1 Au COURS DU 17E SIECLE, avec la prédominance progressive de l’Angleterre et de la France dans les pêcheries de Terre-Neuve, de petits établissements permanents sont fondés sur les côtes de l’île, notamment à St. John’s et à Plaisance. Un premier gouverneur est nommé à Plaisance en 1655, et on y établit une garnison en 1687 afin de protéger cette pêche lucrative et les voies de communication entre la France et ses colonies du Canada et de l’Acadie. Le port connaît une croissance certaine entre 1690 et 1710 grâce à une vigoureuse politique de fortifications et par des échanges commerciaux accrus avec le Canada. Les militaires français ne seront cependant jamais assez nombreux à Terre-Neuve et les travaux de fortification, pas toujours fructueux. La colonie tire ses revenus de la pêche, qui rapporte, en 1691, entre 300 000 et 350 000 livres, et des fonds royaux, qui se chiffrent en moyenne à 50 258 livres par année entre 1700 et 1710. Bien des besoins ne sont pas comblés puisqu’une partie de ces profits sont engloutis, dans le premier cas, par les marchands en France et, dans le second cas, par les travaux de fortification et les salaires de la garnison. L’absence d’exploitations agricoles, de produits de première nécessité et de biens matériels oblige par ailleurs la colonie à s’approvisionner en France ou auprès des navires marchands, ce qui place les habitants-pêcheurs, notamment, dans une situation de dépendance qui les laisse souvent endettés1. Après les pénuries de 1702 et de 1703, le gouverneur Daniel Auger de Subercase ira jusqu’à recommander aux habitants de faire des réserves de vivres leur permettant de tenir jusqu’à l’arrivée de secours de France2. Quoi qu’il en soit, une petite classe marchande émerge peu à peu à Plaisance et s’équipe de petits navires faisant le cabotage entre Plaisance, Québec et l’Acadie. D’autres entreprennent des voyages de commerce transatlantiques. C’est en temps de guerre que ces marchands connaîtront leurs meilleurs jours en s’engageant, à l’instar des marchands de la Nouvelle-Angleterre et de la métropole, dans la course, tissant du même coup des liens d’affaires profitables avec les administrateurs et les officiers de Plaisance. Les revenus qu’ils en tirent et les marchandises vendues aux enchères ne sont pas à négliger, étant donné l’endettement des habitants et le peu de ressources de cette colonie où les vivres sont plus rares et plus chers que nulle part ailleurs3.
2 Cet article cherche à donner une mesure des retombées de la course à Plaisance, à Terre-Neuve, tout en mettant en lumière le rôle important de l’île comme base d’opérations pour la course française dans l’Atlantique Nord-Ouest pendant la guerre de Succession d’Espagne, qui fait rage entre 1702 et 1713, alors que la colonie, assez peu peuplée4, est gouvernée par Daniel Auger de Subercase (1702-1706) et Philippe Pastour de Costebelle (1706-1713). Pour arriver à nos fins, nous avons dépouillé deux des meilleures sources relatives à l’étude de la course en Nouvelle-France, soit les registres de l’état civil comprenant les archives notariales et ceux du Conseil des prises de l’Amiral de France. Ces sources n’ont pas été exploitées par les chercheurs qui se sont intéressés à la course en Amérique du Nord même si on y trouve des documents permettant de mieux saisir le cadre militaire, juridique et commercial dans lequel s’inscrit la course5. Il est à noter que d’autres documents contiennent des informations parcellaires sur cette activité lucrative, dont la correspondance générale pour Terre-Neuve6.
3 La production historiographique portant sur la piraterie et les activités de course est abondante mais surtout le fait d’historiens français, britanniques et américains, les historiens canadiens n’y ayant pas accordé une grande attention. La plupart des études décrivent la course à grands traits. Elles nous apprennent que cette pratique a cours bien avant le 17e siècle puisqu’une lettre de Louis XI au roi Ferdinand de Sicile en pose les règles fondamentales dès 14757. En France, la course prend un essor très important à Bayonne, à Dunkerque et à Saint-Malo entre 1663 et 16988. Elle constitue un véritable système commercial en Méditerranée au cours des 17e et 18e siècles9. À Malte, l’investissement dans les expéditions corsaires devient un commerce légitime au 18e siècle10, période durant laquelle les Antilles constituent aussi une importante base d’opérations de la course française11. En Amérique du Nord, la course française se déploie à partir de Port-Royal, de Plaisance et de Québec. Du côté des colonies anglaises, la majorité des corsaires opèrent à partir des ports de la Nouvelle-Angleterre et de New York12.
4 Dans une étude datant de 1963, John Selwin Bromley pose déjà les jalons d’une approche plus globale de l’étude de la course. Il déplore que l’historiographie ait tendance à ne s’intéresser qu’aux exploits individuels des corsaires et néglige les aspects économiques de cette activité. Il cite néanmoins quelques classiques du début du 20e siècle, dont les études de G.N. Clark sur les corsaires hollandais et de Henri Malo sur ceux de Dunkerque13. Bromley est l’un des premiers historiens à attirer l’attention des chercheurs sur l’existence des archives des cours de l’Amirauté coloniales et du Conseil des prises en France. Ces dossiers contiennent de l’information sur les propriétaires des navires, leurs cargaisons et les décisions du Conseil des prises14. Dans l’historiographie française récente, Lespagnol contribue à nourrir l’intérêt des chercheurs pour la course sous Louis XIV15. Par exemple, il souligne les avantages que présentent pour la course les ports de Dunkerque et de Saint-Malo, qui sont bien situés géographiquement, qui détiennent le titre de ports de la Marine royale, qui abritent des flottes de pêche et disposent d’un important réservoir de main-d’œuvre maritime. Il se questionne également sur les finalités mercantiles de la course et sur les difficultés d’en dresser le bilan économique, financier et social. Les études de Darricau-Lugat et de Lespagnol nous éclairent sur les structures administratives et les rouages de la course. La première y voit une activité commanditée par l’État, ce que les registres de l’Amirauté de Bayonne permettent de démontrer. L’entreprise de course doit être formellement autorisée par l’État, qui se réserve également le droit d’approuver toutes les prises. Les données des registres de Bayonne témoignent du contrôle très strict et de la supervision exercés par l’État sur les corsaires. Darricau-Lugat pense par ailleurs que l’on peut saisir la réalité sociale de la course en étudiant les armateurs, les négociants, les « bourgeois et marchands » et les capitaines de navire. C’est l’angle qu’adopte Bromley lorsqu’il s’interroge sur « the capital structure and rentability of armaments "à la course", on the armateurs themselves and the varying social milieu behind and below them16 ».
5 La production historiographique anglo-saxonne sur la piraterie et la course n’a certes rien à envier à l’historiographie française. Les travaux de Starkey et de Swanson abordent la course comme une activité menée conjointement par l’État et des intérêts privés et utilisent des termes tels que « markets », « enterprise » et « trade »17. Dans son ouvrage traitant de la course britannique au cours du 18e siècle, Starkey consacre un chapitre entier à la période allant de 1702 à 1712. Il y explique qu’après la bataille sans issue au large de Malaga en 1704, les Français cessent d’envoyer de grandes flottes pour affronter la « Royal Navy » et multiplient plutôt les activités de course18. Selon Starkey, la course anglaise représente beaucoup plus une occasion de commerce pour les propriétaires de navires qu’une force navale auxiliaire pour l’État. La course doit donc être considérée comme une branche du commerce maritime et non comme un outil de guerre décisif. Tout comme leurs homologues français, les corsaires anglais détiennent un permis leur accordant le droit d’attaquer des navires ennemis, sont assujettis à des codes de conduite en mer et doivent soumettre leurs prises pour adjudication par procédure judiciaire. Les marchands anglais impliqués dans la course ont donc, comme leurs homologues français du 18e siècle, une place bien définie à l’intérieur d’un code international de lois maritimes19. Il est à noter que le cadre en question subira des modifications après 1713.
6 Swanson considère la course comme un prolongement du mercantilisme qui se trouve au cœur des politiques économiques européennes et américaines de l’époque, parce que cette activité augmente la force navale de l’État sans grever le budget national. Les dirigeants britanniques de la métropole et des colonies encouragent les entreprises de course, et des marchands très respectés répondent à leurs encouragements en investissant des sommes importantes dans les navires corsaires. Des milliers de vaisseaux coloniaux valant des centaines de milliers de livres sterling sillonnent l’océan Atlantique avec à leur bord des milliers de matelots prêts à risquer leur vie. Dans les colonies américaines, des marchands du Rhode Island aident à forger une grande tradition de course dès 1702 et sont bientôt imités par ceux de Manhattan. Leurs corsaires capturent de nombreux vaisseaux durant la « Queen Anne’s War »20.
7 La production historique portant sur la course canadienne est plus limitée que celle sur la course réalisée par la France, l’Angleterre et les États-Unis. Quelques noms seulement se démarquent, parmi lesquels on trouve Evans, Horwood, Chard et Piédalue21. Dans leurs études sur la course française au Canada atlantique pendant le régime français, Piédalue et Chard explorent certaines sources permettant de retracer les efforts déployés par des investisseurs et des officiers coloniaux de Port-Royal, de Plaisance et de l’île Royale. Pritchard s’est intéressé récemment à l’alliance entre la Marine française et l’entreprise privée pour la défense de Terre-Neuve durant la guerre de la ligue d’Augsbourg entre 1691 et 1697, phénomène qui avait échappé à certains historiens22.
8 Les 17e et 18e siècles sont marqués par des conflits périodiques entre les puissances européennes qui ont des répercussions en Amérique. La France s’engage dans une série de guerres qui l’opposent successivement à l’Espagne, à la Hollande et à l’Angleterre. Elle subit une cuisante défaite navale à La Hougue au printemps 1692, quand l’escadre de Tourville est détruite par la flotte anglo-hollandaise. En cette fin de siècle, l’influent ingénieur des fortifications de France, Sébastien Le Prestre de Vauban, préconise l’intégration des activités corsaires à la stratégie de défense des ports français de la métropole et des colonies23. Le recours systématique à la guerre de course, qui bénéficie de l’appui de Louis XIV à compter de 1697, serait également dû, selon Bromley, aux performances décevantes de la Marine royale et aux réductions budgétaires qui lui sont imposées24. Quoi qu’il en soit, les prises des corsaires sont de cinq à six fois plus importantes que celles de la Marine royale française pendant les cinq conflits franco-britanniques des 17e et 18e siècles25. Selon Piédalue, l’armement en course d’une bonne partie de la flotte marchande à compter de 1700 signifie une transition définitive vers une économie de guerre.
9 Les sources nous permettent d’aborder plus spécifiquement la guerre de Succession d’Espagne (1702-1713)26 et de montrer que le corsaire, comme le milicien et le guerrier amérindien, joue un rôle fondamental dans la stratégie militaire de l’empire colonial français, rôle qui ne lui a pas encore été reconnu par les historiens de la Nouvelle-France. La course, telle que pratiquée à Plaisance, illustre l’alliance étroite entre l’entreprise corsaire et l’État par la mise en commun des ressources humaines, matérielles et en capitaux. Cette association entre les marchands, la garnison, les officiers et les administrateurs coloniaux se présente comme une entreprise au moins aussi profitable que la pêche. Les autorités royales ne semblent pas voir d’inconvénient aux conflits d’intérêts que cela crée chez les administrateurs coloniaux, qui sont à la fois juges et parties, tout comme dans l’industrie des pêches, qu’ils réglementent et à laquelle ils participent. La Cour leur laisse le champ libre pour pratiquer des activités permettant d’ajouter des revenus d’appoint à leurs maigres salaires et n’intervient pour ainsi dire jamais, à moins d’y voir une occasion de punir un administrateur. L’historien de la course française Pierre Berthiaume souligne à cet égard que les officiers des amirautés investissent dans les armements de course, ce qui les amène à privilégier les armateurs avec lesquels ils sont associés27.
10 Dès 1693, le gouverneur Jacques François de Brouillan maîtrise assez bien les règles de la course pour émettre des jugements sur les prises amenées à Plaisance. Il expédie ensuite les procès-verbaux au juge de la Cour de l’Amirauté de La Rochelle et le dixième de tout le « provenant » des prises revenant à l’Amiral de France28. Brouillan attribue certaines différences de la procédure judiciaire à l’éloignement et aux commissions particulières que détiennent les corsaires29. Selon lui, certains préfèrent abandonner leurs maigres prises à Plaisance plutôt que d’avoir à les ramener en France. C’est pourquoi il suggère fortement aux autorités de la métropole d’établir une véritable cour de l’Amirauté dans la colonie tout en réservant le jugement final au Conseil des prises, en France. Cela permettrait à ceux qui croisent dans les environs de Terre-Neuve d’envoyer leurs prises « de bonne considération » à Plaisance et de poursuivre leur course sans plus tarder30. En 1697, un jugement de l’Amiral de France déclare que la procédure entourant les activités corsaires dans la métropole et dans les colonies doit se faire le plus vite possible après l’arrivée d’une prise et que le procès-verbal doit être envoyé au secrétaire général de la Marine par les officiers des amirautés31. Une cour de l’Amirauté existe selon toute évidence à Plaisance au début de la guerre de Succession d’Espagne, en 1702. Pendant la guerre, François Durand La Garenne agira comme juge de ce tribunal.
11 Le choix d’une amirauté coloniale ou métropolitaine relève cependant du jugement des capitaines, qui favorisent généralement leur port d’attache ou la cour de l’Amirauté la plus près du lieu de la prise. Durant la guerre de Succession d’Espagne, Plaisance est l’escale la plus accessible pour les corsaires métropolitains et coloniaux qui opèrent sur les bancs de morues au large de Terre-Neuve. Entre 1702 et 1713, 102 prises sont amenées à Plaisance (voir le tableau 1), ce qui dépasse les estimations de Bromley. En effet, ce dernier pense qu’environ 370 prises sont conduites dans les ports coloniaux français d’Amérique pendant cette période, dont 260 à la Martinique, 63 à Plaisance, 18 en Acadie, 12 à Cayenne, 7 à Québec et 4 à la Guadeloupe32. Les années 1707 (20) et 1711 (22) sont les plus fructueuses pour le port terre-neuvien.
Tableau Un : Prises anglaises amenées à Plaisance par des corsaires de France et de Plaisance au cours de la guerre de Succession d’Espagne, 1702-1713
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Tableau Deux : Prises découlant des activités de course des métropolitains, par port d’attache, 1702-1712
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12 Les prises sont réalisées par des navires corsaires français de la métropole ou des colonies, dont les capitaines sont pourvus d’une commission d’une amirauté coloniale ou métropolitaine leur permettant de faire la course et de faire reconnaître leurs captures. Sur les 102 prises, 36 sont réalisées par des métropolitains, soit environ le tiers. En France, c’est la ville de Saint-Malo qui prend la tête du peloton avec 17 bateaux capturés (voir le tableau 2). Malgré leur petit nombre, les habitants permanents de Plaisance sont très impliqués dans la course puisque ce sont eux qui amènent 67 % des prises dans le port terre-neuvien. Il est parfois difficile d’établir avec certitude le lieu de résidence permanent des individus engagés dans la course à Plaisance. Beaucoup ont des établissements de pêche dans le port terre-neuvien sans pour autant y vivre l’hiver. Leur présence dans la colonie à l’été, au moment du recensement, peut donner l’impression qu’ils sont résidants permanents. Certains sont des capitaines de navires de pêche ou de commerce métropolitains, habitués des voyages annuels dans la colonie, qui se sont engagés dans des relations d’affaires transatlantiques33. Quoi qu’il en soit, la plupart des 21 hommes mentionnés au tableau 3 se sont enracinés en Nouvelle-France puisqu’ils s’installeront au Cap-Breton, dans la colonie de l’île Royale, après la perte de Terre-Neuve confirmée par la signature du traité d’Utrecht en 171334.
Tableau Trois : Investisseurs corsaires résidant à Plaisance, 1702-1713
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13 Plusieurs étapes doivent être franchies avant le départ en course. Un capitaine expérimenté jouissant d’une solide réputation dans la flibuste doit d’abord conclure une entente avec un propriétaire, un armateur ou un bourgeois prêt à investir dans ce genre d’aventure. Dans la majorité des cas, il s’agit d’individus qui se connaissent depuis assez longtemps pour avoir établi une relation de confiance, d’abord dans d’autres activités commerciales, puis dans la course. Un bel exemple d’une entreprise coloniale est celle existant entre les armateurs Jean-Baptiste Genesis et Nicolas Boitier dit Bérichon, et les capitaines Claude Dupleix dit Silvain et Jean (-Baptiste) Rodrigue dit de Fonds. Ce sont tous des individus équipés pour faire la pêche et le commerce à Plaisance. Il est cependant difficile de confirmer s’ils y demeurent à longueur d’année ou seulement durant la saison de pêche. La barque Sainte-Anne est armée en course et commandée par Rodrigue dit de Fonds alors que le Content est sous le commandement de Dupleix dit Silvain qui, plus tard, commandera également le Dauphin35. Certains marchands créent des sociétés pour faire la course en vendant des parts à d’autres intéressés. Par exemple, Georges de Lasson le jeune vend 50 % de ses parts dans le vaisseau Valeur (300 tonneaux et 24 canons) au gouverneur de Plaisance, Philippe Pastour de Costebelle, pour 12 500 livres36. Ce dernier achète également, en société avec l’officier Joseph Mombeton de Brouillan de Saint-Ovide, deux tiers des parts que détient Jean Lafosse dans le Guyanne, prise anglaise anciennement appelée le Hope et achetée par Lafosse lors d’une vente publique37. Pour sa part, François Baucher (Boschet) dit Saint-Martin vend à Joannis Daccarrette, pour la somme de 1 414 livres, le tiers de ses parts dans le Marie-Jeanne, un « sloupe » de 35 tonneaux armé en course38.
14 D’autres accords ont trait à la course côtière qui vise les établissements et non les navires, mais à laquelle s’appliquent néanmoins les règles de la course en mer. En 1705, le sieur François-Marie Picoté de Belestre s’entend avec le lieutenant Godefroy de Linctôt et quelques partisans, dont le gouverneur Subercase, pour que les corsaires s’engageant à faire profiter leurs partenaires de la moindre occasion pour piller l’ennemi. Les membres du groupe ne doivent rien cacher à leurs partenaires « à peine de perte entière de ce qui pourrait [leur] revenir, de profit et de plus grande peine ». Dans l’éventualité d’une prise d’un navire « prometteur », c’est le gouverneur Subercase et les « officiers conducteurs » de Belestre et de Linctôt qui décident du partage des revenus. Ils reçoivent chacun une part et les membres d’équipage ont droit aux « hardes et linges et autres pillages servant à l’usage de l’homme ». Ces marchandises sont partagées entre eux sur les lieux mêmes du pillage39. La même année, le marchand Jean Daresche, de Plaisance, conclut une entente avec trois Basques pour aller en course sur la côte anglaise. Daresche va fournir les vivres, les munitions et les armes. S’il n’y a pas de prises, les Basques doivent remettre les armes mais n’ont pas à rembourser les vivres et les munitions. Il est à noter que des munitions peuvent êtres utilisées pour la chasse de subsistance durant ce type d’expédition.40.
15 Comme tout autre type de commerce, la course exige parfois la désignation de procureurs pouvant agir dans l’intérêt d’armateurs ou de corsaires absents. Par exemple, Louis de Foulquy, bourgeois et marchand de Saint-Jean-de-Luz et commandant de la frégate corsaire la Catherine, nomme comme procureur le propriétaire du navire, Jean de Jaldaye. Foulquy, qui affirme manquer de temps pour régler ses affaires en raison de ses nombreuses absences dues à la course, autorise Jaldaye à organiser la vente publique de la prise Notre Dame de Conception et Saint-François ainsi que des marchandises à son bord41. Jean de Jaldaye peut également « signer tout acte, contrat et autres documents selon les besoins, retirer et se faire payer les sommes et deniers qui se trouveront être dû ès dittes ventes, en donner toute quittance et décharge nécessaire et en cas de refus de paiement et délivrance des sommes faire toute poursuite et contraintes dues et raisonnable à cet effet », et disposer de toute autre capture que Foulquy amènera à Plaisance. Tout cela, à condition de verser la dixième part des revenus à l’Amiral de France et de tenir une comptabilité honnête des profits revenant à Foulquy et à son équipage. Deux officiers sous les ordres de Foulquy, Jean Borde et Pierre Angehibert, nomment eux aussi un procureur pour s’occuper de leurs intérêts dans la course en raison de « l’incertitude et des accidents » qui peuvent leur arriver en course42.
16 L’organisation des campagnes de course nécessite évidemment l’embauche de capitaines, de pilotes et de matelots. Les marchands-armateurs François Baucher (Boschet) dit Saint-Martin et Nicolas Boitier dit Bérichon embauchent Sébastien Chancellier pour piloter leurs navires. Nicolas Martin fait de même avec le capitaine Denis Courtin de Saint-Aignan pour aller à la Martinique. Ce dernier reçoit 100 livres par mois et une trentième partie de la cargaison et des prises éventuelles43. Ces ententes se traduisent habituellement par la rédaction d’une charte-partie en formalisant les détails. Nous avons retracé 24 de ces chartes-parties dans les archives du greffe de Plaisance entre 1709 et 1712 (voir le tableau 4). Des noms bien connus à Plaisance y figurent, autant chez les marchands-armateurs, les administrateurs coloniaux et les officiers que chez les capitaines. Chez les marchands-armateurs, on mentionne François Baucher (Boschet) dit Saint-Martin, Nicolas Boitier dit Bérichon et Nicolas Martin, alors que parmi les capitaines figurent Joannis (Jean) Morcoche, Jean (-Baptiste) Rodrigue dit de Fonds, Jean Monjeau, Claude Dupleix dit Silvain et Louis-Pierre Morpain. Les noms de l’administrateur colonial François Durand La Garenne et de l’officier Joseph Mombeton de Brouillan de Saint-Ovide apparaissent assez souvent. Le premier, commissaire-ordonnateur à Plaisance, est aussi juge à la Cour de l’Amirauté en tant qu’agent de l’Amiral de France, Louis-Alexandre de Bourbon, qui préside le Conseil des prises, et le second est capitaine de compagnie et neveu de l’ancien gouverneur Jacques François de Brouillan. La charte-partie concernant Joannis (Jean) Morcoche, capitaine du Saint-Jean, de Plaisance, permet de constater qu’il est engagé à Jean-Peritz de Lasson l’aîné grâce à une commission de l’Amirauté de Plaisance obtenue par le frère de Jean-Peritz, Georges44. Les prises réalisées dans le cadre de cette entente valide pour trois mois sont divisées entre Lasson, l’équipage, le capitaine Morcoche et le roi45.
Tableau Quartre : Chartes-parties de navires corsaires de Plaisance, 1709-1711
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17 Avant de lever les voiles, le capitaine d’un bateau corsaire doit déposer une soumission à la Cour de l’Amirauté de Plaisance, accompagnée d’un cautionnement fourni par un bourgeois, un propriétaire, un marchand ou un armateur. Cette démarche se fait vraisemblablement dans le but d’obtenir une commission pour aller en course « contre les ennemis ». Le « cautionnaire » s’engage à payer tous les dommages, amendes et intérêts que les armateurs pourraient être condamnés à verser. Une ordonnance de la Marine de 1681 fixe le cautionnement à 15 000 livres, qui doit être remis au lieutenant-général de la Cour de l’Amirauté. Il s’agit là d’une somme importante que seuls les armateurs aisés peuvent se permettre de payer46. Nous sommes en mesure de relever au moins six démarches de soumission-cautionnement dans les archives du greffe de Plaisance entre 1708 et 1711. À titre d’exemple, Joannis Daccarrette se porte cautionnaire à deux reprises en 1710, lors des soumissions de Gaspard Zemard, capitaine de la Marie, et de Jean Morcoche, capitaine du Saint-Jean. Ces deux navires sont armés en course en vertu d’une procuration et d’une commission de la Cour de l’Amirauté de Plaisance47.
18 Des données fragmentaires sur les ressources matérielles et humaines des corsaires nous donnent une idée de l’ampleur de ces entreprises, tant du côté des Français que des Britanniques. En termes de tonnage, le Pontchartrain domine avec 250 tonneaux, suivi du Saint-Jean et du Sainte-Ursule avec 200 tonneaux. En guise de comparaison, les navires corsaires anglais qui opèrent pendant la guerre de Succession d’Espagne sont, en moyenne, de moins de 100 tonneaux, bien que quelques-uns puissent dépasser 300 tonneaux. Toutefois, 87 % des navires corsaires de Bristol se situent entre 100 et 300 tonneaux48. Les équipages les plus imposants sont ceux du Pontchartrain avec 150 hommes et du Saint-Jean avec 104 matelots. En ce qui a trait au nombre de canons, on en compte 44 sur le Comte de Toulouse et 30 sur le Pontchartrain.
19 Une fois les ententes conclues, les commissions de guerre obtenues et les navires équipés, le temps est venu d’appareiller. Une fois en mer, les circonstances entourant la course peuvent varier. Dans la grande majorité des rapports de prises, on indique que l’ennemi s’est rendu sans résistance après sommation. Cela ne doit pas surprendre, car plusieurs de ces prises sont des barques de pêche ou des navires marchands peu armés. Par exemple, en août 1710, lors de la prise du Douvre, de Bristol, le Pontchartrain, de La Rochelle, tire cinq à six coups de fusil et ordonne au navire anglais de se rendre, ce qu’il fait sans résistance. Un officier du navire preneur, accompagné de matelots et de corsaires volontaires, se joint habituellement à un officier anglais et à cinq de ses matelots pour amener la prise à Plaisance49. Les choses se passent un peu moins bien en juin 1710, à bord de la prise Henry Suzanne, d’Exeter, quand deux Anglais enferment dans leurs cabines les matelots français endormis et attaquent à coups de barre de fer ceux qui sont de quart. Un officier français décide alors d’utiliser les fusils trouvés dans sa cabine pour tuer les deux agresseurs50.
20 L’un des combats les plus épiques livrés par un corsaire français à l’occasion d’une tentative de prise en mer est certainement celui mené par Gauthier Porter, commandant du Vierge Marie, de Saint-Malo, en août 1711. Porter obtient sa commission de guerre de la Cour de l’Amirauté de Plaisance le 20 juin et part en course le 22 du même mois avec son bâtiment de 150 tonneaux de port en lourd armé de 14 canons et ayant à son bord 60 matelots. Le 11 juillet, vers neuf heures du matin, il prend en chasse quatre bâtiments anglais, dont trois frégates et un brigantin. Constatant que Porter est à leurs trousses, les vaisseaux anglais baissent les voiles pour livrer bataille. Porter attaque le navire amiral ou porteur de la « flamme » et, en l’abordant, il éventre son grand hunier. Le vaisseau anglais laisse alors tomber sa misaine pour fuir, tout en tirant sur Porter avec ses canons. Porter décide ensuite d’attaquer un autre vaisseau et y reste accroché pendant environ « deux horloges » après l’abordage. Un autre bâtiment anglais décide bientôt de l’attaquer pour lui faire lâcher prise. Porter constate que ce navire ennemi n’est armé que de six à huit canons et ne compte que 18 hommes d’équipage. C’est alors qu’il se déplace à l’arrière de son navire avec cinq fusiliers pour tirer sur le petit vaisseau anglais et l’empêcher d’accoster. Cette stratégie porte fruit puisque ce dernier fait marche arrière en tirant trois coups de canon. Porter retourne ensuite à l’avant pour « encourager » son équipage. Mais à sa grande surprise, il constate que son bateau s’éloigne de la prise parce que son contremaître, sous les ordres des sous-officiers, a coupé l’aussière du grappin d’abordage. Pour empêcher toute tentative d’accostage, le « ris d’aubans » situé au-devant de la misaine a également été coupé. À son arrivée en France, Porter se plaint que cette manœuvre effectuée à son insu lui a fait perdre quatre prises et l’a obligé à faire « vent arrière » pour effectuer des réparations. Ce long combat lui a fait perdre, en outre, huit hommes et a fait six blessés parmi les membres de l’équipage51. En guise de consolation, le 24 juillet, Porter capture le bateau anglais rebaptisé Guillaume de Grèce, de la Caroline, en route vers l’Angleterre.
21 En temps de guerre, tous les moyens semblent légitimes pour tromper l’ennemi. Au moment de sa prise par la frégate Galère Stanhope, en 1711, l’Élisabeth bat pavillon espagnol et détient un passeport anglais. Mais lors de la visite du navire, les Anglais trouvent des papiers qui prouvent que ce bâtiment est français et qu’il se dirige vers Plaisance. Ils décident d’amener le bâtiment à St. John’s et sont pris en cours de route par le Sainte-Reine-Thérèse, navire corsaire de Plaisance52. Ces « reprises » par l’ennemi sont assez courantes. Le sieur Fontaine, capitaine du Saint-Louis, est pris par un bâtiment anglais mais repris par Nicolas Tangueray, commandant du Grand Joseph53, qui sera lui-même victime de la course anglaise le 14 mai 1708, aux commandes du Saint-Georges, en partance de Saint-Malo. Le Saint-Georges, chargé de sel et de vivres pour faire « la troque des morues » à l’île Saint-Pierre, est capturé par les Anglais le 25 juin. En arrivant à Plaisance, Tangueray apprend que son navire a été pris aux Anglais par le sieur Rapiot, capitaine du Saint-Joseph, qui l’a vendu avec sa marchandise. Cette « reprise » ayant été faite plus de 24 heures après la capture initiale, Rapiot n’a eu droit, conformément à l’ordonnance du roi de 168154, qu’au tiers des revenus à titre de dédommagement pour la « rescousse » du Saint-Georges, les deux tiers restants devant être restitués aux bourgeois-propriétairesarmateurs de ce navire55.
22 La prudence est de mise dans une mer qui grouille d’ennemis. En 1711, après s’être emparé de l’Élisabeth, une barque de pêche de 35 tonneaux de la Nouvelle-Angleterre, le commandant du Dorade aperçoit à la hauteur du Cap de Sable, en Acadie, une flotte d’environ 35 navires de guerre anglais. Les prisonniers anglais à son bord lui disent que cette escadre s’en va à Boston avant d’aller assiéger Québec. Pris en chasse par l’un des vaisseaux, le commandant français décide au bout d’une journée de faire route vers Plaisance56. On s’attend néanmoins à ce que les corsaires prennent leur rôle militaire au sérieux. La Cour de l’Amirauté fera enquête en ce sens en 1713, afin d’établir si Louis de Foulquy, capitaine du Saint-Jean, de Saint-Jean-de-Luz, a fait son devoir cette année-là lors d’une bataille opposant plusieurs navires français aux ennemis anglais57.
23 D’autres adversaires se dressent devant les corsaires, qui doivent aussi affronter les intempéries. En avril 1711, le Sainte-Ursule, de Saint-Jean-de-Luz, s’empare d’un brigantin anglais chargé de riz. Une tempête se lève bientôt à l’ouest, forçant le commandant Oger Dolobaratz à jeter une chaloupe à la mer. Au lever du jour, son navire prend l’eau et les « grands coups de mer » lui font perdre environ 80 barriques de sel58. Au cours du même printemps, Claude Dupleix dit Silvain tire avantage du temps inclément au large de Port-Rasoir, en Acadie. Il capture un bateau à qui le gros temps a fait perdre ses voiles et qui prend l’eau, et transborde les marchandises dans son navire. Rendu au havre de Pobomcoup, sur les côtes acadiennes, il vend le blé, le porc et les clous aux habitants et aux Amérindiens et remet la prise endommagée aux prisonniers anglais pour leur permettre de retourner à Boston59. Quand le bateau capturé est jugé en trop mauvais état, on peut l’incendier une fois la cargaison transbordée. Par exemple, Pierre Claverie fait brûler la Galère d’Amsterdam après en avoir retiré le tabac et Hughes Paul fait de même avec le Blessin parce qu’il est luimême poursuivi par un autre navire anglais près de la baie de Trinité, à Terre-Neuve60.
24 Les capitaines-corsaires s’emparent à l’occasion de bâtiments abandonnés par leur équipage. C’est ce qui arrive à Claude Dupleix dit Silvain en avril 1711, quand l’un de ses navires, le Chiquette, se lance à la poursuite du Dragon au large de Cape Cod. Après l’abordage, Dupleix dit Silvain constate que l’équipage a atteint la rive en canot et que le bateau est sans cargaison. Il décide alors de faire couler sa proie. Le lendemain, il se lance à la poursuite d’une flotte de 24 petites barques de pêche à la hauteur de Cape Cod. L’équipage de quatre des plus gros bateaux ayant pris la fuite avant le naufrage, Dupleix dit Silvain décide de limiter ses ambitions à la prise d’un bâtiment mouillé à l’ancre61.
25 De retour à Plaisance, les corsaires souhaitant faire enregistrer leurs prises doivent déposer leur requête au greffe de l’Amirauté qui, dans la perspective d’une déclaration de « bonne prise », organise sans tarder la vente publique du navire et de ses marchandises. Le tonnage moyen de la vingtaine de prises pour lesquelles nous avons des données est de 101,4 tonneaux, les plus imposants navires étant le Loyal, de Londres, de 500 tonneaux, et la Galère Stanhope, de 350 tonneaux. Des données sur l’équipage de 14 de ces prises nous permettent d’établir une moyenne de 17,5 hommes par navire. Les plus gros équipages sont ceux du Loyal, qui compte 50 matelots, et de la Galère Stanhope, qui en compte 64. Entre 1705 et 1710, on dénombre 18 requêtes pour la vente des prises dans les archives du greffe de Plaisance, impliquant au moins 22 bateaux anglais (voir le tableau 5). Plusieurs résidants de Plaisance figurent parmi les dépositaires, dont Guillaume Delort, Joseph Lartigue, Charles Mahier, François Baucher (Boschet) dit Saint-Martin et Georges de Lasson le jeune. Nicolas Boitier dit Bérichon, armateur du corsaire le Content, commandé par Claude Dupleix dit Silvain, déclare que ce dernier ramène le Thimothy, chargé de blé et de viande. Il demande que la prise soit déclarée bonne et que les marchandises de son chargement soient vendues au profit des armateurs, du capitaine et des membres de l’équipage du Content. Le juge François Durand La Garenne accepte de faire décharger et mettre en magasin les marchandises du navire anglais62.
26 Le temps est un facteur important puisqu’on ne veut surtout pas voir la marchandise se détériorer et ainsi perdre de la valeur avant la vente publique. La requête déposée par Bernard Corbet à la suite de la prise de l’Aventure, en septembre 1705, insiste sur l’urgence de faire décharger ce bâtiment qui est en train de « s’ensabler ». Sa cargaison contient principalement de la mélasse et du bois. Corbet appréhende le dépérissement de la mélasse et « ne trouvait pas lieu de pouvoir envoyer le bois en France par le peu de vaisseaux qui vont en ce lieu63 ».
Tableau Cinq : Requêtes déposées au greffe de l’Amirauté de Plaisance et sollicitant la vente publique des prises par l’Amirauté, 1705-1710
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27 Les corsaires doivent parfois faire plusieurs requêtes avant que l’on autorise la vente publique de la prise et de sa cargaison. Le capitaine Joseph Lafosse, qui détient une commission du gouverneur Philippe Pastour de Costebelle en date du 24 juillet 1708, soumet son rapport de course le 27 du même mois. Il demande alors que le Hemp, avec sa cargaison de sel, de pain et de viande, lui soit « attribué de bonne prise et vendu ». Joseph Lafosse, avec son équipage de 80 matelots, s’est également emparé du Pélican dans la baie de Trinité, sur les côtes anglaises de Terre-Neuve, course qui lui a rapporté 35 quintaux de pain et 12 quintaux de bœuf et de suif. La deuxième requête vise à faire accélérer le déchargement du pain, qui risque de pourrir, et la troisième signale que la cargaison étant maintenant en magasin, il est temps de la vendre « judiciairement »64.
28 Une fois proclamée et affichée, la vente aux enchères a lieu pendant trois jours consécutifs sous l’œil attentif de l’armateur et des officiers suivants, toujours présents : le commis à la recette des droits de l’Amirauté Jean-Chrysostôme Loppinot, le juge François Durand La Garenne et le greffier et notaire royal Jean Basset. Le receveur des droits de Sa Majesté, Charles Mahier, s’ajoute à ce groupe lors des séances de la Cour de l’Amirauté. Bien que peu de bilans des ventes publiques soient disponibles, on est à même d’identifier 27 acheteurs ayant participé à la vente aux enchères du Thimothy, du Dragon, de l’Élisabeth, du Sloupe des Plongeurs et de l’Anne65. Le tableau 6 n’énumère que les acheteurs ayant déboursé au moins 1 000 livres. Y figurent quelques marchands-armateurs prospères habitant à Plaisance tels que Nicolas Boitier dit Bérichon, Jean Chevalier, Pierre Carrerot, Claude Dupleix dit Silvain, Jean-Baptiste Genesis et Guillaume Delort. À Plaisance, les achats sont payables en lettres de change valables en France, en morue sèche et marchande, ou en argent comptant.
29 Lors de la vente du Diligente, de Boston, le marchand Guillaume Delort dépose successivement des offres d’achat de 1 200 livres, 1 400 livres et 1 700 livres pour le navire anglais. L’offre de François-de-Sales Amariton se chiffre à 1 300 livres. À l’occasion de la vente publique des marchandises du sloop anglais Élisabeth, Guillaume Delort achète 1 000 morues vertes pour environ 100 livres, trois barriques de sel à 12 livres la barrique et du tabac à environ 15 livres le quintal66. Le juge François Durand La Garenne achète le bâtiment pour 600 livres67. Lors de la vente publique du Rebecca, de la Virginie, le bourgeois et commis à la direction du Saint-Jean-Baptiste achète du tabac pour 4 358 livres et débourse 1 200 livres pour l’achat du navire68. Dans le cas du Thimothy (voir le tableau 7), les enchères se déroulent principalement entre Nicolas Boitier dit Bérichon et Jean-Baptiste Genesis, qui les font passer de 1 100 livres à 2 100 livres. Le navire est finalement adjugé à Jean Chevalier pour 2 400 livres. Antoine Paris, l’armateur du corsaire Sainte-Reine-Thérèse, de Plaisance, sous le commandement de Jean Monjeau, obtient 4 000 livres de Louis de Foulquy pour l’Élisabeth. En mai 1711, les ventes publiques du Sloupe des Plongeurs et de la Béguine pris par le capitaine Claude Dupleix dit Silvain rapportent au-delà de 5 000 livres à Nicolas Boitier dit Bérichon, propriétaire et armateur du Content69.
Tableau Six : Valeur des achats effectués par des habitants de Plaisance lors des ventes publiques de prises anglaises, 1711 et 1712
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Tableau Sept : Cargaison du Thimothy lors de la vente publique, 1711
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30 La plupart des revenus de la vente publique des prises anglaises qui revient à l’État est tirée des frais administratifs et des redevances que les corsaires doivent acquitter. Ces coûts se répartissent en cinq catégories : 1) le déchargement, l’entreposage et la garde des marchandises, le recours à un interprète ou à un tambour, ou encore les frais de renvoi de prisonniers anglais; 2) le paiement d’une somme équivalant à quatre deniers pour chaque livre de la valeur brute du produit de la vente publique, versée au fonds des invalides de la Marine française; 3) les frais de justice découlant de la vente (voir le tableau 8); 4) le paiement du dixième du produit de la vente, versé à la l’Amirauté, ce « provenu » étant le plus lucratif; et 5) les frais de garde. Entre 1702 et 1713, le revenu total des prises amenées à Plaisance se chiffre à 703 138 livres. Sur les 600 086 livres que valent au total les 66 prises amenées à Plaisance et jugées bonnes par la Cour de l’Amirauté, 522 172 livres vont aux corsaires (87 %) et 70 703 livres à la Cour de France (11,7 %) (voir le tableau 9). Chaque prise rapporte en moyenne 9 082 livres, dont 7 911 livres aux corsaires et 1 071 à l’État. À titre d’exemple, le capitaine Claude Dupleix dit Silvain, qui figure parmi les grands corsaires de Plaisance, réussit cinq prises en 1711 à bord du Content, armé par Nicolas Boitier dit Bérichon, pour une valeur totale de 28 086 livres, dont 5 953 vont à l’État (voir le tableau 10).
Tableau Huit : Frais de justice liés à la vente publique du Guillaume de Grèce
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31 La Cour de l’Amirauté de Plaisance doit parfois prendre des mesures pour récupérer les sommes dues à l’État. En 1709, Joseph Lartigue somme Laurent Dolonde, commandant du Saint-Antoine de Padoue, de Bayonne, de lui livrer les marchandises convenues par marché avec les armateurs. Dolonde refuse en disant que son navire a été pris par les ennemis et que, ayant dû le racheter à son compte pour 7 500 livres, il se considère libre de disposer des marchandises à sa convenance70. En 1711, François Baucher (Boschet) dit Saint-Martin dépose une requête contre Georges de Lasson le jeune, qui a fait la recette de la prise Perle de Basteible et qui doit payer les droits à Jean-Chrysostôme Loppinot, commis à l’Amirauté. Loppinot intervient lui-même en émettant une sommation contre François Baucher (Boschet) dit Saint-Martin, qui doit 1 139 livres pour le dixième du « provenu-revenu » de la vente judiciaire de ce même navire71. Et en juin 1711, Jacques Vinet, contremaître du Saint-Antoine, de Québec, naufragé à la baie Saint-Georges, à Terre-Neuve, se plaint du comportement du juge de la Cour de l’Amirauté, François Durand La Garenne. D’après Vinet, gardien du Sloupe des Plongeurs capturé par le Content, sous les ordres du capitaine Claude Dupleix dit Silvain, Durand La Garenne aurait pris du blé, du saindoux et d’autres marchandises à bord de la prise anglaise sans l’autorisation de l’armateur, Nicolas Boitier dit Bérichon, et aurait même proféré des menaces contre le gardien du bateau72.
32 L’État s’empare en outre des revenus tirés des 20 prises confisquées par la Cour de l’Amirauté, soit 103 052 livres. Les grands perdants à cet égard sont les corsaires basés à Plaisance, qui ont ramené 15 d’entre elles (voir le tableau 10). Hughes Paul (6) et Julien Camert (3) perdent à eux seuls 38 672 livres. Les corsaires dont les prises sont confisquées ne détenaient généralement pas de commission de guerre. C’est pour cette raison que les revenus générés par la capture du Richard Marie échappent à Martin Sopitte73 Jean Lafosse, qui s’empare du Fisher, un bateau de pêche anglais, le 11 juin 1705, à un mille marin de son habitation, n’avait pour sa part qu’une commission effective le 19 du même mois, même si elle lui avait été accordée le 2 mai74. Le Conseil des prises remettra par ailleurs à Joseph Lafosse le produit, confisqué par la Cour de l’Amirauté, de la prise d’un bâtiment anglais et du pillage de quelques habitations, réalisés dans la baie de Trinité le 17 août 1708, jugeant que l’absence de documents de commission à Plaisance justifiait le fait qu’il n’ait pas eu en main les papiers requis75. Le juge François Durand La Garenne, qui refuse d’obtempérer à ces ordres venus de France, est condamné à payer des intérêts à Joseph Lafosse jusqu’au jour de la restitution en guise de dédommagement, réprimande visant selon toute évidence l’administrateur fautif (dont on ne sait pas s’il était en conflit d’intérêts) et non le particulier76.
Tableau Neuf : Revenus enregistrés des bonnes prises amenées à Plaisance, 1702-1713 (corsaires métropolitains et de Plaisance)
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Tableau Dix : Valeur économique de la course pour quelques corsaires basés à Plaisance (en livres)
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33 Les marchandises provenant de la course peuvent être des plus cruciales dans la colonie en cas de disette. Par exemple, le 7 décembre 1702, un détachement revient d’une course sur les côtes anglaises. Il ramène un charroi chargé de 80 quintaux de biscuits, de viande salée et « autres menus pillages ». Le produit de cette course permet d’éviter la famine, car Philippe Pastour de Costebelle fait distribuer ces vivres pour soulager la misère des habitants. En plus des biscuits, ceux-ci reçoivent du pain, de la viande, de la mélasse, du tabac, de la farine, des ustensiles de pêche, des meubles et hardes77. Certaines marchandises sont destinées à d’autres marchés. En juin 1702, après s’être emparé du François, le corsaire Denis Bécart en fait enlever le tabac qu’il transfère à son bord à son profit. Toutefois, rendu à Plaisance, il fait charger 28 barriques d’huile, de morue et d’autres marchandises au profit de marchands de Saint-Malo78. Pour expliquer que des marchandises ne sont pas toujours mises en vente lors des ventes publiques des prises, certains disent qu’elles ne sont pas « propres pour le pays », par exemple le sucre et le coton trouvés sur le Georges, de Cork79, de même que le tabac faisant partie de la cargaison du Douvre, de Bristol. Le juge François Durand La Garenne décrète alors qu’il y a trop de tabac pour qu’il soit entièrement écoulé à Plaisance et suggère plutôt de l’exporter en Espagne ou en France au profit des armateurs du corsaire-preneur, dont le sieur Guillaume Delort80.
34 Pour conclure, on peut dire qu’à Plaisance la course est dominée, comme la pêche et le commerce, par deux groupes de marchands-bourgeois-armateurs, soit les habitants du port terre-neuvien, très actifs, et les métropolitains. La course constitue une activité commerciale et militaire d’importance pour la France et sa colonie, aux risques et périls des investisseurs et, surtout, des capitaines et des matelots qui font face, en mer, à l’ennemi et aux intempéries. Durant la guerre de Succession d’Espagne, et peut-être même dès la dernière décennie du 17e siècle, le sort financier de Plaisance repose autant sinon davantage sur les exploits des capitaines-corsaires que sur l’habileté de la colonie à vendre sa morue sur les marchés de l’empire ou à l’étranger. En effet, le revenu que la course procure aux habitants, aux officiers et à l’administration coloniale n’est pas à négliger, suppléant aux maigres salaires des individus et au financement limité de la colonie. Il est par ailleurs impossible d’établir quelle est la contribution de Plaisance au revenu total de la course française81.
35 La course représente ensuite une occasion privilégiée de souder des amitiés durables et profitables entre les marchands, les capitaines et les officiers de la garnison. C’est ainsi que des marchands-armateurs obtiennent les services de capitaines-corsaires aguerris, en s’associant parfois aux administrateurs, eux-mêmes fort engagés dans ce commerce malgré (ou à cause) de leurs fonctions officielles. Même s’il est difficile de comparer le revenu de la course à celui de la pêche, on peut croire que c’est en menant de front ces activités que certains marchands-armateurs de Plaisance s’assureront une place de choix dans le commerce de la morue à l’île Royale après 1715, une fois Terre-Neuve aux mains des Anglais. Les exploits de certains corsaires leur ont même permis d’obtenir le commandement d’unités de la Marine royale ou encore des postes de capitaine de port à Louisbourg, capitale de la nouvelle colonie du Cap-Breton. Bien qu’il soit difficile de comparer les retombées de la course à Plaisance et dans les capitales acadienne et canadienne de Port-Royal et de Québec, il n’en demeure pas moins que le plus grand nombre de prises amenées dans le port terre-neuvien témoigne de la plus grande dépendance de la population de Plaisance envers les produits de l’extérieur en l’absence d’une agriculture de subsistance, et de l’importance cruciale qu’y prend la course pendant la guerre de Succession d’Espagne.
Notes