considère son épouse "pour bonne économe et capable de gouverner sa maison en son lieu et place". Lartigue reconnaît la pertinence de la requête et convoque une séance pour le 28 mars afin de confirmer la nomination d’un tuteur et subrogé-tuteur pour les enfants mineurs. En plus de la veuve Millioû, six autres personnes sont présentées, dont, encore une fois, Noël Ross, accompagné de François-Michel Le Breton, de Nicole Princhel, de Pierre Martissance, de Louis Potier et de Léon Fautoux.60
40 Le cas le plus intéressant de notre corpus est peut-être celui de Margueritte Guyon, veuve en première noce de Pierre Bonnain Lachaume, habitant au havre du Saint-Esprit, tutrice de leurs enfants et maintenant épouse en seconde noce de Jean Perré. La cause implique également Guillaume Delort, un marchand-bourgeois de Louisbourg qui est subrogé-tuteur des enfants mineurs issus du premier mariage de la demoiselle Guyon, soit trois garçons et une fille. Il est donc nécessaire qu’un tuteur et qu’un subrogé-tuteur soient présents à la session d’inventaire que la suppliante entend tenir, pour ensuite procéder à la liquidation de ses droits et des conventions matrimoniales. Elle se réserve le droit, après la clôture de l’inventaire, d’accepter ou de renoncer à la dite communauté en reprenant ses avantages. Étant donné qu’elle réside au havre du Saint-Esprit, où il n’y a aucun commis représentant l’administration de la justice, Guyon demande que pour limiter les frais, le Conseil fasse faire l’inventaire par deux habitants du Barachois du Saint-Esprit. La cour accepte de nommer Jean Dolabarats, cadet, et George Barbudeau, chirurgien, résidents du havre du Saint-Esprit.
41 Après avoir examiné l’inventaire, Guyon en vient à la conclusion que cette communauté lui serait plus onéreuse que profitable. Elle y renonce et peut ainsi être payée en priorité sur tous les créanciers qui lui sont postérieurs, sur les biens laissés par son défunt mari. Par le fait même, les enfants mineurs doivent lui remettre 1 000 livres, qu’elle a apportées en dot à feu son mari, 500 livres pour son douaire et préciput, et 500 livres sur la valeur de la chambre garnie, tel que stipulé dans leur contrat de mariage. Selon Delort, puisque la demanderesse a renoncé à la communauté de biens qu’elle avait avec feu son mari pour s’en tenir à ses droits, il ne croit pas pouvoir s’opposer à ses demandes, qui sont fondées sur son contrat de mariage. Il croit aussi qu’il est à l’avantage des enfants mineurs de consentir à ce que leur mère prenne le remboursement de ses avantages en biens meubles. Il apparaît que les mineurs profitent davantage de cette entente que s’ils tentent de vendre les meubles qui sont de peu de valeur. Le sieur Delort, au nom des enfants, consent à ce que Guyon reçoive 2 000 livres.61
42 Le conflit se dessinant entre Guillaume Delort et les frères Carrerot est également notoire. Delort, un marchand-bourgeois, est le père et le légitime administrateur de son fils Louis Delort et de la défunte Françoise Olive Carrerot, sa première épouse. Pierre Carrerot est le grand-père de Louis et père de Françoise. Selon Guillaume, son fils Louis devrait recevoir 1 500 livres puisqu’il représente sa mère défunte Françoise. De par le contrat de mariage entre Guillaume et Françoise, passé à Plaisance en 1711, il semble effectivement que Pierre Carrerot et sa femme se soient engagés à lui remettre cette somme. Mais Guillaume n’aurait jamais rien reçu, et si la famille Carrerot lui avait remis cet argent, il n’aurait pas contesté le reste de la succession. Qui plus est, Guillaume se réserve le droit de recouvrer le paiement des fournitures et des avances faites au défunt Pierre Carrerot.
43 Les frères Philippe et André Carrerot jugent la demande non recevable et forcent ainsi Louis et Guillaume Delort à se présenter au greffe du Conseil supérieur, le 11 mai 1734, dans l’espoir de régler cette affaire qui traîne depuis le 23 septembre 1733. Louis déclare alors que le moyen le plus "expediant" pour régler cette contestation est de se désister du bénéfice de la renonciation pour obtenir un quart des successions de ses aïeux maternels, après que les dettes auront été liquidées. André Carrerot accepte le compromis proposé par son neveu.
44 Dans l’espoir d’arriver à une évaluation aussi juste que possible de la succession, les fonctionnaires et requérants ont recours à des habitants jugés "connaîssants" dans la catégorie des biens en question. Tel que signalé plus haut, on le fait pour évaluer les quantités de morue trouvées à l’établissement du défunt Blondel en 1732. Il ne faut pas minimiser l’importance de cette tâche pour les personnes convoquées. Le 13 mars 1739, à la requête de Bastienne Robin, veuve de feu René Herpin, le procureur général du Roi et le greffier se rendent à la résidence de feu Herpin pour procéder à l’inventaire de la communauté. À ce moment-là, la veuve Robin prête serment de "bien et fidèlement représenter" tous les biens et déclare "n’avoir rien détourné". Malgré cela, les deux parties convoquent les sieurs Claude Morin et François Lessenne, habitants de Louisbourg et "assez connaisseur pour l’appréciation desd. meubles et immeubles". Les appréciateurs doivent eux-aussi faire serment "de bien et en leur âme et conscience estimer lesd meubles et immeubles". Dans ce cas-ci, ils se disent finalement incapables de procéder à l’estimation de l’habitation en raison de la quantité de neige qui la recouvre, repoussant le tout à la fonte des neiges.62
Tableau Trois : Estimateurs mentionnés dans les inventaires
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45 L’exercice d’évaluation est parfois assez élaboré, comme à l’occasion de la prise d’inventaire de la succession de feu La Floury le 15 avril 1741. Joseph Lartigue est accompagné des "évaluateurs" Pierre Martissance et Joannis Dolabarats, négociants et habitants de Louisbourg, qui évaluent les meubles et effets du défunt à environ 10 299 livres. Les items évalués figurent au Tableau Quatre et incluent l’équivalent de trois sites de pêche avec les habitations et l’équipement qu’ils contiennent.
Tableau Quatre : Items évalués par les appréciateurs dans la succession de feu La Floury
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46 François Lessenne découvre rapidement que les convocations à titre d’appréciateur doivent être prises au sérieux. Le 5 mai 1739, Jacques Chantrel, huissier-audiencier au Conseil supérieur, lui demande de comparaître à l’hôtel de ville pour signer les certificats des estimations de terrains et maisons de feu René Herpin, moyennant une compensation de 2 livres. Chantrel avise Lessenne qu’en cas d’absence, il est passible d’amende. L’estimation de la valeur des maisons et dépendances appartenant à Herpin doit être complétée le 15 juin à 13 h. Mais sur le coup de 17 h, constatant l’absence de Lessenne, on le condamne à 10 livres d’amende, tout en réitérant l’obligation qu’il a de se présenter le mercredi suivant à 14 h pour signer l’inventaire des immeubles de la communauté Herpin. En cas d’absence, il est passible d’emprisonnement.63
47 Toute la question des frais de justice a déjà fait l’objet d’études des deux côtés de l’Atlantique. D’autres avant nous ont souligné les coûts assez élevés de la rédaction d’un testament ou, à un moindre degré, de l’élaboration d’un inventaire. Il s’agit donc de privilèges qui ne sont pas à la portée de tous, et on y voit là l’explication du nombre relativement restreint de ces types de documents dans le patrimoine archivistique notarié, surtout pour les classes moins favorisées, comme les compagnons-pêcheurs. Les documents notariés associés aux gens de pêche de l’Île Royale permettent d’établir des coûts et leur justification. Nous disposons d’au moins douze exemples permettant de fixer certains paramètres à notre recherche.
48 Le premier exemple est celui des trois compagnons-pêcheurs employés par François Lessenne. Il en coûte 29 livres pour les frais de justice, dont 8 au baillage pour la séance, 6 au procureur du Roi, 4 au greffier et 2 chacun au greffier et au tambour pour les autres frais. Le greffier reçoit aussi 3 livres en guise de frais de déplacement. À cela s’ajoutent une taxe de 3 livres et des frais d’une livre pour la production du document d’inventaire.64
49 D’autres cas sont plus dispendieux, dont celui visant à assurer la liquidation de la succession vacante du défunt François Blondel du Petit Lorembec. Le transport de quatre fonctionnaires à Lorembec, l’apposition des scellés, la rédaction des procèsverbaux, l’expédition des procès-verbaux couvrant trois séances d’inventaire et la vente judiciaire des effets mobiliers du défunt représentent le gros des dépenses encourues. Les personnes présentes, en plus de Desgoutins qui est conseiller et commissaire, sont le procureur général, le greffier, le huissier et un tambour. Parmi les autres frais, signalons 2 livres, 4 sols payés aux quatre soldats qui portèrent les effets sur la place publique. Dans le cas de François Ruel, noyé au service de la veuve Perré, il faut payer 10 livres au maître de chaloupe qui transporta le coffre du défunt du Saint-Esprit à Louisbourg.65 En ce qui a trait a l’administration des successions de Étienne Guérard et de René Herpin, les coûts se chiffrent respectivement à 61 livres, 10 sols et 105 livres. L’étude de l’ensemble des dossiers permet de dresser une esquisse des types de dépenses récurrentes au traitement des successions.
Tableau Cinq : Coût moyen des frais de justice associés à l’administration des successions
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Tableau Six : Frais de justice pour chaque succession
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50 Tel que précisé lors de l’examen des dossiers Herpin et Blondel, la convocation d’évaluateurs à titre de signataires d’estimations de biens coûte au moins une livre par personne. Il arrive parfois que les frais de justice absorbent presque entièrement les revenus de la vente judiciaire, comme dans le cas de la succession de Jean Roger, qui rapporte 11 livres et où les frais de justice atteignent 8 livres. Les 3 livres restantes sont remises à l’employeur François Picard à titre d’acompte sur la dette de 76 livres que Roger lui doit.66
51 Ce survol du rôle joué par les fonctionnaires et les membres des cours de justice en matière d’activités notariales de l’Île Royale permet d’en connaître davantage sur les procédures juridiques régissant la liquidation des successions chez trois groupes sociaux s’adonnant à la pêche mais en particulier chez les habitants-pêcheurs et les compagnons-pêcheurs ou engagés. Nous constatons que les procédures entourant la gestion des successions ressemblent à ce qui se passe en France et au Canada à la même époque. En fait, s’il y a une particularité, c’est plutôt dans le degré d’attention porté selon la catégorie sociale concernée. On peut, entre autre, constater que les habitants-pêcheurs et les marchands-pêcheurs ont droit à un traitement plus élaboré que celui réservé aux pêcheurs-engagés — un phénomène normal considérant les disparités dans les niveaux de richesse et de prestige social. Par contre, on constate aussi que des noms connus tels Poupet de la Boularderie, Bonnaventure LeBrun, Tesson La Floury ou Jean Milly meurent fortement endettés ou avec peu de possessions. Il est donc permis de penser que le rang social occupé par ces personnes de leur vivant ne signifie pas forcément un bilan financier favorable au terme de leur vie. On constate aussi en examinant les listes de subrogés-tuteurs et d’estimateurs, qu’il y figure des noms d’habitants et parfois de marchands siégeant aussi à une cour de justice ou au Conseil supérieur.
52 Cette brève étude sur le rôle des cours de justice et leur gestion des procédures notariales entourant les successions des gens de pêche n’apporte pas d’éclairage définitif sur la question. Nous pensons néanmoins qu’elle laisse présager des avenues de recherche prometteuses. Par contre, considérant le corpus archivistique limité des documents notariés acadiens, nous devrons élargir notre corpus à l’ensemble des gens de pêche de Plaisance et de l’Île Royale pour la période 1700-1758. Il faut également signaler l’existence d’inventaires de pêcheurs-engagés décédés en mer lors de la traversée entre la France et l’Île Royale dans la série des archives de la Charente maritime. Cette série (B) est intitulée Cours et Juridiction, Amirauté de Louisbourg et comprend 27 bobines de microfilms. Les inventaires s’y trouvant ont été rédigés dans différents havres de l’Île Royale, tels Ingonish, Saint-Esprit ou encore Petit-Degrat. Dans le cadre de ses recherches menées dans cette série, Kenneth Donovan a dépouillé le contenu d’au moins 19 de ces inventaires, dont 7 appartenant à des engagés décédés en mer. En utilisant l’exemple du meurtre du charpentier Joannis Detcheverry sur la goélette de Michel Rodrigue, Donovan démontre ainsi que les inventaires permettent de constater que les occupations économiques étaient passablement flexibles au 18e siècle, particulièrement en ce qui a trait aux métiers de pêcheur-engagé, matelot et navigateur. L’inventaire suivant le meurtre de Detcheverry indique le métier de huit témoins. Est-ce que les procédures juridiques étaient différentes de celles appliquées sur terre? Ce ne sera qu’après une étude complète de l’ensemble des inventaires disponibles que nous serons en mesure d’offrir un meilleur cadre visant une histoire sociale des pêches de l’Amérique française du 18e siècle.
NICOLAS LANDRY
Notes